Critique littéraire en ligne / cours pour les master Limès & LCI) / 2023-2024

Critique littéraire en ligne / cours pour les master ‘Limès, LCI) / 2023-2024

Les notes de lecture

Pour découvrir l’ensemble des chroniques de la session « rentrée littéraire 2023 », c’est ici : https://formationslirecrire.wordpress.com/tag/rentree-litteraire-2023/
(Les étudiant.e.s étant noté.e.s sur ce travail, le travail éditorial et de relecture leur incombe, et quelques coquilles demeurent parfois – elles ne sont guère nombreuses, excusez-nous en).

Pour les chroniques des master Limès https://formationslirecrire.wordpress.com/tag/master-limes/

Pour les master LCI https://formationslirecrire.wordpress.com/tag/master-lci/

Les livres

18 titres, parmi lesquels de nombreux premiers romans et quatre deuxièmes avec une attention particulière portée aux nouvelles voix et aux femmes ; dont les étudiant.e.s devront s’emparer pour blogger des notes de lecture, et, pour ce qui est des étudiant.e.s en Limès, élire un ou une autrice, qui après Thierry Illouz (2019), Alexandre Seurat (2020),  Laurine Roux (2021), Marie Mangez et Philippe Gerin en 2022 ; puis Diaty Diallo en 2023, sera invité.e, accueilli.e et interviewé.e par elles et eux lors du festival Bruits de Langue (mars 2024)…

Capucine Delattre est l’heureuse élue de cette session et sera donc reçue au Bruits de langues de mars 2024.

Natacha Appanah La mémoire délivrée (Mercure de France)
Ars ‘O Bain de boue (Éditions du sous-sol)
Elisa Beiram Le Premier jour de paix (L’Atalante)
Capucine Delattre Un monde plus sale que moi (La ville brûle)
Isabelle Garreau La Dent dure (Dalva)
Léna Ghar Tumeur ou tutu (Verticales-Gallimard)
Elise Goldberg Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie (Verdier)
Aurélie Lacroix L’unique objet de mon regard (Cambourakis)
Danièle Laufer Une mère étrangère (Bayard)
Yan Lespoux Pour mourir, le monde (Agullo)
Eden Levin Jeudi (Notabilia)
Dea Liane Georgette (L’Olivier)
Vidya Narine Orchidéïste (Les Avrils)
Lisette Lombé Eunice (Seuil)
Justine Niogret Quand on eut mangé le dernier chien (Au diable Vauvert)
Juliette Oury Dès que sa bouche fut pleine (Flammarion)
Neige Sinno Triste tigre (P.O.L)
Angélique Villeneuve Les ciels furieux (Le Passage)

Le principe de ce cours

Ce cours de critique littéraire a pour objet de faire produire aux étudiant.e.s de premières années de Master une note de lecture et de la publier sur un blog collectif, pour inciter ces étudiant.e.s en médiation à se positionner en tant qu’auteur – non pas écrivain.e, mais auteur.e étant intransitif, rappelons-en, il s’applique à tout ce qu’on publie, du premier statut en réseau social à la fan fiction de fantasy.

Et que celle ou celui qui s’attelle à faire de la médiation soit auteur.ice de ses propos et avis est essentiel – comme de s’énoncer et positionner clairement est fondamental à toute action collective comme à tout mouvement décidé.

De publier doit inciter à dire quelque chose de soi tout en le tenant à juste distance, de s’énoncer lisant en somme.

Il s’agit d’un avis de lecteur.ice et non d’un article journalistique — la méthode d’approche est expérimentale, exploratoire des processus de lecture et d’écriture selon des modalités d’atelier de création.

Les 18 livres sélectionnés sont des parutions de la rentrée littéraire (effet d’actualité qui permet de questionner également la vie médiatique et commerciale des livres durant ce temps spécifique), d’auteur.ices émergent.e.s et majoritairement féminines.

Un.e des auteur.ices de la sélection est également élu.e par le groupe d’étudiant.e.s écrivant, pour être invité.e et interviewé.e par elleux au au festival Bruits de Langue — ce processus électif vient ajouter une part coopératif à ce travail de critique et de discussion de ces romans.

<em>Tumeur ou tutu</em> de Léna Ghar (éditions Verticales, 2023) | par Ludivine Bel (master Limès)

Une monstre horrifiante sévit dans le blanc de ma tête.
Je ne sais pas comment elle est entrée à l’an 3 ni ce que je lui ai fait pour qu’elle me haïsse autant. Elle rôde constamment. Guette.

Sur ces phrases, nous commençons le roman et découvrons une petite fille dont nous ignorons le nom, en proie à un mal interne qui la ronge. Nous allons suivre sa vie, découvrir sa famille et appréhender cette chose qu’elle appelle Infini.
Seule fille entre un grand et un petit frère, elle est la cible des colères de sa mère (qu’elle appelle toujours par son prénom). Durant son enfance et jusqu’à ses 17 ans, elle sera d’ailleurs une enfant battue, ce qui sera sans doute déclencheur de son mal. L’histoire est divisé en plusieurs chapitres très courts (une à trois pages), retraçant à chaque fois un épisode de vie de l’héroïne et la plupart du temps à un âge différent. Le récit est chronologique et suit donc l’évolution enfant, adolescente, adulte.
Aucun nom n’est jamais donné à l’héroïne, son père la surnomme Petite Princesse et sa mère Mémère.

Dès le commencement du récit, nous comprenons que cette petite fille n’est pas comme les autres, en effet, elle voit le monde différemment. Les personnes à l’extérieur de son foyer son appelé les Spartiates, car pour elle, ils ressemblent à ses parents, dans le sens où ils sont adultes, mais ils n’ont, en même temps, rien à voir avec eux. Les adultes du dehors ont l’air heureux, ils aiment leurs enfants, ils rient et discutent. Pour la petite fille, tout cela est extraordinaire.

Rapidement, elle comprend qu’elle n’arrive pas à tisser des liens avec les autres et finit par trouver refuge dans les mathématiques. En effet, pour cette pré-adolescente, le fait d’avoir une réponse et une seule est une sorte de sécurité. On retrouvera d’ailleurs tout au long du roman des équations qu’elle se pose à elle-même pour rationaliser ce qui lui arrive avec par exemple :

D’où : B(Je) = RJe + TJe+ CJe+ AJe + Sje
⇒ Je réunit 5 des 6 critères de bonheur. Je n’a pas encore atteint l’éden mais elle est loin de Notre-Dame des Sept Douleurs. Je est heureuse aux cinq sixièmes.

Le roman est court mais incisif, on avance rapidement dans l’histoire en ayant à chaque fois les informations d’un coup. La brièveté des chapitres permet de supprimer les descriptions ou analyses superflus, on est directement plongé dans les pensées de l’héroïne. À ses 17 ans, cette dernière fuit le domicile familial, sombre dans l’alcoolisme et se laisse aller. Certains passages sombres sont décrits à demi-mot, il y a une certaine dualité d’écriture, tantôt nous retrouvons des phrases brèves, directes, tantôt nous sommes confrontés à des phrases longues, plus lyriques et imagées. L’écriture est également très littéraire avec la présence de métaphore ou de comparaison, mais aussi très mathématique avec l’écriture par équation.

Tout au long du récit, nous sommes tenues en haleine par l’apparition ponctuelle de « la monstre » et c’est elle qui devient finalement notre fil conducteur. C’est, au départ, assez flou et le mystère est entretenu jusqu’à la dernière page. En effet, nous pouvons penser que l’héroïne est atteinte de folie ou encore d’un cancer, mais rapidement elle fait comprendre au lecteur que pour être délivré de ce mal Infini, il faut qu’elle trouve son nom et qu’elle le prononce.

Il y a dans ce roman une réelle quête de Soi, savoir qui l’on est, ce qu’on représente et quelle est notre place dans le monde. Tout ceci passe par la vie plus que désastreuse de notre personnage principale, mais je pense que c’est un mal nécessaire afin de nous identifier, nous lecteur, et de nous remettre nous aussi en question.
L’héroïne est très bien développée, on voit le changement s’opérer en elle petit à petit et son regard sur la société devenir plus critique. En effet, comme elle ne se sent pas à sa place, elle pointe du doigt les faux-semblants, la conformité attendue de chacun de nous, et l’impossibilité d’exprimer, parfois, le mal-être en nous.

La présentation des personnages secondaires est également très bien amenée. En effet, dès le début du roman, chacun se voit attribuer un chapitre pour expliquer qui il est et sa relation avec les autres personnages. Étant donné le « fouillis » des pensées de l’héroïne, il est important d’avoir des bases solides pour se lancer dans cette lecture et l’autrice l’a réalisé avec brio.

J’ai beaucoup aimé ce roman, car bien qu’il traite de sujets assez sombres, le fait que nous avançons rapidement dans la vie de l’héroïne permet une réelle implication dans le récit. Nous sommes portés par cette fille qui n’a rien demandé et qui veut juste comprendre quelle est sa place dans le monde et pourquoi elle a ce mal en elle qui la ronge sans cesse. L’écriture abordée plus haut est également un atout dans la lecture. Nous retrouvons également beaucoup de références, comme par exemple les titres de chapitres : encore un matin, sauver ou périr. Il y a également tout un jeu sur les mots et leurs écritures comme par exemple la praison pour parler de la maison ou encore keskeutuveukejtediz. Ces petites ruptures dans l’écriture conventionnelle apportent de la fraîcheur dans la lecture et permettent une pause lorsque nous lisons des passages lourds.
Je conseillerai ce livre sans hésiter, car il permet également au lecteur de repenser sa vie et de se remettre en question. Il casse les codes et interpelle, nous encourageant ainsi à faire partie intégrante du livre.

La mémoire délavée, de Natacha Appanah (Mercure de France, 2023) | par Phœbé Meyer (M1 Limés)

Lisa Fotios – Pexels – photographie libre d’utilisation – modifications par Phœbé Meyer / Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023.

Publié chez Mercure de France dans la collection « Traits et Portraits », en août 2023, La Mémoire Délavée n’est peut-être pas le premier ouvrage de Natacha Appanah mais pour la première fois, cette autrice habituée des fictions, propose un récit intime sur ses grands-parents. Dans ce court récit à la première personne, Natacha Appanah raconte l’histoire de ces aïeux, descendant·e·s de coolies. Les coolies sont des travailleur·euse·s asiatiques, envoyé·e·s pour remplacer les esclaves noirs après l’abolition de l’esclavage. Ils sont partis dans les Antilles, en Afrique, en Amérique, à la Réunion ou à l’Ile Maurice – île sur laquelle s’est rendue la famille de l’autrice. Ses grands-parents ont grandi et vécu dans une plantation. Leurs vies étaient circonscrites par la plantation et le travail dans les terres. Sans savoir quand ils rentreraient, où ils vivraient, quel travail ils effectueraient, ce sont des hommes, des femmes et des enfants qui ont vécu l’exil. Ainsi le récit de Natacha Appanah ne se limite pas à l’histoire personnelle et intime de sa famille mais s’étend à l’histoire collective des coolies. Ce passé – la vie et le travail dans les plantations – est douloureux. On n’en parle pas à voix haute. On choisit de raconter certaines histoires mais pas toutes…

Les treize chapitres s’enchainent les uns à la suite des autres au grès des souvenirs, des anecdotes et des réflexions que l’autrice choisit de révéler, de raconter et d’interroger. Les chapitres n’ont pas de titre, à l’image de cette histoire sur laquelle on n’ose pas poser de mots. Nous touchons ici à ce qui, selon moi, fait la grande particularité du récit de Natacha Appanah : le creux.

« Je rêve d’un livre qui dirait le passé, le présent et tout ce qu’il y a entre »

Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 11-12.

Que signifie réellement se souvenir ? Qu’est-ce que la mémoire ? Natacha Appanah ne donne pas de réponse mais livre son expérience aux lecteur·rice·s. Sa démarche se distingue par sa sincérité.

« Il faut enlever le vernis sur chaque page, éplucher cette peau-apparat sous laquelle le récit est nu, le récit est sincère, le langage est celui de l’eau, de la terre, de la nuit. Il y a des absences, de grands pans d’histoire tombés dans le vide et je reste des jours au bord de ces gouffres, je n’arrive pas à les contourner, je voudrais fouiller les abimes avec mes yeux me salir les mains à forme de les plonger dans cette matière retrouver le gout de ce qui est perdu mais elles sont à jamais, ces absences »

Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 13-14.

Il y a des choses qu’elle ne sait pas, ce qu’elle n’hésite pas à dire. Il y a des choses qu’elle imagine. Il y a des choses qu’elle orne de métaphores. Elle ne nous cache jamais son point de vue et son implication personnelle. Au contraire, il s’agit d’une part entière de son travail, l’un de ses sujets de réflexion comme d’écriture, qu’elle pense et repense au fil des pages. Elle ne fuit pas ces espaces flous et ces images manquantes. Parfois, elle cherche à les sonder. Elle discute avec ses parents, se rend aux archives ou laisse agir son imaginaire. Alors, l’autrice peut nous confier des fictions qui l’ont animée ou qu’elle a fantasmés. Les illustrations ponctuant le texte viennent aussi questionner ce qui est en creux. La particularité de la collection « Traits et Portraits » est de proposer des textes, en forme d’autoportrait, jonchés d’illustrations choisies par l’auteur·rice. Natacha Appanah choisit des photographies d’étourneaux, de ses grands-parents, des gravures du XIXème siècle, des extraits des archives ou encore des natures mortes.

Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 17 et p. 49.

Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 17 et p. 49.

Autrement dit, des illustrations tant personnelles qu’impersonnelles mais qui ne sont pas directement démonstratives. Elles ajoutent, selon elle, « un supplément d’âme » [1]. Elles donnent une autre substance à ce qui est là, derrière le récit, en creux… Les rations accordées aux coolies ne sont plus des chiffres sur une page d’un vieux journal. Ce sont deux bols soigneusement disposés sur une table. Ils viennent confronter les lecteur·rice·s à la violence du fait historique.

Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 21.

Avançant ainsi par image, par réflexion, par sensation, en se remettant sans cesse en question, Natacha Appanah se confronte à l’altération de la mémoire par les hommes et par le temps, à son obscurcissement, finalement à son délavage… Elle interroge son propre rapport aux souvenirs. Les souvenirs sont réinventés, notre imagination comble les espaces et dans notre construction individuelle, nous nous réapproprions les mémoires.

« C’est la faute à ce récit que j’écris avec un drôle de mélange – mon savoir, ma mémoire, mes souvenirs, ceux de ma famille, ma capacité d’imagination, ma volonté de combler l’absence – et il faut me pardonner parce que ce n’est qu’une hypothèse et là, maintenant, c’est ma vérité personnelle, c’est l’histoire que je choisis. »

Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 43.

La mémoire délavée est également une histoire qui s’échappe tout le temps, qui échappe à son autrice, aux descendant·e·s, aux lecteur·rice·s mais qui, pourtant, est bien là, quelque part dans les mémoires, les imaginaires et les cartons d’archives.

Natacha Appanah disait elle-même :

« La mémoire délavée n’est pas un roman, c’est un récit sur mes grands-parents… au départ. »

Natacha Appanah pour la librairie Mollat, Youtube, 20 août 2023.

« Au départ » : l’expression résonne en moi lorsque j’essaie de poser des mots sur ce récit. C’est un récit sensible dans lequel entre le·la lecteur·rice. Nous sommes plongé·e·s dans l’intimité de la famille de Natacha Appanah. Nous sommes plongé·e·s dans une histoire qui n’est pas la notre, parfois avec une telle proximité, que le récit peut nous toucher avec force dans notre sensibilité. Une sensibilité que l’autrice parvient également à toucher à l’aide de sa plume. Son caractère poétique, voire lyrique, donne cette douceur déconcertante à la lecture. L’exil des coolies est comparé à la migration des étourneaux. Les murmures que les oiseaux se chantent dans le ciel rappellent ces douloureux souvenirs qu’on ne dit pas à voix haute.

« Je drape la langue et la forme autour de mon corps comme une seconde peau, j’oublie ce que j’ai à dire, j’oublie le cœur qui bat, simple et fragile, je ne pense qu’à la manière dont cette peau brille, je ne pense qu’à la figure éphémère qui apparait dans le ciel. »

« Ce soir, les étourneaux sont nombreux, ils ne murmurent plus, ils crient. Leurs formes obscures et épaisses comme l’intérieur des grandes bouches me font battre le cœur un peu plus vite. Ce ne sont que des oiseaux. Ce sont que mes grands-parents.

Je recommence. »

Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 13.

Lors de ma première lecture, je voyais La mémoire délavée comme un texte à la forme hybride. Je souhaitais le définir comme un texte entre le témoignage, le travail archivistique, l’autobiographie et la monographie familiale. Je voyais un mélange des genres et des fonctions relié par une plume douce mais réflexive. Désormais, je crois que je le lis comme un poème. Un long poème en vers libres, doux et sensible, empreint d’amour filial mais également pudique. Pudique et discret car c’est avec une distance, si finement travaillée entre l’enfant qui a vécu avec ses grands-parents, l’adulte qui les a perdus et l’écrivaine, que Natacha Appanah écrit. Elle donne ainsi corps à un texte d’une sincérité, qui je crois m’a énormément affectée et qui je souhaite vous plaira tout autant.

Vous pouvez retrouver l’interview de Natacha Appanah citée, ci-dessous :

https://www.youtube.com/watch?v=nfWJMjwMFZs.


[1] Natacha Appanah pour la librairie Mollat, Youtube, 20 août 2023.

Tumeur ou tutu, de Léna Ghar (Verticales, 2023) | par Phœbé Meyer (M1 Limés)

Pixabay – Pexels – photographie libre d’utilisation – modifications par Phœbé Meyer / Léna Ghar, Tumeur ou tutu, Paris, Verticales, 2023.

Pixabay – Pexels – photographie libre d’utilisation – modifications par Phœbé Meyer / Léna Ghar, Tumeur ou tutu, Paris, Verticales, 2023.

Tumeur ou tutu est le premier roman de l’autrice française Léna Ghar. Publié en août 2023 aux éditions Verticales, l’ouvrage est le récit de « Je », qui de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, poursuit la quête de son identité et du sens du monde. Ce monologue matérialise, à travers l’invention de nouveaux codes langagiers et l’usage des mathématiques, les fluctuations mentales de la narratrice et son rapport au monde. Un fil rouge dirige le récit : découvrir le nom du mal intérieur qui la ronge depuis l’an III. Tumeur ou tutu est ainsi une quête initiatique dont on ne peut découvrir le dénouement qu’en achevant le roman.

Je crois que le roman offre une double expérience de lecture. D’un côté, l’histoire fait appel à la sensibilité des lecteur·rice·s. Quotidien étouffant, enfance violente, relationnel compliqué ou alcoolisme sont autant de thèmes que le roman aborde plus ou moins frontalement. D’un autre côté, le récit propose une expérience de lecture singulière à travers des dispositifs de création littéraire.

« Je » nous présente ses parents, Swayze et Novatchok, ses frères, Grandoux et Petit Prince, puis les autres, ceux qui vivent dans son monde, les Spartiates, les Témoins et les Paladins. Nous, les lecteur·rice·s, l’observons grandir mais nous l’observons surtout souffrir. Cette immersion si forte dans son intimité nous place presque dans une situation de voyeurisme. Nous entendons peut-être des choses que nous ne devrions pas. Le roman construit ainsi une relation ambigüe entre sa narratrice et ses lecteur·rice·s. Nous sommes à la fois aux premières loges de la vie de la narratrice. Nous partageons avec elle des secrets que tout le monde ignore dans la fiction, famille et amis compris. Nous ne connaissons également que son point de vue. L’ensemble des personnages et de l’univers fictionnel est médié par la parole de la narratrice. Toutefois, nous sommes également des témoins très intimes des souffrances, des violences et des traumatismes que subit la narratrice. Le·la lecteur·rice ne peut que constater l’isolement relationnel que vit la narratrice. Sa mère est violente, son père absent, son grand-frère quitte le foyer et le petit-frère est souvent malade et se referme sur lui-même.

Le caractère douloureux de cette histoire est soutenu par les innovations formelles du récit donnant lieu à l’ « expérience de lecture singulière » dont nous parlions.

L’autrice brouille les points d’énonciation. Elle superpose différentes strates de parole dans celle de l’enfant-narratrice montrant ainsi comment les propos et les comportements des parents peuvent être intériorisés par les enfants. Léna Ghar parle d’ « oralité malade » [1]. Ce sont sur les « stigmates de violence qu’on peut entendre dans les manières de parler des gens » qu’elle voulait travailler [2]. Ainsi Tumeur ou tutu n’est pas que l’histoire d’une enfant à l’environnement familial dysfonctionnel et de ses conséquences sur sa vie adulte. C’est une prose de 217 pages sur le langage.

L’héroïne développe son propre langage. Néologismes, jeux de mots ou syntaxe cacophonique sont autant de dispositifs qu’elle utilise pour exprimer ce que le langage peine à pouvoir nommer. La recherche obstinée du nom de la monstre qui la torture est finalement une quête quotidienne qui se manifeste dans un besoin de trouver des mots pour dire ce que les mots ne permettent pas de dire. Pour ne citer que deux exemples… En juxtaposant « prison » et « maison », la « praison » permet de repenser le lieu du foyer familial. En superposant les termes « intimité » et « immensité », la narratrice interroge les difficultés à nommer l’être intérieur. Le sens précis des néologismes ou des jeux de mots n’est jamais explicité. Leur interprétation appartient aux lecteur·rice·s. Cette lecture nous donne peut-être…quelque part…à voir des choses auxquelles nous n’aurions peut-être jamais pensé, que nous n’aurions jamais été capables de penser ou que nous n’aurions jamais été capables de dire. Si les expérimentations linguistiques de la narratrice peuvent apparaitre indigestes et obscures à certain·e·s lecteur·rice·s, elles m’apparaissent quant à moi comme une forme qui permet de donner corps à la violence, qui peut être celle des sentiments, des relations ou encore du monde.

A l’usage subversif que la narratrice a du langage se juxtapose son utilisation des mathématiques. Les mathématiques lui permettent de comprendre, d’expliquer et de s’inclure dans le monde. Ainsi,

« les maths nous apprennent à créer des formules en déroulant de la logique, les maths nous apprennent à parler »

Léna Ghar, Tumeur ou tutu, Paris, Verticales, 2023, p. 90.

N’ayant jamais appris comment communiquer dans le langage des adultes, elle développe son propre usage des mathématiques pour se comprendre et comprendre le monde. Les différents problèmes qu’elle tente de résoudre traitent de la responsabilité parentale, en passant par l’évaluation de son bonheur, jusqu’à questionner son inclusion ou non dans l’humanité.

Léna Ghar, Tumeur ou tutu, Paris, Verticales, 2023, p. 150-151.

Ainsi, la forme mathématique permet de matérialiser les angoisses profondes vécues par la narratrice : l’impossibilité de faire correspondre perception et réalité physique du monde et l’apprentissage de soi dans ce monde contraignant.

Je crois qu’il est important de souligner à quel point les formes avec lesquelles le récit joue peuvent être autant fascinantes que repoussantes pour les lecteur·rice·s. L’histoire et la forme du récit ne cessent de s’alimenter l’un l’autre re-confrontant sans cesse le lecteur à son expérience de lecture – chacun de ces allers-retours lui laissant de nouvelles émotions et de nouvelles interrogations. En effet, ces dispositifs de création littéraire conditionnent très souvent le rapport émotionnel que nous entretenons avec la narratrice mais également notre réception de Tumeur ou Tutu. Pour ma part, j’ai autant été affectée émotionnellement par la violence des situations évoquées et la détresse émotionnelle exprimée, que j’ai été admiratrice de la capacité de la narratrice à subvertir le langage, que j’ai été dérangée par la structure parfois cacophonique, les descriptions sensorielles crues et les problématisations mathématiques. Finalement, je ne peux que conseiller à chaque lecteur·rice d’expérimenter par lui-même cette lecture car si les mots ne sont déjà pas suffisants dans Tumeur ou tutu… comment peuvent-ils l’être pour en parler ?

Vous pouvez retrouver l’interview de Léna Ghar citée, ci-dessous :

https://www.youtube.com/watch?v=7jF14k3feYY&t=518s


[1] Léna Ghar présentée et interviewée par Mathilde Serrell, France Inter, 19 septembre 2023.

[2] Ibid.

 

Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie de Elise Goldberg (Editions Verdier, 2023) | par Alexia Larousserie (M1 Limés)

Elise Goldberg, érige son premier roman comme une œuvre littéraire audacieuse, déployant un récit dépourvu de chapitres conventionnels, où les paragraphes, séparés par des astérisques, se succèdent, variant de la brièveté à l’étendue. La lecture est simple, l’œuvre autobiographique nous plonge dans l’univers familial et… gustatif de l’auteure. Le lecteur est guidé à travers la vie personnelle de cette dernière, narrée avec une simplicité anecdotique. Des références culturelles ashkénazes s’insinuent, gardant le lecteur captivé au fil de l’histoire quand bien même la culture peut nous paraître lointaine et étrangère. La futilité de sens apparent de certaines phrases se révèle être en réalité une stratégie habile, une mise en évidence subtile de sens. Déployée à travers une diversification astucieuse des procédés narratifs, ces phrases révèlent en réalité certaines vérités familiales qui lui sont propres. A l’image de la première phrase, métaphore d’un objet cassé, qui s’entrelace avec la dernière, créant une harmonie subtile qui résonne à travers les pages et impacte le lecteur jusqu’à la dernière phrase.

“Lorsque l’on brise un objet, si précieux soit-il, on sait déjà qu’on ne retrouvera pas l’intégralité des éclats, qu’on ne recollera pas tous les débris” […] Premier paragraphe
“Au japon, [..] c’est l’art de recoller les morceaux. […] Loin de cacher les cicatrices, on les met en évidence.  On garde le souvenir de la brisure et des fragments” Dernier Paragraph

L’auteure jongle avec maîtrise entre le récit et le discours, alternant entre la première et la troisième personne. Les thèmes récurrents tissent un fil rouge subtil entre les paragraphes, les discussions issues du groupe Facebook « les éplucheurs de boulbès » s’entremêlent avec la narration à la première personne, conférant à l’ensemble une texture complexe, immersive et humoristique. C’est dès la lecture des premiers mots de la quatrième de couverture, que l’auteur a su me captiver. En une phrase je savais déjà que le livre allait parler : de famille, de nourriture, de transmission et tout cela sous le jus d’un humour peu banal. Au-delà de la couverture jaune, la mention de la famille, la transmission, les tous sous-tendus d’un humour particulier a immédiatement éveillé mon intérêt.

 “Un grand-père meurt, une petite fille récupère son frigo […]”. 

La lecture de cette œuvre m’a révélé un récit attachant où les personnages deviennent des compagnons familiers au fil des pages. L’écriture orale, par moments, crée une connexion intime avec l’auteur, soulignant l’humanité de l’expérience partagée. L’humour, omniprésent, est comme une épice subtile qui relève chaque portion de texte, rendant l’œuvre à la fois légère et profonde. L’odeur des plats, évoqués avec des noms évocateurs tels que kasha, soupe à l’orge perlée et le schmalts, gefilte fish, radis roses en zakouskis, se mêle à l’ambiance immersive créée par l’auteure.

“ Sirotant un glous tay entre deux bouchées de gâteau au fromage lors d’un anniversaire où toute la mishpoukhè est réunie, parent, grands-parents, oncles, tantes, cousins, il y a des années.”

En refermant ce livre, je me suis senti comme l’un des plats concoctés par des parents ashkénazes : nourrie, mais surtout, imprégnée d’un goût inoubliable qui persiste bien après la dernière page. Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie, mais grâce à Elise Goldberg, tout le monde a désormais la chance de savourer cette délicieuse tranche littéraire. Un festin pour l’esprit, où l’humour est servi à volonté.

Les ciels furieux de Angélique Villeneuve (éditions Le Passage, 2023) | par Miriam Calapod (Erasmus)

Elle a cinq ans lorsque son père lui fabrique un tabouret à sa taille. Assise ou perchée dessus, les pieds écartés et le corps grandi d’impatience, elle fait les lits, elle fait la poussière, elle frotte le chaudron où Zelda, tout à l’heure, cuira le bouillon gras de poulet.

Tous les hommes ont leurs débuts. Alors, ceci est celui d’Henni, la protagoniste de cet œuvre d’Angélique Villeneuve. C’est un livre pas très long, et pas difficile … mais cela ne signifie pas qu’on manque d’émotion ! J’ai, honnêtement, pleuré tout le temps que je l’ai eu ce livre dans mes mains!
En fait, tout le livre est saupoudré de moments de ce type. Le narrateur commence par raconter un moment nostalgique pour la protagoniste, qui la met dans un espace bien établi : la maison. Les cadres de l’enfance d’Henni deviennent une sorte de topos symbolique qui définissent tous les membres de la famille à travers leurs occupations ou tâches. Ce qui est important est que la fille se souvient pas seulement des moments heureux, mais aussi des ceux mauvais. Le narrateur nous transmet aussi qu’Henni est considérée une adulte dès le moment où son père lui fabrique un tabouret.

Le livre décrit l’enfance de cette famille Juive de l’Est d’Europe (peut-être la Russie, je ne sais exactement) et les 24 heures après un événement traumatique qui sépare et tue les membres. Les chapitres sont alternés entre passé (la dynamique de la maison, l’importance de la religion, l’enfance courte) et présent (le froid, la faim, la solitude d’Henni et ses craintes).
Le texte a été premièrement choquant pour moi ou, au moins, intense. Pourquoi ? Ce qui m’a étonné au début a été la dynamique entre les enfants et les parents. Celle-ci m’a toujours paru très traditionnelle mais aussi moderne, au même temps. Le père n’est pas dur :

Ici, personne ne la force, ne la gronde. Personne ne craint le père. Quand on s’y prend de travers, il penche la tête en souriant d’un air attristé et confiant. Jamais il ne lèverait la main.

La mère est très passive et accouche constamment, faisant rien autre ; elle n’est pas une femme traditionnelle et, en fait, elle est aussi très difficile à lire comme personne :

Sa figure n’exprime aucun sentiment. Ce qui vit en elle se trouve à l’intérieur, du moins on l’imagine car rien ne filtre en surface. On ne sait pas comment elle fait.

On peut alors s’imaginer que les occupations des enfants correspondent aux attitudes des parents. On observe qu’Henni et Zelda, sa sœur, font trop pour leurs âges, ce qui m’a beaucoup ému. La mère donne à chacune un petit frère (Zelda comme sœur aînée en prendra soin de deux) pour émuler des petites mamans. Les lecteurs peuvent parfois oublier que dans la famille il y a aussi Lev, le frère aîné, puisqu’il est seulement décrit quand il reçoit tous les avantages d’un garçon dans une famille, quand il fait rien à la maison ou quand il est à l’extérieur de la maison avec son ami. Plus tard, après la destruction de la maison et de la famille, il profitera de son état de frère aîné pour se sauver, en abandonnant ses deux sœurs (il abandonnera Henni deux fois en total) :

Lev ne veut pas d’elle. Jamais il ne l’aurait autorisée à le suivre, où qu’il ait décidé d’aller. Avec ses pieds qui font deux fois la longueur de ceux d’une fille il marche tellement vite. Il l’aurait semée. Et alors de nouveau : Henni abandonnée au milieu de rien.

Ainsi, je pense aussi à la question des états des hommes et des femmes dans le début du XXe siècle. L’idée dans le roman est la suivante : les garçons sont soit protégés, appréciés, donnés toute l’attention, soit ceux qui produisent les violences. Les filles prennent soin des garçons, les respectent, sacrifiant leurs vies. Et en lieu de protéger ses sœurs petites après les morts et la souffrance, ce frère, Lev, n’a cure de rien que de soi-même.

Henni perd, à fur et à mesure, son enfance et son identité : quelquefois dans le récit, elle pense beaucoup à ses petits frères dans un mode très maternel et comme si elle aurait perdu des morceaux de son âme quand ils ont été tués. Elle pense encore comme leur sœur et leur mère :

Mais le silence est déjà revenu, qui écrabouille tout. Plus de pleurs et plus de bébé, dors, Henni. Pense à autre chose.
Tais-toi, dit la voix de Grand-mère.
Elle est si fatiguée, elle n’a jamais été aussi fatiguée de sa vie.

Bien sûr, avec les flammes qui dévorent leur maison et leur famille, Zelda et Henni sentent leurs espoirs brûler aussi et réalisent leur situation grave. Henni semble être plus touchée et traumatisée, ce qui est montré plus tard, quand elle bloque tout et pense à sa poule préférée:

Elle pense à sa poule noire boiteuse, elle voudrait la revoir. Elle est sa préférée.

Alors, dans ce moment (et dans des autres mais vous devez le découvrir !) elle semble délirer à cause du froid et de la faim…

Je ne vous en dis plus ; je dois conserver le mystère, après tout!

Si vous voulez savoir ce qui est arrivé à Henni, je vous recommande de lire ses aventures ! Dites-lui que je vous ai envoyé à elle…

Pour mourir, le monde de Yan Lespoux (Agullo, 2023) | par Miriam Calapod (Erasmus)

L’histoire est une affaire très compliquée. Et elle devient plus compliquée pour les personnes ordinaires, qui viennent des milieux plus précaires. Typiquement, j’aime beaucoup les livres dans lesquels il s’agit des affaires compliquées, et, généralement, celui d’Yan Lespoux n’a pas été différent.

Pour mourir, le monde dit l’histoire de trois personnages principaux, ce qui le fait complexe et vraiment intéressant. Les chapitres sont intercallés et je me suis perdue un peu au début, dans les chronotopes et les lieux présentés. Tout se passe sous l’enjeu historique du colonialisme portugais, décrit par l’existence des communautés portugaises dans l’Amérique Centrale et l’Inde. Le récit est construit comme une sorte de chronique de voyage, cette chose étant enforcée par le vocabulaire de navigation et les titres des chapitres, qui mentionnent l’endroit et l’année où se passe tout.

Le roman est plein de monologues intérieurs et de luttes aussi intérieures. Les personnages principaux ont beaucoup d’émotions, elles sentent beaucoup et bien!

Fernando est le premier personnage introduit dans le fil narratif. Il tente de lutter avec son statut et son destin ; il ne semble pas être trop chanceux, étant victime de deux naufrages… en fait, il commence « penser » après son second naufrage et le reste de l’histoire est un cercle complet puisqu’on arrive sur ce même endroit à la fin. Il se sent de ne jamais être où il doit être :

 

Toujours cette impression de ne pas être à sa place, de se trouver au mauvais endroit. Il lui fallait bien s’y habituer s’il voulait survivre.

La déception en soi-même et la honte d’avoir tué un soldat de son pays, dans son premier service militaire, sont aussi des émotions très vraies et humaines. Ces sentiments sont mêlés avec un autre positif, la fierté :

 

Fernando baissa les yeux, partagé entre le plaisir de s’être enfin débarassé de Peres et la déception que son premier véritable acte de soldat ait été de tuer un compatriote.

Le moment où Fernando se sent finalement dans le bon endroit, au bon moment est magique pour lui et le lecteur :

 

Il n’y avait pourtant nulle panique, juste de la résignation. Tout le monde ici semblait avoir accepté son sort. Pas Fernando. Il ne ressentait plus le froid ni la faim. Il n’avait pas peur. Il se sentait enfin à sa place. Ici et maintenant. Il attendait. Et le moment arriva.

Pour lui, les émotions sont aussi circulaires : si on l’a vu en conflit avec soi-même la première fois, il ressent la même chose à la fin parce qu’il n’a pas réussi échapper ses démons:

 

Pour Fernando, tout cela a un sens. Il a cru brièvement avoir un contrôle sur sa vie. Il n’en est rien. Il continue de se trouver au mauvais endroit.

Marie est une très jeune fille qui fuit des autorités qui la cherchent après avoir tué un homme en légitime défence ; le roman décrit le procès de sa maturation et la recherche de soi-même, aussi que l’essai de maîtriser la furie envers son oncle, qui veut la protéger et ainsi la contrôler. Ce que j’ai aimé à elle est le fait qu’elle veut être indépendante, elle veut changer son destin en tant que fille durant une ère si controversée en ce qui concerne l’égalité entre homme et femme. Ce qui m’a paru aussi étrange mais bon est le soutien de sa famille, qui la voit se maturer et la laisse vouloir trouver son destin et voyager.

Marie ne veut pas se conformer au modèle féminin de ses temps, alors elle est une sorte de féministe :

 

Elle ne traînait pas derrière elle une portée d’enfants crasseux ou un mari assommé par un travail d’esclave. Bien sûr, cela la ramenait à son propre échec. N’était-elle pas esclave elle aussi de ces lieux et de ceux qui y vivaient? Des jours durant elle sentit ainsi sa colère monter et il suffit d’un geste.

Marie est aussi très gentille, elle pense avec tristesse et regret aux naufragiés, comme s’ils avaient été sa famille :

 

Marie eut une pensée pour eux. Ils avaient voulu voir le monde. Elle espérait que pour quelques instants au moins le voyage avait été beau.

Mais elle est aussi un être humain qui a des pensées obscures et juge soi-même, elle perd la confiance en soi-même, ce qui la fait plus complexe :

 

Elle avait été trop vaniteuse. Louis avait raison. Elle lui ressemblait trop. Elle voulait le voir mort.

Diogo, le troisième personnage décrit, est un garçon qui essaie d’oublier son passé troublé et d’avancer positivement au fur et à mesure. Après la mort de ses parents dans des circonstances tragiques, ce jour-là semble le suivre partout. On comprend cela quand le narrateur explique ce qui se passe après l’événement. Ainsi, la souffrance est physique et psychique :

 

Sous ses bandages de fortune, ses mains brûlées lui rappelaient avec douleur, au rythme de son pouls, la perte qui était la sienne. Il se laissa aller à une torpeur fièvreuse puis à un sommeil peuplé d’images de ses parents.

Le feu est un ennemi pour l’homme, qui toujours ressent les marques laissées par la brûlure de sa famille et de sa maison. Cependant, il essaie de changer ses perspectives :

 

Diogo ne connaissait que trop bien l’oeuvre du feu. Aussi loin qu’il fut de ces hommes en train de se consumer, il sentait cette odeur de chair et de cheveux calcinés. Elle ne l’avait pas quitté depuis un an. Il apprenait à l’aimer.

Ce qui est très certain est que tous les personnages sont touchés par la mort et la tragédie, dans des modes similaires et différentes au même temps.

Au début, je ne savais pas si j’aimais le roman ou si je le détestais, car l’action devient plus attractive et j’ai été plus à l’aise avec l’avancement de la diégèse… en vérité, ce qui simplifie beaucoup les choses est le fait que les personnages unissent leurs destins et alors l’action devient plus unitaire. Je me suis sentie plutôt contrariée, mais la lecture de ce roman a été au moins intéressante.

Les personnages ont une complexité marquante qui m’a fait penser à eux, même après la fin de la lecture. L’espérance est le mot-clé, qui les hante durant leurs rêves et qui les pousse faire mieux, ce qui les lecteurs doivent aussi faire. On ne doit jamais oublier d’où on vient, de quoi on tente d’échapper et de travailler pour ce but-là.

Je recommande ce roman : même si la première moitié semble ennuyeuse, continuez à le lire, parce que les bonnes parties sont à venir !

Un monde plus sale que moi de Capucine Delattre (La ville brûle, 2023) | par Anne Philipsen (Limès/ Erasmus)

#MeToo a-t-il changé le monde au point de protéger les nouvelles générations ? Avons-nous déjà réussi ? C’est peut-être une pensée trop utopique. Ce livre donne un aperçu du monde post #MeToo pour la première génération après – ceux qui sont nés autour de 2000 et qui étaient à peine en âge de participer au mouvement, mais qui certainement vivent leur jeunesse dans le monde de l’après-mouvement.

Elsa avait 17 ans en 2017 lorsque #MeToo a fait son apparition dans le monde. Ce n’est pas qu’elle ne comprenait pas de quoi il s’agissait, mais elle n’avait pas d’histoires propres, elle était trop jeune pour en avoir. C’était simplement trop éloigné de son propre univers pour qu’elle comprenne vraiment de quoi il s’agissait.

En même temps, elle tombe amoureuse pour la première fois d’un garçon, Victor, et ensemble, ils découvrent ce qu’est une relation. Mais quelque chose ne tourne pas rond pour Elsa. Ce n’est pas tout à fait ce qu’elle avait imaginé, mais en même temps, elle ne se sent pas capable d’en parler avec Victor. Leur « première fois » est une expérience étrange ; c’est mécanique, pas douillet, et pas un mot n’est exprimé, Victor la regarde à peine. Et ils ont oublié le préservatif. Elsa a trop honte pour le dire et reste silencieuse. Lorsque Victor s’en souvient, le problème (s’il y en a un) est simple : Elsa n’a qu’à prendre une pilule du lendemain. Lentement, le lecteur comprend de mieux en mieux leur relation, et peut-être surtout ce qui ne fonctionne pas, ce qui peut parfois faire frémir le lecteur et le prier d’arrêter pour leur bien à tous les deux.

Le thème de l’agression

Il n’y a pas si longtemps, j’ai également eu l’honneur de lire et de faire une critique du livre Triste Tigrehttps://formationslirecrire.wordpress.com/2024/01/04/triste-tigre-de-neige-sinno-editions-p-o-l-2023-par-anne-philipsen-limes-erasmus/, et tout comme dans Triste Tigre, l’anatomie de l’agression est explorée. Mais alors que Triste Tigre traite de l’agression d’une mineure dont l’adulte sait exactement ce qu’il fait, ce livre, Un Monde plus sale que moi, traite de deux adolescents dont aucun ne sait ce qu’ils font. La femme, Elsa, ne sait pas comment ou si elle peut parler, et l’homme, Victor, ne se rend pas compte que ce qu’il fait ne plaît à personne d’autre qu’à lui-même. Ils ont tous grandi dans une société où l’homme peut faire et prendre tout ce qu’il veut, et où la femme doit faire tout ce qu’elle peut pour lui plaire. Ce sont des normes sociétales qui sont en train d’être brisées avec la vague #MeToo, mais ce n’est pas quelque chose qui change du jour au lendemain.

En outre, les ceux livres parlent également de l’aspect du plaisir, et de la façon dont, pour la victime, cela conduit à la honte et au doute quant à savoir s’il peut s’agir d’une agression, alors qu’au moins à un moment donné, on y a plus un peu de plaisir. Et les deux soulignent qu’il est difficile de répondre à cette question sans ambiguïté, mais que le fait d’éprouver du plaisir une fois n’efface pas toutes les autres fois :

Je trouve que l’autrice a une très bonne façon d’écrire, elle a une mélodie dans son langage qui vous rentre directement dans la tête. C’est sans réserve et directe. En tant qu’enfant des années 00, je me suis souvent dit que cela aurait pu être moi, ou même me sortir de l’histoire et me dire que ce n’était pas moi. Je me reflète tellement dans l’histoire, ce qui est à la fois terrifiant et étonnant.

C’est l’histoire d’un monde qui ne change pas aussi vite qu’on le pensait et qu’on l’espérait, mais il y a aussi de l’espoir dans ce livre. L’espoir que le monde va changer, que les gens vont changer, et que si certaines personnes prennent conscience de leurs erreurs, elles feront tout ce qui est en leur pouvoir pour ne pas les refaire.

Anne

Triste Tigre , de Neige Sinno (Éditions P.O.L, 2023) | par Anne Philipsen (Limès/ Erasmus)

Ne vous méprenez pas sur la couverture monotone de ce livre et sur le résumé au verso, qui vous dit seulement que la littérature ne peut pas vous sauver. Le livre contient un lourd témoignage sur ce que c’est de grandir avec un beau-père sexuellement abusif, sur la manière de survivre et d’avancer, et sur la façon dont la société s’articule autout de ce sujet et en discute. Il ne s’agit pas d’une lecture agréable, mais d’une lecture qui donne à réfléchir.

Tout au long de ce livre autobiographique, l’autrice conduit le lecteur à travers ses pensées à la manière d’un essai. La narration n’est pas linéaire, mais le passé est survolé et, entre temps, il y a des réflexions sur les événements, sur le statut de victime et surtout sur l’identité du violeur, ou du bourreau comme elle l’appelle ; sur la manière dont il agit et sur la façon dont il assume la responsabilité de ses actes.

Comme le montre la citation ci-dessus, Sinno a une façon d’écrire qui laisse peu de place à l’imagination du lecteur. Dès la première page, on est frappé par la franchise de Sinno, qui écrit sans euphémismes, ce qui ne permet pas au lecteur de garder une certaine distance ; il est plongé dans le vif du sujet. D’une part, cette lecture devient beaucoup plus difficile à achever et peut ne pas convenir à tout le monde ; mais d’autre part, il n’y a pas de place pour maintenir la distance que l’on peut facilement attribuer à une histoire. Ici, vous êtes encouragé, ou plutôt obligé, de vous impliquer et de réfléchir à votre propre rôle dans une société qui défavorise le bourreau et condamne, par exemple la mère, sans savoir ou sans vouloir reconnaître l’ensemble de la situation :

Elle aborde dans cette citation une pensée que le lecteur a peut-être eu inconsciemment et lui en fait prendre conscience. Elle souligne l’absurdité de la pensée de la société en disant « non, ma mère ne m’a pas protégée, mais aucun des autres non plus. Cela s’est produit et personne ne l’a remarqué ». Cela montre à quel point Sinno est consciente de l’oppression systématique dans la société et y rend le lecteur attentif ; la façon dont une mère peut être imputé plus que le reste du cercle social d’un enfant, à la façon dont le langage lui-même est important, avec l’utilisation de la forme passive « elle a été violée » qui élimine complètement l’agresseur de l’équation et met l’accent sur le rôle de la victime alors que c’est l’inverse qui devrait se produire.

Sinno nous fait prendre conscience, en tant que lecteurs, de nombreuses choses que nous négligeons inconsciemment ou que nous choisissons naïvement de croire, comme le fait que la victime ne se sent plus comme telle lorsque les agressions sont arrêtées, lorsqu’elle a pu être racontée, lorsque l’agresseur est peut-être condamné. Mais :

Si vous cherchez un livre réconfortant qui se terminerait par une femme qui va de l’avant, qui se construit une belle vie et qui n’est plus marquée par l’abus, vous devrez probablement chercher ailleurs.
Ce que j’aime dans ce livre, mais ce qui le rend également difficile à lire, c’est son honnêteté. L’autrice dit que, bien sûr, ce n’est pas tout pour elle, mais on ne peut pas s’attendre à ce que ce soit le cas, parce que cela a toujours existé et a contribué à la façonner, et que cela fera donc toujours partie d’elle. Cela ne veut pas dire que ce livre est sans espoir, mais qu’il est réaliste.

Je recommanderais certainement à d’autres personnes de le lire !

Anne

Quand on eut mangé le dernier chien de Justine Niogret (Au diable vauvert, 2023) | par Mathis Jouanneau (M1 Limès)

Trois hommes, dans la neige, en pleine tempête sur le pôle arctique. Ils marchent en suivant leurs traineaux, tirés par une meute de chien. Ils avancent sans discontinuer, voulant atteindre un point à 90 km. Objectif de l’expédition : explorer le pôle nord et en cartographier les recoins.
Cette histoire, inspirée d’une histoire vraie, nous plonge au cœur de l’abîme glacial des pôles, avec leur météo changeante, leur difficulté, mais aussi leur beauté.
Trois hommes, à l’épreuve de la nature la plus brute, de sa difficulté et de sa sagesse, vont tenter de préserver leur humanité dans un récit qui se veut autant une exploration introspective, qu’une démonstration parfois laborieuse des efforts humains pour maitriser son environnement.
Ce récit alterne entre fictif et réalité, sensations physiques vécues et projections fantasmées des émotions. Inspiré d’une histoire vraie, il nous fait frissonner avec les aventuriers qui avancent au gré des évolutions du temps.
Loin d’être un récit nihiliste ou brutal, ce livre est plutôt doux. Une sorte de voyage dans la solidité des rocs de montagne. Pas d’envolées lyriques mais une écriture plate, mesurée, adaptée, et une volonté de montrer toutes les facettes de l’environnement sauvage qui entoure les personnages.
C’est une possibilité pour le lecteur de vivre des sensations qu’il ne vivra jamais, un voyage à travers le livre, parfois tragique, presque ascétique. Les personnages s’oublient dans leur quête, dans la nature, l’exploration extérieure est un chemin intérieur. Les personnages entraînent avec eux le lecteur. Celui-ci, bien que voyant d’un œil distrait les dangers qui guettent les aventuriers, s’oublie dans la beauté de la nature et en vient à souhaiter connaître cet environnement juste un instant. Nous sommes face à un livre épique, de ces livres-là que l’on lit au coin du feu, enroulé dans une couverture, bien heureux d’être si loin de la dureté des épreuves décrites.
En fermant ce livre, le lecteur se sentira contenté, heureux d’avoir vécu une expérience particulière, avec le sentiment d’être revenu d’un voyage hors du temps, propre à lui faire oublier l’espace d’un instant où il se trouve. Nous sommes face à un vrai livre voyage, (qui entraînera quicquonque prend le temps de s’y confronter.)

Un monde plus sale que moi de Capucine Delattre (La ville brûle, 2023) | par Estelle CROS (LiMès)

 

 

 

Elsa revient sur son histoire avec Victor quelques années après les faits et expose aux yeux du lecteur chacune des désillusions qu’elle a connues. Ce sont celles d’une femme qui ne vivait que pour rencontrer à son tour l’amour, aveuglée par un manque de confiance en elle et par une société en pleine révolution. Elsa n’arrivait alors pas à nommer l’enfer qu’elle vivait puisque après tout : si problème il y a, il vient forcément d’elle, car ce qu’elle vit c’est de l’Amour.

 

 

Le livre dès le résumé m’a intrigué car je me suis sentie concernée : « […] on se dit qu’elles sont nées suffisamment tard, dans un monde suffisamment progressiste pour que rien ne puisse leur arriver, celles qui ne sont en réalité pas plus protégées que leurs aînées de la violence des hommes. » parce que je croyais moi aussi, que pour ma génération rien ne serait jamais plus pareil.

Les premières pages font l’effet d’une gifle, d’un bain glacé. L’indifférence et l’impuissance que ressent Elsa face à la naissance du mouvement #MeToo figent le lecteur, à la fois pris dans un sentiment de compréhension qui entre en contradiction avec le sentiment d’horreur qui survient quand on parle de ces sujets : on ne peut être indifférent à tant de violence. La complexité du récit repose sur les contradictions d’Elsa, qui permettent une certaine identification : son engagement féministe et la difficulté de concilier ses idées avec le quotidien, l’amour auquel elle aspire et celui qu’elle vit, le déni et l’horreur de la réalité. Elles sont aussi la marque du déni dans lequel elle se plonge, de plus en plus profondément et du poids qui pèse sur elle.

L’ignorance me manque. Savoir que c’est pour la bonne cause ne m’empêche pas de regretter, au moins un peu, l’âge où je ne savais même pas qu’il en existait une.

Si le roman dénonce en énonçant chaque violence conjugale vécue par Elsa, il prône aussi que l’apprentissage de la sexualité n’est pas une option tout comme la sensibilisation. Apprendre à reconnaitre, à identifier certains comportements et donner de l’importance à sa voix me parait encore plus indispensable après ma lecture. L’autrice pousse le lecteur à retenir une chose : tout le monde est concerné, personne n’est épargné.

Bien que l’on partage à travers ses yeux un pan de sa vie, j’ai senti une grande solitude en lisant, à l’instar du combat d’Elsa. La protagoniste est amoureuse d’une image de l’amour, subjuguée par ce qu’elle a déjà vu ou lu et surtout par ce qu’elle n’a jamais su. Cette image amoureuse apparait plus tard dans le roman comme un voile protecteur, le dernier rempart avant la chute. Comment reconnaitre une violence conjugale quand on pense que l’amour est toujours plein de petites souffrances et d’abandon de soi pour n’être plus que l’autre ?

Victor pourrait me faire n’importe quoi, je le lui pardonnerais aussitôt. Il mérite tout de moi, puisque je ne le mérite pas.

Il y a deux temporalités dans le récit qui se mélangent : Elsa, qui a désormais 22 ans et qui revient sur ces 17 ans, nous replongeant avec elle dans cette horreur. Elle parle des femmes violées en écrivant « nous », ce qui marque une rupture avec sa manière de se voir quand elle avait 17 ans. Lire les descriptions de sa première histoire d’amour, de ses illusions est alors d’autant plus frappant. Le travail sur la plume, poétique, et la construction des réflexions autour du féminisme et de #MeToo rendent le récit impactant, c’est une histoire qui au fond n’en est pas une et qui témoigne de la lutte de beaucoup.

Ils nous ont pris #MeToo, mais ils n’auront pas notre pouvoir de guérir, de mugir, de tout reconquérir.

Le roman se divise en cinq parties qui retracent selon moi, son cheminement vers l’acceptation de la réalité, non une guérison, mais plutôt son arrachement à l’illusion dans laquelle elle s’était enfermée pour survivre. Cette double lecture, à la fois avec les deux âges, mais aussi avec la superposition de la vérité et du déni rend le roman difficile à lire. Il marque profondément le lecteur de par les thèmes qu’il aborde : la justice, la vérité, la place et le déni de la victime et les violences conjugales, aujourd’hui encore taboues, mais aussi par sa douloureuse nécessité encore en 2024.

J’ai eu le sentiment que Capucine Delattre souhaite rendre à la violence sa coloration horrifique, son caractère inhumain, elle lutte avec sa plume contre la banalisation de ces histoires qui sont celles de bien des êtres.

Elsa fait preuve d’un courage qui gagne le respect, elle se réapproprie son histoire en en déroulant le fil dans une quête de vérité, en replongeant dans ce gouffre pour s’en sortir et clôt le roman sur une phrase percutante qui achève sa lutte pour passer vers la reconstruction :

C’est fini, je crois.

Il n’était amoureux, et moi, je n’ai pas menti.

Je vous recommande d’aller sur la page dédiée au roman de la maison d’édition La Ville Brûle si le roman vous intrigue afin de découvrir l’interview de l’autrice : https://www.lavillebrule.com/catalogue/un-monde-plus-sale-que-moi,179

L’Unique objet de mon regard de Aurélie Lacroix (Cambourakis, 2023) | par Justine Rein (Limès)

Couverture du livre "L'unique objet de mon regard" de Aurélie Lacroix © éditions Cambourakis
Source : éditions Cambourakis

L’Unique objet de mon regard est un roman d’Aurélie Lacroix, paru en août 2023 aux éditions Cambourakis, à l’occasion de la rentrée littéraire. À travers ce premier roman aux apparences autobiographiques, l’autrice nous transporte dans l’intimité de la relation tumultueuse entre la narratrice et son premier et grand amour, E..

Lorsque cette sélection littéraire nous a été présentée en début d’année scolaire, celui-ci a tout de suite attiré mon attention de grâce à sa couverture. Un horizon rempli de bleu, évoquant le calme avec ces différentes teintes de bleus. Parmi tout ce flou, le titre apparaît clairement, constituant en lui-même l’unique objet de mon regard en tant que lectrice.

Quand j’étais enfant, j’étais persuadée qu’être amoureux était dangereux, à cause du mot tombé auquel il est accolé. (page 35)

Quelque chose qui m’a rapidement marqué, ce sont les nombreuses références littéraires et artistiques contemporaines que nous retrouvons parsemées tout au long de notre lecture. Pour ma part, je ne connaissais que très peu de ces références, mais je les ai trouvées très bien expliquées, me donnant même envie de plus me renseigner sur certaines d’entre elles. C’est le cas par exemple de l’artiste Sophie Calle que l’autrice semble affectionner, puisqu’elle est évoquée à plusieurs reprises.

J’ai découvert dans ce roman non-linéaire l’histoire de ces deux femmes, comment elles se sont connues, découvertes, aimées, mais surtout détruites. Pour les deux, il s’agissait de leur première relation, démarrant à la sortie de l’adolescence. Aucune d’elles n’avait pensé aimer les femmes avant de se rencontrer, réalisation qui plus ou moins facile à accepter pour elles.

L’amour ne rend pas aveugle, il contraint à une vision unique. Je l’ai tellement aimée. Elle était l’unique objet de mon regard.

Je me suis laissée emporter dans cette lecture qui a suscité bien d’émotions, avec, entre-autre, beaucoup de frustrations causées par le schéma répétitif d’une histoire d’amour co-dépendant et toxique entre ces deux femmes qui s’aiment et se quittent à maintes reprises. On découvre à quel point leur histoire a pu être belle et intense, mais surtout destructrice pour la narratrice. E. semblait savoir redoubler d’imagination quant aux différentes manières de manipuler cette dernière, qui se laissait sans cesse embarquer dans une énième période d’amour, qui allait tôt ou tard se transformer en abus physique, verbal et psychologique, pour finir de la même manière que les précédentes : en rupture.

Le personnage de E. m’a particulièrement horripilé dans tous ses aspects. Qu’il s’agisse de sa façon de se comporter ou dans les mots qu’elles pouvaient avoir envers la narratrice, je n’ai pas réussi à lui trouver de caractéristiques atténuants sa personnalité détestable. Tromperie, menace de se suicider, abandon sur la route avec aucun moyen de rentrer, et j’en passe. Cela a sûrement participer à ce sentiment de frustration constant pendant ma lecture, puisque je n’arrivais pas à comprendre comment la narratrice pouvait malgré tout retourner vers elle.

Je faisais une dépression. Pourtant je ne faisais rien du tout, je n’avais aucune prise sur la réalité. Je n’agissais pas, je subissais. Je regardais les jours avancer, les nuages poussés par le vent et je restais immobile. (page 137)

Cependant, la narratrice comprend que l’amour prend bien des formes, mais toutes ne sont pas acceptables et elle réussie à mettre un terme à leur relation. Contrairement à beaucoup de livres dont le sujet principal est une relation toxique, celui-ci ne semble pas en faire l’apologie. Néanmoins, quinze ans d’histoire laisse des séquelles, et elle se voit aller aux urgences et entrer en clinique psychiatrique afin de se reconstruire. Elle y fait le deuil de sa relation, et apprend à accepter de nouvelles vérités qui n’étaient pas naturelles pour elle, comme le fait qu’elle ne soit pas obligée de pardonner E..

Est-ce que je conserve les mêmes souvenirs de notre histoire que E. ? Est-ce qu’elle mentionnerait les mêmes images ou m’en rappellerait d’autres, que ma mémoire a naturellement occultées ? Je ne peux écrire que ma version des faits, la sienne serait sûrement différente. (page 166)

De manière générale, j’ai relativement apprécié ma lecture de L’unique objet de mon regard. Ce qui a particulièrement retenu mon attention, c’est la plume de l’autrice qui rendait la lecture très agréable. J’ai également beaucoup apprécié que les impacts de la relation sur la santé mentale de la narratrice ait été abordé, ce qui permet de rendre le sujet moins tabou. Beaucoup de passages m’ont particulièrement touché, certains négativement (la relation amoureuse) mais aussi positivement, lorsqu’il s’agissait de sa relation avec son neveu, ou avec sa tante.

L’unique objet de mon regard de Aurélie Lacroix (Cambourakis, 2023) | par Vanessa Rayane (Limès)

Couverture de L’unique objet de mon regard d’Aurélie Lacroix © Cambourakis

Après une rupture amoureuse qui lui a laissé de larges séquelles psychologiques, la narratrice revient sur cette relation tumultueuse de plusieurs années, avec une certaine E., dans un récit qui m’a touchée par son aspect salvateur. 

L’obsession de cet amour vécu sature chaque page, même la couverture : dans cet horizon flou nous apparait clairement un seul élément : le titre. Ce paysage de dégradé semble faire écho à son sens, puisque le titre constitue l’unique objet visible à notre regard, tandis que les alentours sont indistincts. La relation toxique qu’évoque le titre altère la perception visuelle de la narratrice, au point qu’elle est insensible à l’environnement extérieur et que les belles couleurs de la mer et du coucher de soleil se tordent en un amas abstrait et négligeable.

Les souvenirs partagés avec E. sont à la fois frustrants et intéressants à lire. En tant que lectrice consciente de la destruction mentale qu’engendrera leur histoire, j’ai été facilement révoltée par les techniques de manipulation d’E., de son emprise sur la narratrice soumise à tous ses caprices, ses abandons et ses retours par pure dévotion, dont le bonheur dépendait du caractère exécrable d’E. Malgré cela, la manière dont les souvenirs sont évoqués semble résonner avec le tourment de la narratrice et m’ont permis de comprendre les racines de son attachement à E. En effet, elle dépeint l’alchimie grisante et la préciosité de tendres moments sur lesquelles leur relation s’est fondée et qui prouveraient la sincérité de leur histoire, pour laquelle il vaudrait la peine de se battre. Par conséquent, même si je n’ai jamais connu ce genre de vécu, j’ai pu facilement compatir avec la narratrice et comprendre pourquoi elle a fiévreusement désiré la compagnie d’E., qui représentait un ancrage indispensable à son bonheur, quitte à préférer ignorer le déséquilibre émotionnel généré et toute la toxicité qui en suintait.

J’ai vécu la dernière année avant notre séparation comme une enfant sur un manège. Je comptais les tours, redoutant le dernier qui ne manquerait pas d’arriver. Après, la fête serait finie. Mon tour serait passé. Quand un amour s’arrête, qu’advient-il ? Quand on est éjecté du manège alors qu’on voudrait continuer de tourner, que devient-on ?

© IA /Art_Dreams (Pixabay)

C’était glaçant de voir comment dévouer tout son être à une relation peut nous éloigner de toute autre raison de vivre. Même lorsque la narratrice a réalisé que leur relation était vouée à l’échec, elle refusait de s’en libérer, quitte à sombrer avec ce lien. J’ai éprouvé ce désespoir face à une telle fatalité, cette incapacité à accepter qu’un pan de notre histoire s’apprête à s’achever pour de bon, et que nos sacrifices pour qu’elle perdure se révèlent être vains. J’ai aussi ressenti cette peur de se libérer, car même si on est conscient d’être en cage, il peut être difficile d’emprunter la porte de sortie et devoir se confronter à un monde étranger, où il faut tisser de nouveaux repères.

Je me qualifiais de déchet, ce mot me semblait le plus approprié pour décrire mon état. 

J’ai trouvé l’étape de reconstruction de la narratrice à l’hôpital psychiatrique poignante. C’est une véritable période de deuil qu’elle traverse, celui d’un amour intense et obsédant, mais aussi d’une part individuelle qui s’est démenée sur un chemin épineux, qui s’est obstinée au point de l’isoler du reste du monde. L’expression d’ « égoïsme de reconstruction » m’a particulièrement marquée car en se rendant compte de ses relations meurtries par celle avec E., elle est assaillie de remords et de culpabilité, après s’être éloignée de ses proches et d’avoir été incapable de les accompagner quand ils en avaient eu besoin. Cet accablement l’a rendue encore plus attachante, puisque je constate bien qu’elle n’est pas une personne insensible à son entourage de nature, et qu’elle a seulement épuisé son affection dans la mauvaise relation.

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Cela m’a aussi rappelé l’aspect tabou de la dépression, des blâmes que suscite cette maladie et qui diluent l’importance de la guérison mentale. Il y a encore de nombreux stéréotypes qui dépeignent certaines maladies mentales comme simplement le résultat d’un manque d’efforts pour se relever, et je pense que le processus de guérison de la narratrice peut sensibiliser à ce genre de cas, par la justesse avec laquelle elle dépeint les diverses réflexions et émotions qui l’assaillent.

Dans la matinale de France Culture, à la question « Que faites-vous de vos morts ? », question qu’elle pose au visiteur dans sa dernière exposition, Sophie Calle répond « j’en fais des expositions. »

Le récit a aussi un écho que j’ai envie de qualifier d’universel. E., par son absence de nom précis, semble représenter une relation toxique propre à chaque personne. La narratrice utilise un procédé que j’ai trouvé significatif et même puissant, à savoir faire résonner son vécu, ses traumatismes, avec des éléments extérieurs, piochés dans l’Histoire ou dans l’art, à travers des anecdotes ou même des citations pour introduire certains chapitres. Elle y puise une certaine identification, comme si elle voulait se rappeler que ce qu’elle a vécu et subi ne constitue pas des luttes solitaires, et qu’au contraire, ce qu’elle a traversé constitue une connexion profonde avec le monde dans toute sa richesse, l’aidant à se rappeler que son existence, à l’image du monde, ne se réduit pas à cet unique instant de souffrance.

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Même si on peut se reconnaître ainsi dans le témoignage de la narratrice, elle nous rappelle néanmoins que cela reste personnel, que son ressenti subjectif de cette histoire peut avoir altéré la réalité qu’elle présente. Il s’agit ainsi avant tout d’un récit basé sur ses émotions, ce qui nous donne l’impression d’être fusionnel avec la personne qui le délivre. Elle parvient malgré tout à conserver un réalisme brut dans sa narration et qui rend le tout pertinent et pas excessif. De plus, la manière dont le récit est décousu, mêlant réflexions et souvenirs, semble nous immerger dans le flot instantané de ses pensées, et j’ai eu l’impression de naviguer et me noyer dans ses réminiscences avec elle, de garder le cap jusqu’au bout de cette thérapie pour guérir. J’avoue avoir eu du mal à suivre le courant trop cahoteux à quelques moments, où elle s’éloignait trop de son récit personnel pour conter d’autres vécus qui ne m’intéressaient pas forcément. Cela rendait l’aspect contemplatif et déjà monotone du récit parfois lourd et ennuyeux.

Le texte m’a quand même invitée à me projeter au-delà pour m’interroger sur le pouvoir de la littérature, du témoignage, car je trouve fascinant la capacité de connecter par l’écriture une intimité avec des âmes inconnues.

Je savais déjà que, de ce premier souvenir de piqûre de guêpe, ça ne serait pas la souffrance dont je me souviendrais, mais l’amour avec lequel elle m’avait enveloppée.

Enfin, ce que j’ai préféré dans le roman était la mention des autres formes d’amour. A mesure que la narratrice renoue avec l’extérieur, elle aborde les liens avec sa famille, en particulier sa tante et sa nièce, qui contrastent avec l’obsession toxique qu’E. a cultivée en elle. Alors qu’E. considère les déchirements et la souffrance de la narratrice comme les meilleures démonstrations d’amour, certains de ses proches font preuve d’empathie et de patience pour exprimer leur affection, montrant que l’amour peut détruire mais aussi guérir.

La Dent dure, de Isabelle Garreau (Dalva, 2023) | par Alexia Larousserie (Limès)


Isabelle Garreau tisse avec maestria une toile narrative aussi envoûtante que complexe dans son premier roman, « La Dent Dure ».

Le récit nous plonge avec maestria à travers les époques, nous enlacent dans les destins entrelacés de trois femmes, toutes se dressant courageusement face à la violence des hommes. L’ossature narrative s’érige avec la figure d’Aléa, la guérisseuse du VIIIème siècle ; puis émerge Éléonore, l’adolescente naviguant les méandres des années 1980 ; enfin, se profile Mksheta, la conteuse persane. Chacune défie avec audace les conventions de son époque, tissant une trame d’une richesse infinie, tressée de diversité et de complexité.

Ce périple à travers les époques insuffle à l’histoire une dimension plurielle, une symphonie temporelle qui ne cesse d’ajouter des nuances sans altérer en rien le délice de la lecture. Du personnage d’Éléonore émerge une complexité rare, sa complexité façonnée par la plume d’Isabelle Garreau. L’auteure lui insuffle une résilience admirable, faisant d’elle une héroïne qui s’élève avec une grâce insolente contre les assauts de l’adversité. Sa capacité à prendre en main les rênes de son destin, même dans l’ombre des tourments, suscite une admiration profonde. L’ambiguïté qui nimbe son bonheur, sa quête de liberté, ajoute une strate de réflexion personnelle, offrant ainsi une large marge d’interprétation.

L’auteure nous embarque à travers les méandres du temps, tissant une trame qui lie ces femmes à un talisman mystérieux, une relique énigmatique : une dent, capturée dans de l’ambre. Symbolisant le destin partagé entre ces héroïnes et les épreuves qu’elles traversent, cette dent emprisonnée se révèle être une métaphore puissante des luttes communes, transcendant les barrières temporelles. À travers cet artefact énigmatique, « La Dent Dure » se profile comme une incitation à s’aventurer hors des sentiers battus. Cette prise de position audacieuse captive, incitant à réfléchir sur les notions de conformisme et d’ordre établi dans la littérature.

Isabelle Garreau choisit délibérément de se tenir en marge, dénonçant les différentes figures d’un système oppressif envers les femmes, et surtout les plus jeunes filles, créant ainsi une expérience de lecture à la fois stimulante et personnelle pour le lecteur. Enveloppé dans le mystère de la dent, le lecteur est captivé par le désir de découvrir, en fin de compte, l’origine de ce talisman. Un fil conducteur qui électrise la narration, insufflant une dimension envoûtante et une tension délicieuse à cette œuvre à travers un jeu de genres littéraire.

Au cœur de son œuvre, l’auteure manie le désir d’explorer les nuances des genres. Après avoir étudié l’histoire médiévale, elle nourrit l’ardent désir de donner vie aux diverses facettes littéraires qui parent cette époque révolue dans ce premier roman. Poésie, et conte et récit s’entrelacent à travers ce roman contemporain. Elle réalise avec une maîtrise subtile ce qu’elle sait si bien faire : écrire, se laissant porter par l’inspiration qui la guide.

La Dent dure, de Isabelle Garreau (Dalva, 2023) | par Anaïs Bertry (Limès)

La dent dure est le premier roman d’Isabelle Garreau et on peut dire qu’elle commence sur
les chapeaux de roues. Ce conte féministe est un récit compliqué et profondément intense. En
effet, cela faisait longtemps que je ne m’étais pas plongé dans un livre de mon plein gré. La
plume d’Isabelle m’a happée et je ne suis pas ressorti de ce récit avant le dernier mot. Cette
œuvre a été publiée le 24 août 2023 aux éditions Dalva, une maison qui met à l’honneur des
autrices contemporaines, ce qui résonne complètement avec cet ouvrage. Ce n’est pas une
lecture facile, mais c’est une lecture importante.
Dans ce conte, Isabelle Garreau mêle plusieurs histoires et époques pour nous montrer que les
problématiques auxquelles font face les femmes à notre époque sont similaires à celles
vécues de tout temps par toutes les femmes du monde.

La première histoire raconte la mort d’une jeune guérisseuse du village d’Alunia en 752
prénommée Aléa. Cette jeune fille vivait dans la forêt, isolée du village dans lequel elle
pratiquait des soins. Tout au long de sa vie Aléa n’a fait qu’être brisé par des hommes de
pouvoir. Même dans sa mort on l’a utilisé pour prêcher la parole catholique par la dent de lait
figée dans l’ambre retrouvée sur les lieux de sa mort.

La deuxième histoire se tient en 1980, c’est l’histoire centrale, celle qui va nous permettre de
comprendre l’importance de la relique dentaire évoqués plus haut. Dans cette deuxième
histoire, Isabelle Garreau nous parle d’Eléonore, une jeune fille de 16 ans enfermée dans de
nombreux diktats imposés par ses parents. Toute sa vie, la jeune fille ne sera que prisonnière,
que ce soit dans une école, dans un asile psychiatrique ou dans la fuite.

« La mère avait senti poindre chez sa fille une fantaisie trop vive, une exubérance du corps
toujours en mouvement, ainsi qu’un goût prononcé pour les bavardages inconsistants sur
des sujets jugés trop frivoles. » P.35

Elle aussi va subir de nombreux abus de la part d’hommes de pouvoir tels qu’un prêtre par
exemple. Cependant, c’est la seule histoire qui nous importe un peu de réconfort à la toute fin
car, spoiler alert, Eléonore se venge de son agresseur en le tuant. Elle a trouvé la dent quand
elle en avait le plus besoin, au commencement de sa longue fuite.

Pour nous emmener encore plus loin, Isabelle Garreau finit par nous conter l’histoire d’une
jeune conteuse nomade perse : Mkseta. Cette conteuse va être vendu par son père au roi afin
de “concourir” par la place de femme. Elle ne sera pas retenue mais va devoir rester enfermée
dans le harem royal. Elle sera pendue par les cheveux, accusée de diffuser des contes
fallacieux sur le roi. Son corps sera récupéré pour que le roi puisse s’exercer à la médecine,
puis ses restes seront jetés dans une fosse commune. Sa dent, sera récupérer par une femme
qui sera enlever par des viking, elle deviendra une relique pour eux et c’est à partir de ce
moment-là qu’on peut retracer tout le chemin parcouru par cette dent magique.

Cet objet les lie entre elles, c’est le symbole de leur combat, de leur courage et de toutes les
épreuves qu’elles ont vécues. Elles passent par la même grotte, la même dent et par les
mêmes traumatismes. Des traumatismes qui malheureusement résonnent chez la plupart des
femmes. C’est ce qui fait la force de cet ouvrage, nous nous sentons représentés. Cependant
le sentiment qui prime sur les autres c’est la colère. Une colère intergénérationnel qui se
légue de femme en femme et ce conte en est le parfait exemple. Trois femmes opposées, de
temporalité différentes, ont subi les mêmes bavures impardonnables.

« Confusément, elle sut qu’il était trop tard, mais resta pétrifié » p.55

Combien de grimaces de colère, de dégoût ou de tristesse j’ai fait en lisant ce livre ? Je ne
pouvais pas les compter. Je ne me suis pourtant pas arrêté dans ma lecture. J’ai trouvé que ce
qui rendait unique ce premier roman, c’est cette tresse entre les personnages et leur
temporalité qui se retrouve attachés ensemble par la dent et le grotte. C’est deux objets
confère un côté mystique au roman qui ajoute à sa valeur pour moi, on ne sait pas si cette
dent est vraiment magique.

« Fascinée par la richesse matérielle de ce trésor, mais plus encore par la beauté baroque et
sans âge de la dent, elle se sentit revigorée » P.62

C’est assez rare dans mes lectures, mais ce roman est pour moi une vraie révélation littéraire.
C’est un ouvrage qu’il faut lire si on se sent d’attaque à être confronté au réalité de la
condition de femme et de ce que des générations avant nous ont endurés.

Dès que sa bouche fut pleine, de Juliette Oury (Flammarion, 2023) | par Luna Ralefomanana

J’apporte rarement de l’attention au toucher quand je lis un livre. Mais cette fois, j’ai effectué un véritable premier contact avec l’objet avant de me plonger dans ses entrailles. Une jaquette colorée avec la Vénus de Botticelli tenant une pomme caramélisée dans sa main. Quand j’y pense, la pomme est quand même un fruit emblématique, symbolique. Ici transformée en bonbon ultra sucré, on retrouvera cette pomme plus loin dans le récit.

Le début de l’histoire commence très fort, avec un viol conjugal, une baise forcée mais importante puisque c’est le « repas » matinal. Dans le livre de Juliette Oury, la faim et les rapports sexuels sont inversés. Il faut au moins avoir un rapport trois fois par jour et manger – à part des « barres anaromatiques », sans goût – est très mal vu, prohibé, limite illégal.

Le personnage principal, Lætitia, meure d’envie (ou plutôt de faim) de manger quelque chose de meilleur, de cuisiné. Mais elle a honte de penser ça. Manger, c’est tabou. Elle ne peut même pas aborder sa faim avec son amoureux Bertrand qui ne la comprend pas et préfère lui faire des remarques sur leur relation vacillante, sur les poils ou le poids de Lætitia. Bertrand est un personnage méchant, manipulateur et persécuteur.

Juliette Oury a créé un vocabulaire sexuel qui fait grandement écho aux jeux de mots culinaires qui existent dans notre monde :

C’est drôle. Les jeux de mots sont moins présents ensuite et réapparaissent vers la fin du bouquin.

Il y a une certaine sensualité lorsque la nourriture est abordée, une description des détails qui peut rendre la lecture intense. Le fait de créer cet inversement sexe/nourriture montre à quel point il est dommage d’avoir honte ou de rendre le sexe tabou. Quand Lætitia se met à manger, elle se sent sale et a honte alors que c’est quelque chose de naturel et de vital pour nous. Dans notre société, le sexe n’est pas vital mais une grande partie de la population le pratique.

Ce qu’il manquerait peut-être dans ce bouquin c’est la mention de trigger warnings au début du livre ou sur la quatrième de couverture. Le récit peut-être assez traumatisant pour les plus sensibles et je pense qu’il est important de l’annoncer avant de s’aventurer dans la lecture. Pour ce livre, trigger warning violences conjugales, viol, agression.

La fin du récit se termine comme je l’avais espéré, avec un personnage principal plus libéré.

Un monde plus sale que moi de Capucine Delattre (La ville brûle, 2023) | par Luna Ralefomanana (Limès)

Ce livre a besoin d’exister. Il a besoin d’exister pour ces femmes qui se font violer, harceler et agresser par des hommes, des amis, des compagnons, des maris. Capucine Delattre le dit elle même dans une interview : « Beaucoup [de mes amies à qui j’ai fait lire mon livre] m’ont dit qu’elles se reconnaissaient dans le ressenti et les états que je décrivais quand bien même elles n’avaient pas vécu précisément la même chose. » Elle l’a écrit pour elle et l’a publié pour les victimes. Et pour celles qui, comme moi, n’ont jamais vécu ces expériences atroces, ce livre agit comme un essai. C’est un livre qui explique brièvement les débuts de MeToo et comment Elsa, le personnage principal, réagit face à ça elle qui commence tout juste sa vie amoureuse et sexuelle avec Victor. Il faut le dire, lire Un Monde Plus Sale que Moi est déstabilisant mais il est surtout effrayant et révoltant. La présence de viol, d’abus sexuels, de rupture, de dépression et de troubles du comportement alimentaire peuvent heurter les plus sensibles.

 

« Victor m’a prise quand je lui ai dit non et je n’ai pas bougé, je ne pouvais plus. On m’avait dit que je serai femme, je comprenais que je ne serai jamais que nourriture. » (p.219)

Dans cette lecture, nous suivons le quotidien un peu décousu d’Elsa. Le livre est divisé en quatre grandes parties et dans ces parties il n’y a pas de chapitres qui cloisonneraient encore plus le récit. Elsa vient d’une famille bourgeoise qui la construite avec des aprioris sur ce que doit être une relation amoureuse et les relations sexuelles. Dans cette famille, ils ne parlent pas de ce qui ne va pas ou ont des propos que nous en tant que lecteur⸱ice déconstruit⸱e on voit comme problématique mais Elsa ne s’en aperçoit pas. J’ai donc eu cette sensation d’être un peu perdue, ballottée entre les événements légers du quotidien d’Elsa et la mention du viol qui casse abruptement ce côté léger, à raison. On se rend rapidement compte que la relation qu’Elsa a avec Victor est étrange, qu’il y a quelque chose qui ne va pas mais Elsa se dit que ça doit être comme ça et c’est là que c’est un peu déroutant parce qu’on a envie de plonger dans le livre et de lui dire que non, ce qu’elle expérimente dans sa relation n’est pas okay. Mais malheureusement, on ne peut pas faire ça.

 

« Pourquoi n’est-ce pas pareil, d’être une victime tout court et d’être une victime de viol ? Pourquoi n’a-t-on pas d’autre choix que de rester victime de viol tout au long de sa vie ? Comment est-on censées se reconstruire, quand on doit à la fois cesser d’y penser tout le temps mais ne jamais l’oublier ? Je rêve d’oublier avoir été violée, mais je n’y parviens pas. Ça ne me fait pas souffrir, mais ça fait partie de moi. Je lui dis que malgré moi, je me perçois et me percevrai sans doute toujours comme une victime de viol. Je ne suis pas que ça, mais je le suis pour toujours. Le viol pourrait n’être qu’un viol, s’il n’était pas une peur dans laquelle on nous élève. Être violée, c’est non seulement subir le viol en lui-même, mais c’est aussi et surtout subir la déception, la honte, la violence d’être une victime de cette menace qu’on connaissait, qu’on redoutait. Être violée, c’est avoir échoué à ne pas l’être. C’est confirmer une prophétie de sorcière, c’est se voir enfoncée dans une condition qu’on sait inférieure. » (p.245)

J’ai pu entendre un autre avis qui a beaucoup nourrit et précisé le mien. Comme on dit, « rendons à césar ce qui appartient à césar ». Une personne de la communauté bookstagram a parlé de ce livre en disant qu’il est « difficile d’avoir un avis binaire, dans le sens j’ai aimé ou je n’ai pas aimé ». C’est tout à fait ce que j’ai ressenti durant et après ma lecture. Comme elle, au départ Elsa on a pas trop envie de l’aimer parce qu’elle nous parle de sa relation toxique comme si tout allait bien. A partir de la seconde moitié du livre, on comprend mieux de quoi Capucine Delattre veut traiter : la zone-grise. Pour expliquer rapidement, la zone-grise est la zone où le consentement est incertain. Les relations sexuelles d’Elsa ne sont pas voulues par plaisir mais parce que pour le personnage elles doivent être faites, c’est une obligation, un devoir conjugal. Alors que non. C’est à partir du moment où le terme de zone-grise est employé qu’en tant que lectrice, j’ai senti ma colère s’accumuler et vouloir exploser. Une colère contre les hommes, une colère contre le système sexiste dans lequel chacun⸱e vit et qui perdure.

 

« Je voudrais pouvoir porter plainte, mais je suis furieuse de n’avoir d’autre recours que celui que m’impose la justice. Depuis #MeToo, les gens voient la plainte comme une fin en soi. De même que les contes de fées s’achèvent par un mariage et des tas d’enfants, les histoires de violées trouveraient leur terme avec un passage au commissariat. Ça pourrait, si seulement nous y attendait autre chose qu’un parpaing de papier et un non-lieu dans 99,9 % des cas. Je voudrais pouvoir porter plainte, mais comment m’y résoudre, comment consentir à me soumettre à un régime de vérité absolue quand les gens mentent, partout, tout le temps, sans jamais être inquiétés ? Je voudrais pouvoir porter plainte, mais j’ai cette colère froide et fière, je suis furieuse qu’on exige de moi de tout dire pour, peut-être, admettre qu’on a pas pu me faire du tort. Je voudrais un monde où il serait possible de reconnaître que la vertu de la victime est une fiction, un confort, une arnaque, qu’on peut être prise pour cible sans être irréprochable, qu’on peut avoir menti, traîné, pesté, et joui sans porter la moindre responsabilité de ce qui nous est arrivé. Je voudrais que l’on écoute les plaintes auxquelles il manque des morceaux. Les amnésiques, les bordéliques, les timides et les névrotiques, celles qui ont peur, celles qui ont mal, ne savent plus ou ne veulent plus savoir, celles qui ne veulent pas de réparation, n’en attendent plus, celles qui parlent pour en finir et celles qui veulent être prises dans les bras de quelqu’un. Je voudrais que les juges se rappellent un peu, parfois, qu’on a souvent davantage envie d’un regard que d’une sanction pénale. Il ne s’agit pas de le punir. Il s’agirait de me guérir. J’ai envie, pourtant. J’ai envie d’y aller pour voir, pour crier, pour l’entendre. J’en rêve, mais je ne le déteste pas assez pour ça. Pour ça, il aurait fallu que ça se finisse mal, qu’il se révèle à moi comme un salaud, un vrai. » (p.209-210)

 

« En droit pénal, c’est l’intention criminelle qui détermine l’existence du crime » (p.212)

Georgette, de Dea Liane (Éditions de l’Olivier, 2023) | par Axelle García Flachot (Limés)

Georgette est le premier roman de Dea Liane (comédienne issue d’une famille syro-libanaise), paru en août 2023 aux Éditions de l’Olivier. Dans ce livre, Dea Liane oscille entre différentes temporalités qui viennent structurer le récit en différents chapitres selon une date et/ou un lieu indiqué. L’autrice se base non seulement sur ses souvenirs d’enfance, mais également de films et de photos accumulés par la famille au fil des années. L’autrice mêle donc à ses souvenirs d’enfant ces archives qui vont permettre d’apporter au récit une touche davantage objective. C’était en effet la volonté de Dea Liane, qui a souhaité se baser aussi sur des archives vidéos afin de tempérer la subjectivité et en quelque sorte l’innocence de son regard d’enfant et donc pouvoir se rapprocher de la réalité. Cet effort montre sa volonté de rendre hommage à Georgette qui a été pour elle d’une grande importance et représente une figure phare de sa jeunesse. En effet, lors d’une interview en librairie, Dea Liane affirme que l’objectif principal de son roman était de donner de la reconnaissance à toute une vie qui était restée dans l’ombre. Il s’agit donc d’un roman présentant un aspect autobiographique, étant donné que le récit s’intéresse à Georgette, la femme qui a travaillé en tant que nounou au sein de la famille de l’autrice, et ce pendant plus de dix ans. L’importance donnée au souci d’objectivité est également perceptible dans le style d’écriture de l’autrice. Pour la plus grande partie du récit, Dea Liane écrit à la première personne, en décrivant ses souvenirs d’enfance et en analysant son rapport à Georgette. Cependant, on remarque parfois un changement dans la façon d’écrire : à plusieurs reprises, Dea Liane va prendre de la distance et va parler d’elle-même et de sa famille comme s’il s’agissait d’objets extérieurs. Par exemple, elle va employer l’expression « la fille » pour se désigner, ou bien « la mère » pour parler de sa mère. 

« Georgette était notre bonne, mais le mot était imprononçable »

Dans ce récit, Dea Liane se livre entièrement et sans aucun scrupule en nous fournissant un récit tant intime que poignant. L’autrice va développer une réflexion autour de cette femme et autour d’une sorte de confusion, d’un brouillard entre une proximité presque maternelle qui se mêle douloureusement au statut irrévocable de « bonne », d’employée. Dea Liane va donc s’interroger sur son rapport à Georgette, va nous partager les sentiments et émotions que lui suscitent ses souvenirs et l’impact que cette figure maternelle a eu, non seulement dans son enfance, mais tout au long de sa vie étant donné que malgré la disparition de Georgette, celle-ci ne l’a jamais quitté, laissant dans l’esprit de l’autrice une impression d’inachevé. Georgette a quitté la famille de Dea Liane lorsque cette dernière avait treize ans, créant un grand vide. S’ensuit une longue période de silence pendant laquelle l’autrice souffre non seulement d’un immense manque étant donné que Georgette était à ses yeux une seconde mère, mais aussi un sentiment accablant de culpabilité. 

Ce livre m’a beaucoup plu et je le considère ma meilleure découverte de la rentrée littéraire 2023. Cela s’explique tout d’abord par les émotions suscitées par ce récit. La transparence de l’autrice a été à mes yeux source d’admiration. L’honnêteté et la vulnérabilité de Dea Liane tout au long de ce livre m’ont paru très touchantes et émouvantes. L’autrice s’ouvre sans aucun obstacle et sans aucune limite en mettant en lumière sa nostalgie, sa mélancolie et son inquiétude face à quelque chose qui lui échappe, face à la disparition soudaine et inexpliquée d’une personne si importante, de sa seconde mère. Le travail d’introspection fourni par l’autrice est impressionnant, elle réussit réellement à se remémorer de ce qu’elle pensait et ressentait était enfant, vis-à-vis de Georgette qui était donc pour elle presque une mère, une figure de refuge et protection et une amie intime, mais qui était en même temps une personne travaillant pour ses parents, une personne donc payée pour être là et une personne qui, comme l’explique Dea Liane, n’était pas vraiment elle-même à 100 %. Dea Liane explique ainsi qu’elle se souvient à quelques reprises, sentir que Georgette lui « échappait » et que cela provoquait de une certaine gêne, un inconfort. Dans ce livre, l’autrice se livre sur une certaine peur d’avoir en quelque sorte imaginé ou amplifié l’amour partagé entre elle et Georgette, que celui-ci ne soit pas partagé au même degré qu’elle par Georgette. Ceci est visible lorsque Dea Liane écrit un chapitre où elle retranscrit un de ses rêves, dans lequel elle se réunit enfin avec Georgette, après toutes ces années : 

« Juste avant de me résigner à la laisser tranquille, une dernière question déborde de mes lèvres. Je lui demande si elle m’aime – ou si elle m’aimait, je ne sais plus. Aucun souvenir d’une réponse de sa part. Mais ce sentiment : je découvre que je lui suis indifférente. Je comprends dans le rêve que j’ai projeté cet amour pendant toutes ces années. Tout à coup son détachement m’apparaît, et la cruauté de cette découverte me laisse pantelante d’effroi. Je me réveille. »

Ce récit montre que c’est une réalité complexe, pleine de nuances. Ayant moi-même était une enfant dans une situation similaire à celle de l’autrice, je trouve qu’elle a traité cet aspect avec beaucoup de justesse. Ce n’est pas aussi facile que de se dire que c’est une employée qui vit dans des conditions difficiles et qui établit donc en conséquence une distance avec la famille dans laquelle elle vit et travaille. 

Dea Liane réussit parfaitement à montrer comment, malgré les écarts plus qu’évidents de niveau de vie et l’inégalité des situations, quelquefois un réel lien émotionnel, et même familial se noue :

« Georgette ne s’en était pas tenue à son rôle de bonne. Nous étions ses enfants, et comme toute mère elle n’avait pas tempéré son amour pour nous. »

J’ai également trouvé que ce livre était intéressant en ce que l’autrice va, à travers ce récit, s’intéresser à divers sujets sociétaux. Elle permet de réfléchir d’une part à la question des sociétés de classes, situation qui s’applique, comme l’explique l’autrice, à divers pays arabes, mais également à de nombreux pays en voie de développement, comme par exemple dans toute l’Amérique Latine. Il ne s’agit donc en aucun cas d’un problème mineur et marginal, mais bien au contraire, d’un problème répandu et présent dans une grande partie du monde et qui est pourtant souvent ignoré dans les pays développés d’Europe. Dans ce cadre, Dea Liane va décrire les conditions de vie des employés vivant au sein de familles aisés : elle souligne les écarts de niveaux de vie présents dans ces sociétés et va dénoncer à quel point cela est normalisé et banalisé.

« On me raconte une anecdote. La veille, l’oncle de mes amies était invité parmi d’autres convives. Il veut fumer une cigarette, mais on lui dit que ce n’est pas permis à l’intérieur, que normalement les fumeurs montent à l’étage fumer sur la loggia. L’oncle n’envisage pas de monter – peut-être est-il particulièrement paresseux, ou peut-être qu’il trouve la température extérieure trop fraîche à son goût. Accompagné de sa femme, fumeuse elle aussi, il entre tout naturellement dans la chambre de Shala, ils s’asseyent sur le petit lit, allument leurs cigarettes. Shala est en cuisine à côté pendant que son unique espace d’intimité est transformé en fumoir. Elle ne dit rien. Il n’y a pas eu de coups, ni de cris, ni de violence physique. Simplement ce racisme souriant, ce calme mépris. Ce naturel confondant. »

Par exemple, elle exprime son mécontentement et opposition face au fait que dans des appartements ou maisons luxueux et spacieux, la « chambre de bonne » et elle est toujours séparée des autres pièces à vivre, souvent uniquement accessible en passant par la cuisine. Plus encore, la « chambre de bonne » est toujours, en contraste avec le reste du bien, de petite taille, et avec des installations (sols, salle d’eau, etc) de moindre qualité. Ce contraste est particulièrement choquant en ce qu’il constitue un exemple des flagrants écarts présents dans une société classiste, et l’autrice fait ici un réel travail de réflexion et surtout d’introspection en s’interrogeant sur ses actions et ses pensées lorsqu’elle était une enfant immergée dans ce système. 

Plus encore, Dea Liane aborde également d’autres sujets qui sont à mes yeux d’une grande importance. C’est le cas de la famille et par extension de la condition de la femme, et donc des inégalités entre sexes. Dans ce récit, l’autrice va décrire et partager des souvenirs de son enfance et donc par extension de sa famille (de ses parents, Georgette et son grand frère) et va de cette façon montrer la dynamique entre sa mère et son père, modèle malheureusement fortement répandu. L’autrice explique que son père n’était presque jamais là, et que c’est surtout sa mère et Georgette qui s’occupaient des enfants ainsi que du foyer en général. Il est intéressant de voir que lorsque le père revient, il perçoit bien qu’il n’a pas vraiment sa place et que celle-ci s’est vu occupée par Georgette qui elle constitue une véritable aide pour la mère dans l’éducation de Dea et de son frère. Dea Liane décrit comment lors de ses moments de présence, le père ressent de la frustration face à cette sensation de ne pas appartenir et peut même devenir violent. La femme, la mère se voit alors victime de la rage capricieuse de cette figure tyrannique et immature, aux côtés de Georgette (qui s’est déjà fait réprimander par le père) et les enfants. 

J’ai adoré ce livre. J’ai été émue et ébahie par la justesse des mots de Dea Liane ainsi que par la force de sa sensibilité sans relâche. Dans ce récit, elle parvient à rendre un hommage particulièrement attendrissant et bouleversant de ce que représente pour elle Georgette, et ce en seulement 160 pages. 

Axelle García Flachot (M1 Limés)

Georgette, de Dea Liane (Éditions de l’Olivier, 2023) | par Vanessa Rayane (Limés)

Couverture de Georgette de Dea Liane © L’olivier

J’ai été intriguée par ce que dégageait la couverture. Sa composition principalement dénudée suscite encore plus l’intérêt pour les éléments discrets qui s’ajoutent de manière éparse, tout en pudeur et simplicité.

Un arbre qui semble déployer son feuillage pour nous saluer dans un coin.

La photographie d’une femme inconnue qui tient elle-même un appareil photo, le focus centré sur nous.

Et le titre, constitué d’un nom, qui sonne à la fois comme une invitation et une promesse : une invitation à rencontrer la personne au nom si doux et accueillant, la promesse d’une existence suffisamment riche et singulière pour qu’on tisse un récit entier autour d’elle.

 

Dea Liane nous livre un récit autobiographique particulier, puisqu’elle n’occupe qu’un rôle secondaire pour mettre en avant une personne centrale de sa jeunesse : Georgette, la domestique de sa famille dans les années 90. Cet ouvrage constitue une quête personnelle qui lui tient à cœur : donner une voix à l’existence menée par Georgette, en brosser le portrait authentique que l’Histoire néglige de faire, mais aussi transmettre l’importance de la relation qui les a liées. Ecrire un roman autobiographique essentiellement autour de Georgette est un choix que je trouve particulièrement émouvant pour mettre à l’honneur l’impact de cette femme dans sa vie et son évolution.

A travers 26 chapitres courts qui naviguent entre le passé et le présent, temporalité explicitée par la présence de dates dans les intitulés des chapitres, on est investi·e dans la progression du récit qui se déroule comme un journal intime. Les paragraphes courts et désordonnés semblent faire écho à la spontanéité avec laquelle la narratrice couche ses souvenirs sur papier, des morceaux d’enfance éparpillés dont elle essaie devant nos yeux de raccrocher les bouts pour former l’identité de Georgette et de leur lien. On peut facilement l’imaginer dans cette activité de recherche admirable, à son bureau, le stylo tapotant distraitement son menton tandis que, d’un air concentré, elle s’efforce de déterrer la moindre parcelle de ce quotidien si banal mais qui constitue à présent le cœur de sa visée narrative.

Cette proximité qu’on ressent avec la narratrice est renforcée par la plongée dans ses sentiments qu’elle nous confie dès qu’ils l’assaillent : la narration est alors vivifiée par ses moments instantanés de doutes, d’insécurités qui agitent le flux de ses pensées et de sa plume.

Cette authenticité psychologique est malgré tout délivrée avec une pudeur qui rend le récit tendre et réfrène l’impression inconfortable de voyeurisme.

On est l’oreille bienveillante qui recueille les confessions de Dea Liane, on est un élément essentiel pour actualiser cet hommage précieux et significatif qui rend compte d’un pan historique négligé à travers le vécu individuel d’une seule domestique.

Dea Liane joue avec la narration pour porter l’attention sur la subjectivité du récit historique, où l’on brosse à grands traits les épisodes jugés comme majeurs, au détriment de d’autres aspects. On trouve dans son roman un mélange de points de vue interne et externe, où ce dernier est étonnamment tout aussi révélateur des sentiments et visées de la narratrice à mon sens. En effet, la narration externe, d’apparence objective et descriptive, se pare d’une subtile incisivité pour dénoncer l’anormalité de la condition de domestique et de sa banalisation.

Pour appuyer ses souvenirs, Dea Liane sélectionne des moments de vie familiale contenus dans le film de son enfance, réalisé avec la caméra que son père a offert à sa mère. La manière dont elle dépeint les séquences cinématographiques renvoie de façon poignante à la négligence de certaines victimes de l’Histoire comme Georgette.

Alors que le tournage du film cherche à immortaliser un quotidien comblé, à l’image d’un vlog familial, la narratrice braque son focus personnel sur les apparitions discrètes de Georgette, sacrifiée pour satisfaire le désir d’un portrait familial parfait. Le choix des mots pour décrire les scènes nous permet de nous attarder sur des détails en arrière-plan, pour y accorder une attention inédite, et créer une nouvelle perspective sur ce pan historique. La narratrice exploite l’effet cinématographique jusqu’à interpréter les sentiments qui se cachent derrière la posture discrète de Georgette, son regard perdu au loin, ses sourires éphémères. On est invité·e à se mettre à sa place, dans ce coin marginal de la grande fresque familiale, à devoir prétendre que tout est parfait, que notre cœur résonne en diapason avec ce bonheur diffus. Ce procédé stimule avec efficacité l’empathie qu’on ressent pour Georgette, et surtout nous sensibilise à sa position.

La photographie sur la couverture m’a paru alors plus significative : elle se tient dans un coin de la page, comme une archive dans un coin de l’Histoire.

Alors que découvrons-nous à travers la mémoire de la narratrice et les archives ?

Nous rencontrons Georgette, une femme caractérisée par une myriade de qualités : sereine, discrète, bienveillante, attentive, et forte, elle se dresse en figure à la fois paternelle et maternelle pour les enfants de la famille. Le respect que j’éprouve pour elle renforce la révolte et l’empathie qui m’animent dans ses moments de solitude, d’égarement émotionnel, relayés au second plan, comme si ces bouts d’humanité, de vulnérabilité, étaient dérisoires. C’était difficile d’assister à la résignation des domestiques comme elle à ce genre de vie, de les voir intérioriser naturellement cette banalisation de leur soumission, de l’ignorance de leurs propres familles, vécus et aspirations.

La relation entre la narratrice et Georgette est dépeinte de manière tendre et sincère. J’ai été plusieurs fois émue par l’expression implicite de l’amour de Georgette pour la petite fille : elle l’aime en arrière-plan, à travers les soins qu’elle lui apporte, des habitudes qu’elle adopte au quotidien pour la satisfaire et lui prodiguer un réconfort constant sans rien attendre en retour.

A présent, telle Georgette qui transmet son amour par ses gestes, Dea Liane cherche à transmettre le sien par l’écriture, ce que l’on ressent pleinement tout au long du récit. Toutefois, à mesure que la narratrice grandit, leur lien perd en insouciance et se pare d’un mélange complexe d’émotions. Dea Liane admet sa négligence des sentiments de Georgette, et réalise que si Georgette a toujours été là pour elle, personne n’était vraiment là pour Georgette, pour l’écouter, et faire la différence avec le regard obtus de la société. J’éprouve ainsi beaucoup de respect pour l’autrice et la manière dont elle se remet en question tout en invitant avec bienveillance le·a lecteur·ice à accorder à Georgette l’attention qu’elle mérite.

Leur relation permet aussi d’accentuer les sujets sociaux, autour de la différence de classes, de l’exil et de l’esclavage moderne. On assiste avec amertume aux barrières sociales et culturelles qui semblent infranchissables entre Georgette et le reste de la famille, et qui altèrent l’authenticité de son rôle parental. Cet ouvrage est une démonstration de courage puisque Dea Liane prend le risque de remettre en question la réciprocité de l’amour partagé avec Georgette.

Douter de l’amour d’une figure parentale est l’un des processus les plus douloureux à traverser, et pourtant, au lieu de s’accrocher à une vision lisse et idéale, et peut-être illusoire, de la nature de leur relation, la narratrice se confronte à la vérité dans cette quête réflexive importante pour la construction de soi, mais qui la met face à des constats cruels sur la place de Georgette dans leur famille. Leur complicité était-elle illusoire ? Ou n’avait-elle rien à voir avec le devoir de domestique de Georgette ?

Ainsi, j’ai beaucoup aimé comment les différentes couches de ce récit s’entremêlent pour créer un témoignage intime et authentique mis au service d’une sensibilisation générale au vécu d’une catégorie de population tombée dans l’oubli. C’est un texte de partage : on partage avec Dea Liane l’affection pour Georgette, la nostalgie d’une enfance insouciante et comblé d’amour, on partage la révolte pour ces destins contraints à la servitude et malgré tout, on partage l’espoir que la relation de Dea Liane et Georgette se soit tenue sur une base d’affection réciproque et sincère malgré le contexte d’esclavage moderne, et que le courage de la narratrice à marcher sur les traces de son passé avec un œil plus mature et éveillé trouvera un écho favorable dans le cœur de Georgette.

 

Un monde plus sale que moi de Capucine Delattre | par Eléa Chaumet (Limés)

Un Monde plus sale que moi est un court roman de 278 pages sur un sujet encore trop tabou, celui du viol, notamment au sein du couple. Capucine Delattre propose un regard intérieur sur la psychologie et l’impact de ces évènements sur les victimes. Cette fiction n’a de fictionnel que les noms des personnages. L’autrice montre une facette sombre et effrayante d’une réalité trop commune et trop peu connue.

Le personnage principal se nomme Elsa, elle n’a que 17 ans et découvre ce qu’elle pense être de l’amour dans sa première relation de couple. Elle sort avec Victor, un homme plus âgé de trois ans et ensemble ils découvrent les relations sexuelles. Sous le point de vue de la jeune femme, on découvre qu’il n’est pas question d’amour mais plutôt d’espoir quant à ce que l’on attend de la perte de sa virginité et par conséquent de l’importance de son partenaire. Elsa ne veut pas donner de sa personne pour rien, ainsi elle subit les agressions répétées de Victor, sous prétexte qu’il est son copain. L’histoire se déroule en 2017, à l’époque de #MeToo, ainsi Capucine Delattre nous présente une révolution contre le silence de ces actes barbares par la génération des jeunes nés dans les années 2000, celle de la protagoniste.

 

 

Comme dans une tragédie grecque, la narratrice annonce dès le début du livre la finalité de cette histoire d’amour, elle s’achèvera inévitablement mais les dommages des assauts de l’homme auront un impact important sur la compréhension du monde et le rapport aux relations amoureuses d’Elsa. Le récit est à la première personne du singulier et bien que les évènements semblent se dérouler dans le passé, la narratrice utilise le présent de vérité général. Ce qu’elle évoque c’est ce que n’importe quelle femme pourrait raconter. Il n’y a pas de réelle brutalité dans la manière de raconter les évènements mais ces derniers, pourtant exprimés derrière de nombreuses métaphores, apparaissent monstrueux.

Elsa ne se sent d’abord pas victime d’agressions et ne semble pas faire preuve d’empathie avec les victimes du mouvement #MeToo. En tant que lecteur, on se sent choquée par ce manque d’actions de l’heroïne, elle est passive et ne se rend pas compte que ce qu’elle vit s’apparente aux nombreux témoignages en ligne. La protagoniste cherche à se convaincre que ce qu’elle vit ne ressemble pas à ce qu’elle lit sur les réseaux sociaux. Le lecteur ne peut que s’insurger face à ce manque de considération pour sa propre personne. Elle accepte sa situation par habitude et peur, elle ne connait rien d’autre. Elsa apparait comme une enfant perdue. La temporalité du roman semble aussi confuse que ses pensées : on pense que des années de relation s’écoulent, Elsa et Victor ne restent ensemble que pendant dix mois.

L’autrice arrive, avec subtilité, à montrer le mal-être de son personnage principal, le prénom de Victor est mentionné énormément de fois comparé à tous les autres personnages. On retient son prénom à défaut de celui de d’Elsa, elle est complètement effacée par cette relation, que ce soit au niveau du récit ou de la narration. Elle est pourtant la narratrice, et conte sa propre histoire.

Le récit explore la culpabilité et la peur face aux attentes patriarcales de la société. Elsa n’est au début qu’une adolescente qui ne connait l’amour que par les films, les chansons et les livres. Et en réalité ce n’est pas le mouvement #MeToo qui lui fait comprendre que ce qu’elle a vécu n’est pas normal, mais les personnes proches d’elle. Etre en couple ne fait pas office de consentement mais Elsa culpabilise parce que ce n’est pas ainsi qu’on lui a dépeint un viol. Elle ne pense pas être une bonne victime. La colère, que l’on ressent en tant que lecteur, est le seul sentiment possible face à ces paroles, Elsa grandit au long du récit et elle libère sa parole. Le lecteur est dans la confidence de ce qu’elle a vécu, on connait ce qui se passe mais on ne peut pas agir, comme l’héroïne.

On se retrouve, en tant que femmes, à la place d’Elsa mais aussi à la place de ses amis. Nous aimerions agir pour la protéger et lui expliquer qu’elle ne doit pas subir ça. Une victime est une victime sans notion de légitimité. L’autrice nous montre qu’aucune femme n’est à l’abri de ce genre de choses, et qu’il faut libérer la parole pour arriver à mieux comprendre, à mieux se protéger les uns et les autres. Que l’acte soit conscient ou non, un viol reste un viol, et la victime doit se sentir légitime.

Ainsi ce roman est bien moins une fiction qu’un témoignage de ce qui se passe tous les jours dans le monde. Grâce à cette oeuvre de Capucine Delattre, on comprend mieux que les agressions ont plusieurs définitions.

Jeudi de Eden Levin (Noir sur blanc-notabilia, 2023) | par Romane Paré (Limes)

Source : Les Éditions Noir sur Blanc

Jeudi est un roman très particulier, que ce soit au niveau du fond ou de la forme. L’auteur nous embarque dans l’histoire parfois absurde, parfois sérieuse, mais jamais banale d’un conflit sanglant entre deux petits collectifs de théâtre révolutionnaires.

Eden Levin a choisi une forme originale, mêlant narration classique, coupures de presse, petites annonces, une pièce de théâtre inspirée d’un fait divers, extraits du manifeste révolutionnaire écrit par Elena et même un essai commentant le manifeste en question. J’ai trouvé ce choix créatif très intéressant dans sa volonté de créer tout un univers, un peu insensé mais finalement assez proche de notre société, pour placer l’histoire du collectif Jeudi dans un monde plus complet et plus complexe. L’auteur explique que dans ce monde, l’histoire du collectif Jeudi n’est qu’un fait divers parmi d’autres (voir lien ci-dessous). Cette explication m’a aidée dans ma réflexion concernant ma lecture, pour mieux comprendre les choix narratifs, en particulier l’aspect parodique de l’intrigue.  

Rencontre avec Eden Levin

Penchons-nous maintenant sur le style d’Eden Levin. Certains passages sont impressionnants, très cinématographiques, parfois sanglants. En tant que lecteur, on est vraiment immergé dans l’action. Malheureusement, le rythme est plusieurs fois perturbé par les interludes, issus du manifeste d’Elena, même si les réflexions qu’elle y développe sont plutôt stimulantes, notamment celle sur l’obsolescence programmée.

La citation ci-dessus est un bon exemple du constant décalage des registres, la fréquente dose d’absurde d’un collectif révolutionnaire qui ne se prend finalement pas tant que ça au sérieux.

On retrouve ce cynisme particulièrement dans la première partie, narrée par Alex. Il a rejoint ce collectif par hasard car il « [n’avait] pas grand-chose à faire un jeudi après-midi il y a cinq ans. » et l’assume. Il nous présente Jeudi avec un regard original, parfois blasé, semblant souvent se moquer du collectif.

Alex présente le collectif adversaire de la même manière, avec un certain recul, un regard décalé :

Alex est un personnage dans lequel on peut se reconnaitre facilement, grâce à ses failles : il se laisse porter, apparait mal à l’aise en société (« voilà que je me retrouve à devoir rencontrer quelqu’un »). Parmi les quatre personnages principaux composant le collectif, il est celui qui m’a paru le plus symbolique de la jeunesse d’aujourd’hui, un garçon perdu, qui ne sait pas trop où il va ni pourquoi, que ce soit dans ses études ou dans ses activités théâtrales et « révolutionnaires ».

J’ai eu plus de mal à m’identifier à Valencia, personnage beaucoup plus fantasque et dont le fil de pensée, dans la seconde partie du roman, est souvent difficile à suivre. C’est d’ailleurs dans cette seconde partie que mon intérêt pour l’intrigue a diminué, et que j’ai parfois décroché.

Il y a cependant dans cette seconde partie des éclairs de lucidité que j’ai appréciés, notamment la phrase suivante :

En effet, c’est une chose de vouloir faire la révolution, mais c’en est une autre de savoir pourquoi et comment.

C’est d’ailleurs là que le bât blesse pour moi avec ce roman. Si l’auteur exploite des thèmes très actuels comme l’écologie, la précarité étudiante, la jeunesse désabusée et perdue qui cherche un exutoire, un monde qui lui corresponde mieux, il part très loin, peut-être un peu trop loin. La frontière entre l’absurde, le parodique et le sérieux est souvent floue. L’autre collectif parait encore plus absurde que celui qu’on suit, rendant le conflit sanglant au cœur de l’histoire parfois difficile à croire.

L’aspect parodique ne me dérangeait pas pendant la première partie du roman, mais lorsque je lisais la seconde, j’avais de plus en plus de mal à m’investir dans l’histoire. C’est en partie dû, je pense, au changement de style, le personnage de Valencia étant bien moins cynique que celui d’Alex, ce qui, selon moi, invite à lire l’histoire avec un regard plus sérieux, ce que je n’ai pas réussi à faire.

Le passage qui m’a le plus dérangée est celui où le collectif est au commissariat. Il m’a particulièrement sortie de l’histoire, tellement un évènement, leur « évasion », m’a paru improbable, mais sans que je puisse y trouver une justification, un choix littéraire de la part de l’auteur, contrairement à bien d’autres aspects absurdes présents dans le roman.  

De plus, j’ai trouvé dommage que le livre ne soit jamais écrit du point de vue de Siegfried, le quatrième membre du collectif. Il se retrouve entraîné dans ce conflit sanglant et ubuesque totalement par hasard, après une nuit partagée avec Valencia. Il est donc finalement un double du lecteur, qui plonge dans ce roman, sans connaitre le passé du collectif, ses tenants et ses aboutissants. Malheureusement, nous ne savons presque rien de ce personnage, alors que certains éléments de son passé auraient pu nous aider à comprendre pourquoi il se laisse entraîner dans une aventure pareille.

Quant à la fin du roman, elle m’a plu davantage que le reste de la partie narrée par Valencia. Elle correspond bien au reste du livre, à la fois optimiste et pessimiste, chaotique comme la genèse du collectif Jeudi.

En conclusion, c’est une lecture en demi-teinte pour moi. J’ai beaucoup aimé la première partie, surtout grâce au ton ironique d’Alex, beaucoup moins la seconde. Je trouve qu’il y avait de nombreuses bonnes idées dans cet ouvrage mais que toutes n’étaient pas bien réalisées et que la narration partait parfois « dans tous les sens », entre descriptions sanglantes et réalistes, et moments ubuesques ou interludes divers qui m’ont sortie du récit. Cependant, comme c’est un premier roman, je serais curieuse de découvrir les prochaines œuvres d’Eden Levin.

Georgette, de Dea Liane (Editions de l’Olivier, 2023) | par Romane Paré (Limés)

Source : Editions de l’Olivier

Georgette est le premier roman de Dea Liane, une autrice et comédienne d’origine syro-libanaise. J’utilise le terme roman car c’est ainsi qu’est décrit ce livre sur la quatrième de couverture. Cependant, comme vous le verrez dans la suite de cette note de lecture, Georgette relève selon moi de l’autofiction. L’autrice relate la relation particulière qu’elle a eu avec celle qui était la bonne de sa famille, même si « le mot était imprononçable ». Georgette a été pour elle une seconde mère, de sa naissance jusqu’au début de son adolescence, mais ne reste d’elle que des fragments dans sa mémoire et des moments volés dans les films de la famille.

 

Je la cherche dans les souvenirs, si peu nombreux au regard des treize années passées côte à côte. 

L’ouvrage est composé de nombreux chapitres très courts, alternant entre le présent de l’écriture, écrit à la première personne du singulier, et les analepses à la 3e personne du singulier, décrivant des séquences de films de famille. Ces séquences filmiques sont présentées comme dans un scénario avec un court titre comme « Le bain » et des indications telles que « Intérieur jour », la date du film ou sa localisation (« Damas », « Paris », « Bassin d’Arcachon »…). Ces chapitres rythment le récit de la narratrice, comme si nous regardions avec elle ces extraits de films qui font remonter chez elle des souvenirs épars, en vrac, au fur et à mesure de son visionnage. Le style dans ces chapitres est assez factuel et peut paraître froid de prime abord mais au fil du livre j’ai senti l’émotion monter malgré cela.

Dea Liane écrit pour rendre hommage à Georgette, relater les années qu’elles ont vécues ensemble. Elle définit son projet au début du livre, précisant également qu’elle ne sera pas une narratrice parfaitement factuelle, mais imaginera certaines choses, suivant le principe de l’autofiction.

 

Transmettre sa réalité, en chercher les traces, imaginer le reste. 

 

Enregistrer sa vie infiniment obscure. 

Ainsi, la narratrice raconte comment Georgette connaissait les enfants de la famille, elle et son frère Antoine, mieux que personne, comment elle prenait toujours son parti, comment elle défendait Antoine contre un camarade d’école irrespectueux, comment elle s’occupait d’eux lorsqu’ils étaient malades. Son comportement est celui d’une mère, elle semble d’ailleurs remplir ce rôle bien plus que la mère de la narratrice qu’on ne voit pas souvent se comporter comme telle. Nous découvrons également des bribes de l’histoire de Georgette, son vrai nom tout d’abord, Georgina, ses origines modestes, née dans une région très pauvre de Syrie, dans une fratrie de treize enfants, obligée de commencer à travailler à treize ans, sans jamais avoir l’occasion d’apprendre à lire et écrire.

Dea Liane dénonce également la condition des « filles », des domestiques qu’elle a pu connaître, Georgette, bien sûr, mais aussi de nombreuses autres employées par des amis ou de la famille. Elle explique par exemple que nombre d’entre elles ont dû laisser leur famille, leurs enfants derrière elles, que leurs passeports sont confisqués, qu’elles sont choisies sur catalogue, que Karima, une femme employée chez un collègue du père de la narratrice est ridiculisée et moquée par les enfants invités dans la maison (la narratrice comprise), que certaines ne connaissent que les mots essentiels pour pouvoir servir leurs maîtres. C’est particulièrement au Liban qu’elle trouve la situation révoltante, où Georgette commence à porter un uniforme, un « déguisement » selon Dea Liane, et joue le « rôle de fille » quand il y a des invités, pour permettre aux parents de « tenir leur rang ». Le terme « fille » en lui-même lui paraît problématique.

 

La fille : ben’t.

Pas question de dire bonne ou domestique ou servante ou femme de ménage ou nounou.

Pas question de laisser entendre esclave

Cette idée est incarnée par la manière dont la mère de Dea parle de Georgette, insistant sur le fait qu’elle ne la « commandait » pas, qu’elle faisait partie de la famille (pourquoi part-elle lorsque les enfants deviennent adolescents alors ?), qu’il était naturel de faire son visa pour qu’elle puisse venir avec eux en France, mais que bien sûr, ils lui avaient posé la question. Elle affirme que Georgette « a adoré la France », comme pour se justifier.

Chez la narratrice, la relation si affectueuse qu’elle a eu avec Georgette entraîne néanmoins une grande ambivalence.

 

Depuis quand l’amour est-il une justification ? Un joker ? Un alibi ? 

 

[…] il aurait mieux valu que rien de tout cela n’ait lieu. Il aurait mieux valu que Georgette n’entre pas dans nos vies, que Georgina K. ne devienne jamais Georgette, ne devienne jamais ce prénom lancé à tout-va dans une grande maison. […] Il faudrait abolir la domesticité traditionnelle. Nommer les rapports de domination, le mépris de classe, le racisme ordinaire. Oser parler d’esclavage. Il faudrait détruire l’ambivalence. Je dois être impitoyable envers cette histoire, impitoyable envers moi-même.

Je n’y arrive pas. 

De plus, malgré la grande proximité entre la narratrice et Georgette pendant treize ans, elle se rend compte qu’elle n’a pas tant de souvenirs de Georgette et s’interroge sur « comment on disparaît d’une vie ». Elle sait ce qu’elle ressentait pour Georgette, l’amour qu’elle lui portait, pense que Georgette l’aimait en retour mais reste de nombreuses interrogations, renforcées par des « années de silence et d’absence ». On le note particulièrement dans cette anaphore en « Je ne sais pas » et la répétition des « ce qu’elle pensait ».

 

Je ne sais pas qui elle était vraiment.

Je ne sais pas ce qu’elle pensait de nous. Ce qu’elle pensait de mon père, de ma mère, de mon frère. Ce qu’elle pensait de moi.

J’ai grandi dans la certitude de son amour pour moi, […] mais je n’en suis pas absolument sûre. Personne ne pourrait dire à quoi pensait Georgette.

Je ne sais pas ce qu’elle pensait de sa situation. Si elle se posait la question du choix. Si elle avait des regrets. 

On sent toute la mélancolie, la difficulté de se retrouver dans la description d’une visite de Georgette à la famille, une ou plusieurs années après son départ, où elles n’arrivent plus à se parler avec aisance. La relation entre elle s’est délitée, et pourtant, quand Georgette commence à faire le ménage, c’est comme si elle n’était jamais partie.

 

[…] ça ressemble presque à la confusion que l’on ressent quand on revoit une personne que l’on a aimée passionnément, et que l’on aime plus de cette manière. 

Leurs appels téléphoniques sont marqués par le même malaise, la sensation de ne pas avoir grand-chose à se dire, et la comparaison constante avec leur relation d’avant.

 

Nous restions toutes deux assommées par cette évidence que quelque chose avait été brisé, et nous échangions des banalités pour ne pas raccrocher trop vite. 

J’ai également trouvé très intéressant le passage sur « deux mères, deux langues ». En effet, Dea parle essentiellement en français avec sa mère et c’est avec Georgette qu’elle a appris et pratiqué l’arabe. Le départ de Georgette sera une rupture dans la relation de la narratrice avec la langue arabe, elle ne le parle plus, apprend difficilement l’arabe littéraire avec un professeur particulier. Le dialecte arabe syrien devient pour elle la « langue de l’autorité », celle de son père en colère, celle d’un monde que sa famille a quitté.

 

[…] la langue du patriarcat et de la dépendance de ma mère.

La narratrice retrouvera ensuite le plaisir de parler arabe, et en particulier le dialecte syrien, lorsqu’elle jouera au théâtre puis en parlant avec son père. Elle décrit très bien la multiplicité de significations et d’émotions qu’une langue peut véhiculer, en particulier dans une famille plurilingue.

En conclusion, Georgette est un roman qui m’a beaucoup surprise. J’ai été émue bien plus que je ne le pensais par le récit de la vie de Dea Liane avec Georgette, mais surtout par sa vie sans elle. J’ai également pu découvrir un point de vue particulier sur la domesticité, en particulier en Syrie et au Liban.

Jeudi, de Eden Levin (Notabilia, 2023) | par Aurélie Stratmains (LIMés)

Eden Levin, Jeudi (2023) © Notabilia éditions

L’image, fruit d’un long débat entre Eden Levin et les éditions Notabilia, est éloquente : un rongeur porte une kalachnikov rouge sang. Ce hamster désemparé représente, métaphoriquement, le collectif de théâtre Jeudi, qui est au cœur de ce roman.

Eden Levin a commencé par écrire des nouvelles au cours de sa licence de théâtre. Il décroche en 2018 le Prix de la Nouvelle de La Sorbonne. Jeudi est un roman traversé par des formes plurielles et écrit dans le cadre de son master de création littéraire.

Nous suivons de jeunes étudiants en théâtre, Alex, Elena et Valencia, qui se retrouvent unis par un même projet : ils créent, sur l’initiative d’Elena, le collectif Jeudi, et mettent en scène leur première pièce de théâtre, conceptuelle, qui malheureusement ne trouve pas son public. Le collectif se fragmente suite à l’absence de succès et d’inspiration. Elena décide alors d’agir sur sa frustration et de se lancer dans un projet révolutionnaire. Elle embarque ses camarades, et ensemble ils décident de poursuivre un nouvel objectif : « casser la gueule à l’univers », soit : faire la révolution. Ils publient alors un manifeste, avant de créer une nouvelle pièce engagée et militante. Lors d’une représentation, le collectif se retrouve face aux Ravitailleurs, un autre collectif de théâtre révolutionnaire plus virulent, qui va bousculer leurs aspirations…

Je me suis rapidement posé la question du choix du collectif de théâtre pour lancer une révolution. Dans une interview à l’initiative de la librairie Mollat (ci-dessous), Eden Levin soutient que le théâtre est le milieu artistique où l’on peut le plus retrouver des notions de collectivité et de militantisme car c’est inhérent à la forme théâtrale d’œuvrer en groupe. Ce choix m’a donc éclairée, même s’il fut sans aucun doute influencé par le propre parcours de l’écrivain.

 

C’est une lecture assez déstabilisante car elle est plutôt éclectique au niveau de l’écriture. On oscille entre plusieurs registres : satirique, dramatique, fantastique. Le propos est singulier, introspectif, et revêt une portée sociale et politique : les scènes d’action, fil rouge du récit principal, sont entrecoupées de considérations sociétales, ou de scènes métaphoriques.

De plus il comprend différents styles : journalistique avec un patchwork d’articles de presse, militante avec les réflexions du manifeste, théâtrale avec les sketchs dramatiques ou absurdes, fantastique avec des scènes à la limite du cauchemardesque et même universitaire avec l’intégration d’un article de recherche. Il s’agit presque d’un exercice stylistique qui peut perturber le lecteur tant il joue avec les codes littéraires. Les dialogues sont parfois crus. Nous alternons entre un langage familier et oral et un style littéraire passionné avec de grandes réflexions intellectuelles.

Ainsi, nous pouvons passer de :

« « Mais putain, je m’inspire pas de Mein Kampf ! Je veux juste foutre le bordel, et on fout le bordel avec des œuvres bordéliques, alors je vais faire une œuvre bordélique. Mais pas raciste. Ni complotiste. Ni de droite. »

« Donc tu vas foutre le bordel avec un bouquin neutre et sans polémiques. »

« Valencia, tu me fais chier. » » – Page 40

À :

« On remet vite en cause la plausibilité de la responsabilité individuelle lorsqu’on réalise un projet personnel. On n’a même plus tant envie d’être un individu responsable. Ce qui devient vite douloureux parce qu’éviter de porter sur ses épaules la responsabilité d’incarner tous les espoirs et toutes les valeurs de la société dans laquelle on vit fait vite de l’individu non responsable un individu sans espoir ni valeur. » – Page 83

Ce deuxième extrait, qui provient du manifeste du collectif, met en exergue l’une des réflexions principales du livre : il expose des considérations sur la valeur et l’idéal de l’individu, ainsi que sur les relations amicales, et sur l’importance du collectif pour construire un sens commun. Plus le récit avance et plus les membres se soudent et fusionnent en une entité. Les « je » se transforment en un « nous », qui reste vent debout contre les autres, contre le système :

« Avant, chacun y allait de ses envies et de ses visions de la chose collective ; maintenant nous sommes nous, unis par le mouvement de ce petit corps commun. » – Page 237

Il y a de nombreux changements de focalisation : on explore le point de vue d’Alex dans la première partie, puis de Valencia dans la seconde partie, ainsi que d’Elena au travers du manifeste. Seul le point de vue de Siegfried, dernier membre du collectif, n’est jamais exploré, probablement car il s’est rajouté par la suite et n’a pas connu la genèse du projet. Le choix d’avoir exploré plusieurs consciences me semble particulièrement judicieux car il questionne différentes visions du collectif : Alex semble plutôt blasé, frustré, cynique et distant dans son engagement au sein du collectif, Valencia est plus douce, sensible et proactive et constitue le cœur du collectif, elle est aimante et cherche à rassembler. Enfin, à travers les fragments du manifeste, nous comprenons la colère, la détermination d’Elena et sa volonté de créer un collectif pour mieux affronter les obstacles.

En somme, plusieurs voix traversent le récit, lui-même interrompu par le manifeste, qui nous permet de sortir de l’action principale, et qui permet de ce fait de mieux dépeindre le milieu dans lequel les protagonistes évoluent. Les extraits du manifeste interpellent le lecteur, et je trouve qu’ils possèdent leur propre autonomie, hors du récit. C’est donc une lecture qui peut paraître déroutante à bien des égards. Pour ma part, je trouve que cette multiplicité au niveau de la forme sert particulièrement bien le fond : la révolution s’inscrit en réaction à un climat anxiogène, et pour mieux comprendre ce qui gravite autour de notre collectif, encore faut-il trouver des moyens de le transmettre sans rompre avec le récit principal. Et pour ma part, je pense que c’est réussi, car le fil n’est jamais perdu.

Ce roman expose la violence du système, avec par exemple, le comportement des consommateurs dans un centre commercial, prêts à se détruire pour une paire de « Yeezy slides ». Cependant, notre groupe révolutionnaire use et promulgue cette même violence : ainsi en est-il du passage du manifeste qui explique scientifiquement l’origine des actes incendiaires de voitures. De la même manière, la guerre qui les oppose aux Ravitailleurs ne connaît pas de limite et les deux camps usent de méthodes brutales et radicales : menaces, prises d’otages, fusillades. Il rend donc compte de la violence ambiante d’un système à bout de souffle, et de la colère, de l’emportement d’une jeunesse qui s’en voit désemparée. C’est comme si nous plongions dans un délire enragé résultant d’un sentiment d’impuissance généralisé.

Le principal reproche que je fais à ce roman se trouve au niveau de l’intrigue : la mise en place d’une révolution n’est pas le cœur du propos, il s’agit plutôt d’un affrontement de communautés qui promulguent des idées révolutionnaires. Et je trouve dommage que l’intrigue principale parte directement sur le conflit entre Jeudi et les Ravitailleurs. Au lieu de rassembler autour d’un projet commun, les groupes se déchirent pour obtenir le monopole de la révolution, comme s’il s’agissait plus d’un duel d’égo. Nous assistons ainsi à de multiples péripéties : course-poursuite, échanges de coups de feu, explosions… Le lecteur se retrouve face à une violence quasiment absurde et grotesque. Dans l’interview proposée par la librairie Mollat, Eden Levin soutient qu’il s’est fortement inspiré des peintures de Pieter Brueghel l’Ancien et des écrits de William S. Burroughs, pour insérer cette part de burlesque et de grotesque au sein de son roman.

Pieter Brueghel l’Ancien, La Chute des anges rebelles, 1562 © Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

Il y aurait eu beaucoup de pistes à exploiter sur la réelle mise en place d’une révolution, sur les difficultés rencontrées pour fédérer, sur les dérives des extrêmes, mais au final l’action principale aborde davantage les querelles entre les gangs.

La véritable révolution se transmet par le propos du manifeste du collectif, engagé à l’extrême gauche : il dénonce le consumérisme, le capitalisme, l’individualisme, évoque la crise écologique, l’esclavage moderne, la crise du logement, la manipulation des médias.

Duane Hanson, Supermarket Lady (ou Caddie), 1969. Fibre de verre, résine de polyester © Ludwig forum, Aix-la-Chapelle.

Peut-être le propos est-il là ? Peut-être que ce roman interroge le rôle de la littérature dans l’engagement politique. Peut-être questionne-t-il l’équilibre entre l’expression du mal-être d’une société, et le passage à l’acte pour changer l’ordre des choses. Peut-être qu’il est en réalité question de l’intérêt de la plume face à la l’épée dans toute révolte. Dans le récit, le collectif Jeudi publie le manifeste suite à l’échec de leur première pièce de théâtre. Ne savant pas comment s’occuper en attendant la publication de l’ouvrage, ils décident de créer une nouvelle pièce. Tel que je l’interprète, il n’y avait donc pas de réelle volonté d’impacter le système par des actes significatifs dans la vie réelle, mais un puissant besoin de mettre en mots, de s’exprimer, de poser des questions pour espérer qu’elles résonnent en d’autres. Au final, la révolution s’impose au collectif Jeudi : ils agissent en réaction à la violence des Ravitailleurs et s’engagent dans un conflit sans fin.

Eden Levin mêle le genre de l’essai avec celui de la fiction, ce qui rend compte d’un propos méta-littéraire. Il remet en question la dimension insurrectionnelle de l’écrit, et par extension, son rôle en tant qu’écrivain. Ainsi nous pouvons lire dans le manifeste :

« J’ai lu quelqu’une me demander si l’insurrection pouvait avoir lieu dans les livres, alors j’écris ces mots pour la chercher. Je retourne les phrases, je déterre les sens, j’abats paragraphe sur paragraphe pour dénicher le substantif derrière lequel elle se cache. » – Page 248

L’une des grandes forces de ce roman réside, selon moi, dans l’humour noir, la politesse du désespoir qui permet de dédramatiser. Le ton est plutôt sarcastique, voir cynique : j’y suis réceptive donc c’est un aspect qui m’a beaucoup plu. Le récit joue également la carte de l’absurde. Et je pense que ce choix permet de ne pas rendre le message politique moralisateur et de ne pas le transmettre comme une vérité absolue, mais plutôt comme une utopie partagée par ce groupe et par nombre de jeunes.

Voici par exemple, un extrait sarcastique d’une émission radiophonique que le collectif écoute à un moment clé du récit :

« Commandez nos livres Winnie l’Ourson © collectors dédicacés par Xi Jinping avant la fin de la semaine et tentez de gagner un voyage dans l’un de nos camps de vacances FEMA… » – Page 131

Jeudi rend compte à la fois de la fougue et du désenchantement d’une génération. La colère, la désillusion, le dépit se ressentent au sein du collectif. Alex a rejoint le projet car il ne savait pas comment occuper autrement ses jeudis après-midi. Valencia l’a rejoint pour rebondir vers un nouvel objectif suite à un deuil, et Siegfried l’a rejoint sans même le décider, sur l’entremise de sa copine Valencia. Elena quant à elle, constitue le cerveau du collectif, celle qui a initié le projet, et qui semble profondément enragée. Je me suis retrouvée dans chacun des membres du collectif, et dans leurs interrogations, parfois entièrement, parfois partiellement.

Dans une interview sur RTS, Eden Levin explique sa démarche :

Lien de l’interview : https://www.rts.ch/play/radio/redirect/detail/14307114. Entretien avec Eden Levin / QWERTZ / 21 min. / le 12 septembre 2023

En somme, c’est une lecture qui m’a plu, car elle m’a interrogée sur l’utopie collective, sur la passivité, sur le rôle et la légitimité de l’art dans l’engagement politique. C’est un premier roman que je trouve intelligent et audacieux, car il renouvelle les codes littéraires, sans pour autant perdre en lisibilité ou en efficacité.

Aurélie Stratmains

Jeudi, de Eden Levin, aux éditions Notabilia. https://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/catalogue/jeudi/

Une mère étrangère, de Daniele Laufer, (Bayard Récits, 2023) | par Justine Rein (LiMés)

Source : Editions Bayard

Publié chez Bayard Edition à l’occasion de la rentrée littéraire 2023, le livre Une mère étrangère de Danièle Laufer est décrit sur leur site comme étant « Un récit à deux voix, celles de l’autrice et de sa mère, sur la transmission et la mémoire traumatique ».

Il s’agit d’un récit universel sur le traumatisme causé par les camps de concentration sur une jeune femme qui a eu comme seule faute le fait d’être née de descendance juive, sur le fait qu’elle a eu beau en ressortir physiquement, elle n’a jamais réellement guéri de ce qu’elle y a subi. C’est également le récit d’une jeune fille qui n’a jamais réussi à comprendre sa mère qui était si froide avec elle pendant toute son enfance, et avec qui elle n’a pas pu former de réels liens, et qui a ainsi dû naviguer le monde sans pouvoir s’appuyer sur le soutien et confort celle-ci. Enfin, c’est le récit d’une rencontre entre une mère et sa fille, plus de 35 ans plus tard.

 

« Ma mère m’a fabriquée trop tôt après sa sortie de l’enfer, beaucoup trop tôt. Des années après, elle est toujours incapable de vivre. Elle se contente de survivre. » (page 14)

Nous avons d’un côté Danièle, une enfant pleine d’imagination, vivant avec ses parents à Casablanca, au Maroc, et qui entretien relation complexe avec sa mère, froide et détachée, et qui montre rarement l’affection qu’elle lui porte. Nous allons ainsi la voir grandir, faire ses premières expériences de vie, le tout affecté par cette relation compliquée avec sa mère.

 

« Très tôt, j’ai senti que les mots ne vivent pas tout seuls. Ils ont l’air cajoler pour mieux meurtrir. Ils plaisantent pour mieux blesser, ils murmurent pour égratigner. Les mots ne parlent vrai que dans les yeux. » (page 13)

Parallèlement, nous avons des chapitres narrés par sa mère, dans lesquels nous découvrons sa propre enfance en tant que jeune fille de confession juive, née en Allemagne en 1915, ainsi que son expérience dans les camps d’internement, puis de concentration, en tant que jeune femme. Bien que cette partie du récit soit à la première personne, le lecteur n’est pas particulièrement invité à se mettre dans la peau de la narratrice, mais plutôt dans celle de Danièle, qui découvre pour la première fois le contexte dans lequel sa mère a grandi. En effet, il s’agit en réalité d’un long monologue, et nous comprenons dès les premières lignes que la narratrice s’adresse directement à sa fille, qu’elle va interpeller ou tutoyer à plusieurs reprises, afin de lui raconter son histoire. Nous devinons simplement les interjections de Danièle, qui sont complètement coupées du texte dans le but de laisser entièrement place à sa mère dans le récit de sa vie.

On retrouve dans les chapitres narrés par Danièle plusieurs marques de ce traumatisme que sa mère a vécu dans les camps de concentration. Bien qu’il soit relativement facile pour un lecteur de comprendre cette peur des poux, où l’importance qu’elle apporte à la propreté ou au fait de terminer son assiette, Danièle, dépourvue de ce contexte dans lequel sa mère a vécu, ne comprend pas.

 

« Je veux faire une parenthèse, Danièle. Tu me reproches d’être maniaque. Tu comprends pourquoi, maintenant ? Je te parle souvent des endroits où j’ai vécu, des lits. Est-ce que tu peux imaginer à quel point il est capital d’avoir un coin à soi et un vrai lit ? »
(page 109)

Lorsque la sélection de livre nous a été présentée en septembre, j’ai tout de suite été intriguée par ce titre. Une mère étrangère. C’est alors avec curiosité que je l’ai choisi comme premier livre à lire de cette sélection de la rentrée littéraire 2023.

À plusieurs reprises, dans les chapitres narrés par la mère de Danièle, j’ai ressenti comme un sentiment de détachement émotionnel. Cela s’explique sûrement par le fait que l’autrice a conservé le témoignage tel que sa mère le lui a raconté, à l’exception de quelques notes de bas de page. J’ai interprété le fait de raconter son histoire de manière factuelle comme une façon de s’éloigner, et ainsi de se protéger, de ce passé qui l’a tant hanté.

Le thème de l’aliénation à la religion est également omniprésent tout au long du récit, en particulier dans les parties narrées par Danièle. En effet, bien qu’ayant grandis dans une famille de confession juive, elle ne connaît rien du judaïsme en grandissant. Par exemple, le Shabbat, qui est une journée pourtant centrale dans cette religion, est pour elle un rite inconnu. Une partie m’a particulièrement marqué : lors d’un après-midi chez des amis à ses parents, un de leurs enfants demande à une jeune Danièle qu’elle est sa religion. Lorsqu’elle lui répond qu’elle n’en a pas, il lui dit que ce n’est pas possible, seuls les fous n’ont pas de religion. Elle va alors voir son père pour lui demander, et il l’informe qu’ils sont juifs, comme s’il s’agissait d’une évidence, bien qu’elle n’ait pas été baignée dedans. C’est ainsi que Danièle a appris que sa famille était de confession juive.

Quoique difficile à certains moments, j’ai beaucoup apprécié ma lecture d’Une mère étrangère. La seconde Guerre Mondiale et les camps de concentrations sont des sujets qui ont été abordés tout au long de notre scolarité, mais la découverte de nouveaux témoignages permet toujours d’apprendre de nouveaux aspects de cette période de l’histoire. J’ai trouvé le choix de l’autrice de mélanger sa propre histoire avec celle de sa mère judicieux, puisque ça m’a permis, en tant que lectrice, de mieux me rendre compte de l’impact que ce que sa mère a vécu a eu sur elle. Que l’horreur ne s’est pas arrêtée à la sortie des camps, puisque ça l’a empêché de tisser des liens avec sa propre fille. Cela est d’autant plus triste que nous nous rendons vite compte au début du récit que Danièle est très similaire à sa mère dans son enfance, et qu’elles auraient pu être très proches, si ce n’était pour la douleur de son passé.

 

« Ce livre est la seule véritable rencontre qui ait jamais eu lieu entre ma mère et moi. Nous sommes réconciliées par-delà la mort. L’amour ne sera plus jamais empêché. »
(page 132)

Dès que sa bouche fut pleine de Juliette Oury | par Aurélie Stratmains (LIMés)

 

Juliette Oury, Dès que sa bouche fut pleine (2023) © Flammarion éditions

Au premier regard, le ton est donné : sur un fond jaune, la Vénus de Botticelli maintient contre sa poitrine une sucrerie qui nous évoque les plaisirs gourmands. Le titre, quant à lui, est pour le moins intriguant et invite à se pencher sur le résumé. Celui-ci pose le principe du roman et lève toute ambiguïté : dans cette fiction, la place du sexe et celle de la nourriture sont inversées. L’idée est pour le moins originale et promet au lecteur d’innover, de par cette approche audacieuse. Il s’agit du premier roman de l’autrice Juliette Oury, énarque et ancienne conseillère du ministère des finances. Les éditions Flammarion ont publié, pour cette rentrée littéraire, une courte vidéo de présentation du roman :

 

Nous suivons donc une jeune femme, Laetitia, qui éprouve une sensation d’appétit de plus en plus lancinante. Elle s’ennuie dans son couple : Bertrand, son compagnon, ne passe jamais à table avec elle et se nourrit exclusivement de barres nutritives sans saveur. Il réprimande son désir quand elle lui en fait part tandis qu’elle ne rêve que de retrouver le plaisir de la nourriture comme au début de leur relation. Elle décide alors de partir à la recherche de l’interdit et de s’inscrire à des cours de cuisine clandestins en compagnie de Cheffe Jenni pour retrouver la vraie saveur des aliments. Elle confie son secret à son collègue Laurent, avec qui elle commettra quelques infidélités gustatives…

Ce roman est plaisant à lire de par sa structure : il est divisé en de courts chapitres, tels des feuilletons. Ce rythme dynamique permet de maintenir la concentration du lecteur.

Le principe d’inversion donne lieu à des situations cocasses. Ainsi, au lieu de dîner chez des amis, on passe en banquette avec eux et les hôtes proposent un déroulé pour les ébats :

« – Avec Martin, lança donc Lily, les mains jointes sur la poitrine, on voulait vous proposer de commencer la soirée par du mono-genre en entrée, et on poursuivrait tous ensemble, avec un simple échangisme pour faire la transition. On n’a pas prévu de fantaisie particulière ni d’accessoires, on s’est dit qu’entre nous ce serait une soirée à la bonne banquette, d’autant qu’on est lundi. » – Page 45

Le concept est pour le moins novateur, et le principe d’inversion fonctionne parfaitement. Il peut d’ailleurs évoquer une scène du film Le fantôme de la liberté (1974) réalisé par Luis Buñuel (qui articule son cinéma autour de la question du désir), dans lequel des invités se retrouvent à table pour y effectuer leurs besoins naturels.

Luis Buñuel, Le fantôme de la liberté (1974) © La Cinémathèque québécoise

 

J’ai cependant trouvé les protagonistes du roman génériques et manquant de profondeur sur certains aspects. En effet, nous vivons le récit à travers les yeux de Laetitia. Or, peut-être que des changements de focalisation auraient été judicieux pour creuser différents points de vue. Par exemple, pour mieux comprendre le rapport de Bertrand, son compagnon, à la nourriture, et les raisons qui ont participé à son refus de cuisiner. D’un autre côté, suivre uniquement le parcours de Laetitia nous permet d’éprouver avec plus d’intensité le vécu d’une jeune femme piégée dans une vie routinière où ses aspirations profondes sont reniées par la société. Le conformisme social l’étouffe et elle en subit les violences. Elle subit l’emprise de ses proches, la gêne de ses parents, l’incompréhension de son compagnon, et l’impossibilité de parler librement avec ses amis.

Même reproche pour l’intrigue, qui manquait parfois de dynamisme. Je n’ai éprouvé de la surprise ou de la curiosité qu’à de rares occasions. En effet, l’intrigue reprend le schéma classique des romans sentimentaux : ennui dans le couple, recherche du plaisir, infidélité, ce qui annihile l’effet de suspens. Je ne me suis pas ennuyée, mais globalement, j’ai eu quelques difficultés à m’investir émotionnellement. Cependant quelques scènes m’ont marquée et sont particulièrement éprouvantes : notamment lorsqu’il est question de ce que nous pouvons assimiler à de la violence sexuelle. Le parallèle alimentaire permet ici de relater des sujets difficiles. Les scènes sont brutales et révoltantes car le procédé d’inversion fait directement appel à notre capacité d’association.

Ainsi en est-il, lorsque, sur la demande de Laetitia, son compagnon Bertrand lui propose de passer à table en lui offrant du saumon, aliment qui l’écœure car il s’agit de chaire animale. Il la force pourtant à consommer ce met, sans son consentement, en refusant de prendre en compte ses goûts :

« Elle fit non de la tête. Il répéta : « Ouvre ». Elle ouvrit la bouche. Il poussa un râle. Il était plus grand qu’elle. Les larmes aux yeux, elle le voyait regarder dans sa bouche, elle voyait son nez frémir et ses lèvres tressauter. Il posa son pouce sur ses dents, l’empêchant de fermer la bouche, et approcha son autre main de son visage. Elle sentit son index appuyer sur sa langue. Il tâtait en différents endroits. Elle savait que sa bouche était encore pleine de saumon. […] Il enfonça profondément son index dans la gorge de Laetitia. Elle sentit ses autres doigts presser ses lèvres contre ses dents et cela lui fit mal. » – Page 137

Ou lorsque, après le cours de cuisine clandestine, un élève, Barbe Mousse, propose à Laetitia de passer chez lui. Une fois sur place, ce dernier l’immobilise et la force à passer à table en lui enfonçant un piment dans la gorge :

« Elle sentit ses yeux se remplir de larmes et ses sanglots résonnèrent dans la pièce. Au-delà de la douleur, elle était terrifiée : on détruisait ses papilles, alors même qu’elle apprenait à peine à s’en servir. Barbe Mousse serrait fort et ses bras lui faisaient mal. Il lui souffla :

– Ça a l’air de bien marcher, ma jolie. Tu es si belle quand tu pleures. J’aurais dû mettre un plus gros morceau.

Mille aiguilles chauffées à blanc s’enfonçaient dans sa bouche. » – Page 242

Le ton du roman est le plus souvent léger, caustique, ironique, ponctué par des jeux de mots astucieux qui rendent compte des points communs entre la nourriture et le sexe : le « Pornoprix » pour faire ses courses quotidiennes et remplir son panier de lubrifiants par exemple. Mais malgré cela, comme le prouvent ces extraits, les sujets abordés n’en sont pas moins dramatiques et font l’objet de problématiques graves qui sévissent encore dans notre société : banalisation du viol, agressions sexuelles et chantage, non-respect du consentement, jugement (plus particulièrement des femmes) lorsqu’il s’agit d’évoquer la sexualité. Cette capacité à dénoncer avec justesse sans pour autant en faire un récit moralisateur, constitue selon moi, l’une des grandes forces du roman.

 

Toute l’originalité repose donc sur ce principe d’inversion, exercice de style audacieux et malin. Inverser les rôles pour souligner l’absurdité de réprimer des besoins naturels est particulièrement judicieux. A cet égard, j’ai trouvé la plume de Juliette Oury fluide, et imagée, notamment lors des descriptions gustatives, qu’elle a réussi à rendre sensuelles et charnelles et qui constituent un éloge au sens du goût. Elle évoque les formes, les couleurs, les textures des aliments, leurs saveurs et l’effet qu’ils produisent sous notre palais, par le biais d’un vocabulaire riche d’évocation.

De nombreux avis considèrent qu’il s’agit d’une dystopie, ce dont je ne suis pas convaincue. Il s’agit seulement de notre réalité transposée dans une fiction parallèle. Pour moi, il ne s’agit pas d’une fiction d’anticipation sur les dangers d’une idéologie, cependant nous retrouvons le questionnement des libertés fondamentales propres à ce genre littéraire.

Lors d’une interview sur France Inter, Juliette Oury explique sa démarche :

« Pour moi, c’est un miroir de la réalité. Une réalité où aujourd’hui le tabou du sexe existe encore. C’était un des propos que je voulais aborder dans ce livre en inversant quelque chose de très trivial et quelque chose encore tabou. »

 

En somme, il s’agit d’une lecture qui questionne notre rapport au désir, au plaisir et à la liberté de l’exprimer au sein de notre société. Cependant j’ai la sensation que le roman aurait pu aller plus loin : Juliette Oury ne manque pas d’imagination et possède une belle plume, mais le récit manque de profondeur. Ce n’est donc pas un coup de coeur pour ma part mais une curiosité littéraire qui surprend et mérite malgré tout qu’on s’y attarde.

Aurélie Stratmains

Dès que sa bouche fut pleine, de Juliette Oury, aux éditions Flammarion. https://editions.flammarion.com/des-que-sa-bouche-fut-pleine/9782080429803

Les ciels furieux de Angélique Villeneuve (éditions Le Passage, 2023) | par Aurélie Stratmains (LIMés)

Angélique Villeneuve, Les ciels furieux (2023) © Les éditions Le Passage

Éblouissement. C’était le premier titre de ce roman, qui fut par la suite changé, sur les conseils de la maison d’édition Le Passage, par Les ciels furieux. Je trouve que la couverture exprime bien cette idée de l’étourdissement face au courroux : on y aperçoit un village exposé à une lumière éclatante et froide, comme traversé par un éclair. Angélique Villeneuve a déjà publié plusieurs romans et écrit à la fois pour les adultes et pour la jeunesse. Elle s’intéresse aux vies des femmes. Cette fois-ci, elle voulait écrire la langue d’un corps d’enfant, et plus particulièrement d’une petite fille.

Le récit prend place à l’est de l’Europe, dans la zone de résidence où sont cantonnés les juifs au début du vingtième siècle. Nous suivons Henni, petite fille de huit ans qui vit dans un village ordinaire avec sa famille, ses parents, son frère aîné, les bébés et Zelda, sa sœur modèle. Un soir, à la fin de l’hiver, des brigands pénètrent dans leur maison, avec pour seul objectif de piller, de punir et d’assassiner. Confrontés à cette intrusion, une partie des enfants parviendra à s’enfuir… Il s’agit ici du récit d’un pogrom : un soulèvement violent organisé contre les communautés juives, et encouragé par le régime tsariste au XXe siècle.

Photo du pogrom de Kishinev, en 1903. (Domaine public)

Cette lecture a bouleversé mes habitudes et j’ai eu quelques difficultés à m’immerger à l’intérieur du récit. En effet, il commence avec une prolepse (un bond en avant) : l’évènement de l’intrusion des brigands, qui se déroule ultérieurement dans l’intrigue, est annoncé par avance dès la première page, sans pour autant que nous ayons toutes les clés nous permettant de comprendre ce à quoi nous assistons. Cela crée un effet dramatique, qui permet au lecteur d’éprouver pleinement la confusion qui va régner dans l’entièreté du récit. Le déroulé narratif est bousculé dès le départ, et va continuer de l’être par la suite. En effet, il fonctionne par le biais de chapitres alternés : nous allons à la fois suivre la fuite des enfants suite à cette intrusion, et comprendre d’autres enjeux avec des analepses (des retours en arrière).

Il y a donc une imbrication de deux temps : le passé et le présent, les souvenirs percutants ou paisibles de la petite Henni et l’errance onirique et cauchemardesque des enfants.

Les retours en arrière nous racontent la vie quotidienne de la petite fille auprès de sa famille. A travers son regard espiègle et naïf, nous visualisons les gestes domestiques : comment on vit en communauté, ce qu’on mange, quels sont les rituels quotidiens, quel est le rapport à la foi et plus particulièrement à la judéité. Nous découvrons aussi les relations qui les unissent. Zelda, sa sœur qui a onze ans, détient le savoir et enseigne : elle endosse le rôle de mère. Dans cette fratrie, les filles sont des mères avant l’heure et s’occupent des bébés. Leur mère quant à elle, constitue un pilier mais reste mutique : elle n’enseigne rien. Elle semble distante et renfermée sur elle-même. Leur père, le second pilier familial, transmet le goût de l’apprentissage à ses filles. Il est dans l’accompagnement et il est vu comme un mensch au sein de la communauté juive, quelqu’un sur qui on peut compter. Enfin le grand frère Lev semble plutôt égoïste : il ne veut pas étudier, se bagarre souvent et ignore ses sœurs.

Ces souvenirs nous permettent de mieux saisir les refuges que la petite Henni retrouve au plus profond d’elle-même, suite à l’intrusion des brigands. Lorsque, par le passé, Zelda lui apprit à compter, elle imagina que chacun de ses doigts constituait un membre de sa famille. Au moment où se déroule l’intrigue principale (lorsque les enfants prennent la fuite), elle va s’emparer de cet outil de résistance et rebâtir sa famille avec chacun de ses doigts. Ainsi lorsqu’elle subira une épreuve, elle demandera conseil aux voix familiales de sa main en appelant des pensées bienveillantes, tel un corps à plusieurs. La petite Henni est d’ailleurs particulièrement émouvante : elle conservera ses valeurs, et sa droiture jusqu’au bout, et saura faire preuve de beaucoup de courage. Elle saura disparaître de la vue du danger (brigands, chiens, et autres menaces) tout en décidant pour elle-même lorsqu’elle se retrouvera seule.

« Un doigt une personne, avait-elle chuchoté, exaltée, en ouvrant ses paumes devant elle […]. A chaque membre de la famille serait attribué un doigt. Tel était le système qu’elle venait d’inventer. Pour commencer, elle avait compté. Le résultat était qu’une main ne suffirait pas à caser ne serait-ce que les six enfants Sapojnik. Elle choisit pour eux la main droite, car elle était droitière. » – page 49

La composition du roman est donc audacieuse mais m’a perdue à certains moments. L’utilisation répétitive d’analepses a rendu l’intrigue confuse selon moi, car le lecteur peut finir par se perdre sur la ligne du temps. Même si l’utilisation de chapitres alternés nous permet de savoir quand ces allers et retours dans le temps se produisent en regard de l’action principale, je trouve qu’il y a un déséquilibre au niveau du rythme. Les retours en arrière s’enchaînent trop rapidement, c’est pourquoi la lecture m’a paru complexe. Ajoutons à cela le style d’écriture singulier d’Angélique Villeneuve et surtout l’utilisation, dans l’entièreté du récit, du discours indirect libre qui brouille les pistes et empêche de délimiter correctement les différents locuteurs. Les propos ainsi rapportés ne se distinguent pas du reste du texte. Cependant, ce procédé fait particulièrement sens ici car le fait de rapporter les propos des autres nous permet d’intégrer le point de vue de la petite Henni, au travers de monologues. Elle reformule les dialogues ou ce qu’elle perçoit avec les mots d’une enfant qui ne comprend les scènes que partiellement.

Par exemple, lorsqu’un des brigands menace sa grande sœur Zelda et son petit frère Iossif avec un sabre, alors que les deux enfants se tiennent par la main :

« Le sabre là-haut a traversé le cri de l’homme, et tout ensemble sabre et cri sont venus s’abattre. Henni le voit. Ça tombe. Ça se glisse là. Il y a le bruit. Elle l’entend. Entre Iossif et Zelda, sur l’un ou sur l’autre, on ne sait pas. Là. Et elle aussi ça l’ouvre en deux. Elle voit et elle ne voit pas. » – page 32

Plus tard, Henni interrogera sa grande soeur Zelda, afin de comprendre pourquoi sa main est rouge :

« Est-ce qu’elle a mal, Zelda, est-ce que sa main, est-ce que ses doigts, est-ce que, est-ce qu’ils sont coupés ? Elle a vu le sang, elle a reçu au même instant un morceau du coup que sa soeur a reçu. Elle sent, elle sait, elle sait un peu. » – Page 77

J’ai trouvé la plume d’Angélique Villeneuve délicate et poétique : elle retranscrit des sons, des odeurs, des couleurs, des mouvements avec finesse, dans une sorte de synesthésie. De plus, elle a réussi à incarner des sensations de malaise et d’inquiétude. Elle arrive à dire l’indicible par l’évocation d’images, et à transmettre la violence des scènes tout en filtrant leur brutalité. Ainsi le lecteur est protégé de l’émotion qui est maintenue à distance, car il faut lire entre les lignes pour comprendre la réalité des faits.

La profonde intelligence de ce roman, réside selon moi, dans le détournement des codes de la contextualisation : chaque élément semble placé sous un voile. En effet, même si nous devinons que cet épisode se déroule dans un shtetl (une communauté villageoise juive) et que cet acte de barbarie est en réalité un pogrom, ce mot n’est jamais prononcé. Aucun lieu n’est indiqué (peut-être que c’est en Ukraine, en Biélorussie), aucune date n’est précisée (vaguement, au début du XXe siècle) : le lecteur ne sait rien de tout cela. Cette persécution pourrait se dérouler n’importe où, à n’importe quelle période et se voir dirigée vers une autre communauté. De ce fait, il revêt une portée universelle : il ne s’agit pas d’un récit historique qui rend compte des actes de barbarie qui furent commis dans une époque lointaine mais d’un récit qui porte en lui une résonance actuelle.

Issachar Ber Ryback, « Bénédiction » (du recueil Shtetl, mon foyer détruit. Souvenirs), 1917, Fusain sur papier © MoBY, musée Ryback de Bat Yam (Israël)

En somme, ce roman pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses, rien n’est dit explicitement, nous ne savons pas qui a survécu ou non au massacre, quelle est la part de réalité et à quel point elle se confond aux souvenirs, ou à l’imagination de la petite. Par ce que tout semble flou, une lecture active est requise : le lecteur écrit une partie du livre avec Angélique Villeneuve, en proposant sa propre interprétation. Tout est comme suspendu dans le temps.

Dans une interview sur Radio RCJ, Angélique Villeneuve explique sa démarche :

« C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup dans l’écriture : comment on ne comprend pas ? Comment on fait avec la non-compréhension des choses ? Et l’enfant fait quelque chose de ça, avec l’imagination, avec tous les refuges que cette petite fille trouve en elle. »

 

Éblouissement. C’était donc premier titre de ce roman, qui traduit l’état de déni de la petite fille, celui-là même qui la protège du choc brutal qu’elle vient de vivre.

À la fin de ma lecture, je me sentais perplexe, de par les éléments évoqués, qui font la singularité du récit. Je reste persuadée qu’un meilleur rythme aurait pu être trouvé. Ceci dit, la forme fait particulièrement sens avec le fond, et elle le fait avec originalité. C’est un livre qu’il faut lire, en prenant le temps de l’intégrer pleinement pour en comprendre sa force.

Aurélie Stratmains

Les ciels furieux, de Angélique Villeneuve, aux éditions Le Passage. http://www.lepassage-editions.fr/produit/les-ciels-furieux/

Georgette, de Dea Liane (Editions de l’Olivier, 2023) | par Agnieshka Perrin (Limés)

Source : Editions de l’Olivier

 

 

Intérieur jour/Chinon

29/12/2023

 

« Georgette n’est pas un prénom, c’est un qualificatif nouveau et inédit, le nom d’une relation indicible. » (p9)

Par son premier récit autobiographique publié aux Editions de l’Olivier en 2023, Dea Liane, née en 1990 en Syrie, ouvre la porte au.à la lecteur.ice sur son enfance et lui fait part du lien profond qu’elle entretenait avec la servante de sa famille, Georgette. Décomposée en douze souvenirs différents et divisé en vingt-six séquences, l’histoire commune entre la jeune syrienne et celle qui l’a pratiquement élevé touche le.a lecteur.ice en plein cœur. Georgette apparaît comme une figure ambiguë tout au long du roman, tantôt comme faisant partie de la famille, tantôt rabaissée et se faisant rappeler qu’elle reste inférieure à ces riches étrangers qui l’ont embauché. A l’époque, il était courant pour les familles syriennes d’avoir une domestique pour les aider dans leur vie quotidienne. Mais Georgette n’était pas comme les autres. La jeune narratrice, les années passant, s’est rendue compte du lien particulier qu’elle avait avec Georgette, qu’elle n’a plus revu depuis ses 13 ans. En faisant des recherches, elle a réussi à retrouver sa trace mais n’a pas osé lui envoyer de message. Le doute l’habite. Se souvient-elle d’elle ? Lui en veut-elle ? C’est pourquoi Dea Liane a décidé de coucher tous ses souvenirs partagés avec elle sur papier. Afin de rendre hommage à leur relation.

Le lien qui unit Georgette et Dea est en effet puissant, plus puissant qu’avec les autres puisque la domestique la considère comme son enfant, et l’enfant la considère comme sa seconde mère.

 

« Elle l’appelle mami. C’est ainsi qu’elle l’appelle le plus souvent, comme la mère. Les mères appellent leur enfant mami. » (p23)

La domestique l’aide à s’affirmer, la console quand elle se sent inférieure vis-à-vis de son frère. Elle a également des attentions particulières à son égard, comme par exemple toujours lui donner le cœur de la laitue lorsqu’elle prépare de la salade. Elle reconnaît que leur « lien est indéfectible, viscéral. » (p.123).

L’intégration à la famille même paraît à certains moments totale : la mère biologique de Dea et son frère se repose sur elle pour l’éducation des enfants, la domestique l’aide dans l’organisation de projets familiaux ou encore, lorsque le père, souvent absent, n’est pas là, elle prend symboliquement sa place. Néanmoins, lorsque celui-ci refait surface, Georgette est mise au second plan. Dea rappelle aux lecteur.ices le joug du patriarcat ainsi que de la loi du plus fort et du plus âgé. Le père n’hésite pas à utiliser la violence pour asseoir son autorité, sans que personne n’ose répliquer.

 

« Mon père se contient quelques secondes puis explose, […] il attrape violemment la chemise, il tire, l’écartèle, la déchire. Mon frère gémit, mort de peur, en larmes. Georgette et moi restons silencieuses à l’arrière. » (p126)

Cette pression touche toute la société ; la femme paraît être née pour servir. Le.a lecteur.ice peut déjà s’en rendre compte par le rang de domestique qui est exclusivement destiné aux femmes mais également par les faits qu’arguent Dea :

 

« J’étais la deuxième-née et j’étais la fille ; deux critères qui me condamnaient à demeurer dans l’ombre de mon frère. » (p10)

Par son statut et puisqu’elle une femme, et donc, inférieure, Georgette n’échappe pas, malgré les moments doux et agréables qu’elle passe avec la famille de Dea, au traitement réservé aux domestiques. Elle est quasiment dépossédée de tout, n’a souvent pas de chambre à elle et doit s’estimer heureuse lorsqu’elle peut dormir dans un vrai lit. En plus de devoir s’occuper de toute la bonne teneur de la maison, elle passe toujours en dernière et doit prendre ses repas après que tout le monde ait fini de manger. Les autres familles qui rendent visite ne lui prêtent aucune attention, voire la considère avec dédain. Et plus Dea et son frère grandissent, plus Georgette est écartée. La jeune autrice met un point d’honneur à condamner la servitude alors considérée comme normale à l’époque :

 

« Désormais la séparation est verticale, la hiérarchie est géographique, implacable. […] Bill a sa niche à l’extérieur, et Georgette dort au sous-sol. Dépassionner les rapports. Réaffirmer la domesticité et en masquer les traces. On peut accueillir les invités et rendre Georgette invisible. » (p124)

Malgré son infériorité sociale, l’un des aspects les plus marquants est la description que Dea fait de la domestique, plus précisément la toute puissance qui émane de Georgette, comme l’indique le titre d’un des chapitres : « Super-Georgette ». En effet, elle possède tous les critères de la super-héroïne : elle montre ses muscles pour impressionner Dea et son frère, elle fait preuve d’un courage sans égal en protégeant les enfants de tout danger extérieur. Georgette est également la personnification de l’abondance, puisque les adelphes ne manquent jamais de rien et obtiennent tout ce qu’ils désirent parfois même sans s’en rendre compte. Cette toute-puissance la rend énigmatique et entière ; ses pouvoirs paraissent surhumains, comme lorsque Dea affirme qu’elle peut chasser les scorpions et les serpents sans souci. De plus, le.a lecteur.ice a l’impression qu’elle remplit tous les rôles à la fois. En effet, elle fait le travail de toute la famille, ne rechignant aucune tâche, créant une ambivalence entre la nature de l’homme et celle de la femme : elle possède le côté maternel et peut s’habiller de manière féminine en dehors du travail mais elle utilise aussi ses muscles (plus impressionnants encore que ceux du père) pour effectuer toutes ses tâches.

 

« Georgette est notre superhéroïne, à mon frère et moi. Nous sommes fiers d’évoquer sa force invincible auprès de nos amis, nous nous sentons protégés, nous savons que Georgette pourrait mettre une raclée à n’importe qui. » (p27)

Si Georgette paraît parfois toute puissante, elle n’échappe pas à l’un des thèmes qui ressort dès le début du roman, qui est la question de la double culture, et donc de la double identité, tout comme pour Dea. En effet, avec les nombreux déménagements entre la Syrie, la France et le Liban, le récit fait voyager. Le.a lecteur.ice sent que Georgette et les enfants, doivent s’adapter à chaque nouveau lieu, à chaque nouvelle culture. Si Georgette semble avoir l’habitude puisqu’elle est devenue domestique à ses 13 ans, la narratrice doit rapidement s’adapter à deux langues différentes : Georgette lui parle arabe tout au long de son enfance tandis que sa mère biologique veut laisser cette langue derrière eux. Elle ne lui parle alors qu’en français à partir du moment où ils déménagent en France. Dea ne parle alors arabe plus qu’avec Georgette, la replongeant en enfance. L’arabe syrien la relie directement à sa seconde mère :

 

« Après le départ de Georgette je n’ai plus aucune raison de parler arabe à la maison. L’arabe syrien a déserté ma bouche vers mes quatorze ans. […] Ces mots nouveaux de l’arabe littéraire ne me servent à rien, ils ne tissent aucun lien avec personne. » (p144)

L’un des aspects du roman qui m’a le plus touché et satisfait est la manière dont Dea Liane agence ses souvenirs, pareil à un long-métrage. Le.a lecteur.ice peut y voir un hommage rendu à sa mère, qui passe son temps à capturer les moments de vie lorsque Dea et son frère sont encore petits. Elle appelle son projet le « Film de la famille », et y met une grande importance. Georgette participe également, elle a même l’un des rôles les plus importants puisqu’elle aide la mère en tant que première assistante, apparaît à l’écran, s’occupe parfois du décor. Comme dans la vie de Dea.

 

« Dans les premiers épisodes, le rôle de Georgette est central, primordial. Elle est sur tous les plans. […] Je ne me déplace pas sans elle. » (p50)

J’ai été stupéfaite de ne pas avoir vu ce détail qui m’a sauté aux yeux au milieu de ma lecture : le roman de la jeune syrienne est construit comme un film. Certains paragraphes débutent par du vocabulaire de cadreur ou de monteur et se terminent par « cut » (exemple : p112). Il est intéressant de remarquer que le récit est écrit à la troisième personne, la narratrice parle donc d’elle-même en se nommant « la petite fille ». Cette technique donne l’impression qu’elle se regarde elle-même, qu’elle observe la scène avec un œil distant, un œil de réalisatrice. De plus, le nom des chapitres peut s’apparenter à des noms de séquence et la disposition est toujours la même : si le souvenir ancré se passe à l’intérieur ou à l’extérieur, s’il fait jour ou nuit, puis la précision du lieu et enfin la date exacte où l’action se déroule. Parfois, l’autrice joue avec la construction de ses phrases, en utilisant seulement les successions de mots, ce qui donne l’impression qu’elle dépeint une photo. L’originalité de Dea réside dans cette impression qu’elle utilise plusieurs médiums, comme si elle jouait sur différents tableaux pour se remémorer ses souvenirs, alors que son outil principal est sa plume. Produira-t-elle un jour son propre film, à la manière de sa mère, sur Georgette et le rôle qu’elle a joué dans sa vie ?

 

Georgette est un livre de justice, d’hommage. Il se lit facilement et Dea Liane arrive à faire rentrer le.a lecteur.ice dans sa mémoire, ses souvenirs, sans lui donner l’impression de trop s’immiscer dans son intimité. A titre personnel, je me suis sentie touchée par l’histoire que Dea ose partager, sans filtre, sans honte. Elle reconnaît qu’elle ne mesurait pas la situation à l’époque, puisqu’elle était encore une enfant. Seul restait le manque de Georgette quand celle-ci décide de quitter la famille, Dea alors âgée de 13 ans. Ce roman sonne comme une demande de pardon, directement adressée à sa seconde mère. La fin du récit était poignante et m’a donné envie d’en savoir plus sur la suite de la relation que Dea entretient avec Georgette. Pour un premier roman, l’autrice syrienne réussit son pari ; rendre hommage à la domestique qui a partagé son enfance, en rappelant le rôle primordial qu’elle a joué dans sa vie.

 

Cut.

Les ciels furieux de Angélique Villeneuve (éditions Le Passage, 2023) | par Ludivine Bel (Limès)

Les ciels furieux
Angélique Villeneuve

« Il y a la glace et le bruit de l’eau. C’est la rivière, qu’on ne voit pas mais qu’on salue (…) Ce sont les gouttes qui abreuvent la terre. C’est la fonte. C’est le froid qui se retire dans un clapot mouillé. »

Au coeur de cette nature sauvage, poétique, pratiquement irréelle, nous suivons Henni une jeune enfant de huit ans durant une journée de sa vie, une journée où sa vie a basculée. Née dans une famille juive, elle vit une vie paisible dans son village d’Europe centrale avec sa mère, son père, ses frères et sœurs ainsi que sa grand-mère. 

Ecrit à la troisième personne, ce roman nous plonge dans les pensées de cette petite fille. Nous comprenons l’amour infini qu’elle porte à chaque membre de la famille et en particulier à sa sœur Zelda, alors âgée de onze ans. Rapidement nous découvrons une famille atypique dans laquelle les filles aînées s’occupent des nouveau-nés comme si c’était les leurs. C’est ainsi qu’Henni se retrouve en charge de son petit frère, tout juste né et sous sa responsabilité. 
La vie suit son cours jusqu’à cette fameuse nuit où tout vole en éclat. Un groupe d’homme pénètre dans la maison et fait preuve d’une violence et d’une barbarie insoutenable. Henni et Zelda parviennent à s’enfuir mais se retrouve séparées au cours du récit. Nous avons alors accès à un monde totalement nouveau, à travers les yeux d’une enfant qui nous décrit ce qui l’entoure sans filtre.

Ce livre hybride, à la fois roman et poème, nous offre une écriture lyrique, une ode à la nature. Au travers de figures de styles ou encore de l’écriture fluide semblable à une mélodie, nous découvrons une nature personnifiée à travers les yeux d’une enfant. Tantôt magique, tantôt effrayante, elle nous plonge dans l’angoisse de la fuite, nous maintient dans l’inconnu.

Le récit est construit sur deux plans, deux temporalités. La première, le passé, nous permet de découvrir Henni et sa famille au travers de souvenirs et ce, tout au long de l’histoire. La seconde, le présent, nous sert plus ou moins de fil conducteur afin de rester ancré dans l’histoire. Au travers du présent et de la fuite d’Henni, apparaissent les souvenirs, des personnes, des bribes. Ces souvenirs disparates sont autant un apport qu’un handicap à la lecture. En effet, ils nous perdent souvent car ils peuvent être décousus, sans rapport avec la situation présente et se succèdent très souvent les uns les autres beaucoup trop rapidement. C’est à dire que nous suivons une situation passée avec des personnages puis, la ligne suivante, nous sommes un an plus tard et ce ne sont plus les mêmes personnes dont il s’agit.

Ces alternances de temporalité permettent cependant à l’autrice de tenir le lecteur en haleine puisque nous restons durant une bonne partie du livre sans savoir réellement ce qui s’est passé le soir de cette tuerie, si les autres membres de la famille sont en vie ou pas et si Henni va s’en sortir et rentrer chez elle. L’entretien permanent de ces questionnements ne nous permettent pas de prédire la fin, cependant, cela peut aussi nous lasser. En effet, ce livre n’est pas un thriller ou un livre policier, de ce fait nous n’avons pas de réels apports au fils de la lecture qui pourrait nous permettre d’avancer dans cette « enquête » de ce qu’il s’est passé et ce n’est pas le but. Le fait d’avoir en point de vue principal une enfant limite les apports. Elle est dans la découverte du monde qui lui semble trop grand, trop froid, trop effrayant, sa famille lui manque et finalement nous ne sommes que simple spectateur de cette découverte.

Là où le choix d’avoir Henni en personnage central est intéressant c’est lorsque la tuerie a lieu. Etant une petite fille elle ne comprend pas ce qu’il se passe alors que nous lecteurs, comprenons parfaitement. L’écriture change également à ce moment là, elle se veut plus discrète, les horreurs qui se produisent ne sont pas décrites, pire, on nous laisse les deviner, les imaginer.
Cette innocence et cette pureté nous y sommes confrontés tout au long de récit puisqu’Henni n’a qu’une seule idée : retrouver sa sœur et surtout sa famille. Elle va même jusqu’à identifier chacun de ses doigts aux membres de sa famille pour qu’ils soient toujours avec elle. 

Lors de ma lecture j’ai eu beaucoup de mal à m’identifier à l’héroïne puisque c’est une enfant très contemplative de ce qui l’entoure. Cette passivité ne m’a pas permis de me plonger dans le livre. Les différents aller-retour dans le passé puis le présent m’ont également perdu car ils ne sont pas toujours pertinents. Les changements rapides de personnes et de temporalité m’ont aussi dérangé bien que la plupart soient nécessaire pour comprendre la famille et l’univers dans lequel vit Henni. Je ressors de cette lecture assez mitigée puisqu’au delà des points abordés précédemment l’écriture m’a vraiment accrochée. En effet, semblable aux sonnet, l’écriture lyrique utilisée rend la lecture fluide et douce, on se laisse facilement porter par le récit un peu comme si on montait en voiture et qu’on laissait le conducteur nous emmener là où il le désire pendant que nous contemplons le paysage. Je pense qu’il est nécessaire de faire plusieurs lectures de ce roman afin d’en comprendre toutes les nuances.

Source : Babelio

 

« Quand j’étais enfant, j’étais persuadée qu’être amoureux était dangereux, à cause du mot tombé auquel il est accolé. » (p35)


L’Unique Objet de mon regard est le premier roman d’Amélie Lacroix publié chez les éditions Cambourakis en août 2023. L’autrice met en scène une narratrice qui se remémore le début, les hauts et les bas, et la fin de sa relation d’une quinzaine d’années avec une certaine E. Elle se remémore avec précision leur rencontre, le coup de foudre qui lui est tombé dessus, sa patience en attendant que l’élue de son cœur accepte. N’assumant pas ce début de relation auprès de ses proches et d’elle-même, E. ne faisait que des vas et viens, flirtant avec la narratrice un jour, dormant dans les bras d’un homme l’autre. Leur relation se résume à ces mouvements de vagues constants : un jour oui, un jour non, ce qui fait grandement souffrir la narratrice. Après la description d’une passion dévorante, les premières disputes sont vite retranscrites, escaladant toujours plus dans la violence psychologique et physique. Le lecteur constate que la narratrice sombre de plus en plus dans les affres de la dépression dû à la toxicité de la relation avec E. et aux décès de ses proches, qui s’accumulent (sa tante, sa collègue, l’annonce du cancer de son père…). Finalement après quinze années de relation bancale mais de liens solides, elle décide de définitivement couper les ponts avec E. après que celle-ci ait fait une remarque choquante par rapport au cancer de son père. La fin du livre se consacre au point de non-retour de la narratrice : sa (presque) tentative de suicide. Elle comprend alors qu’elle doit chercher de l’aide, choisit de se faire interner dans un hôpital psychiatrique pendant quelques semaines. Là-bas, elle se reconnecte à sa fibre artistique et à son désir d’honorer sa mémoire, ses souvenirs. L’écriture devient alors son outil de guérison ; elle trouve un moyen de consigner son histoire, donc à enfin se recentrer sur elle-même et à être un peu plus apaisée par rapport à sa relation avec E. La création artistique la sauve d’une longue descente aux enfers, ce qui clôt le récit sur une note d’espoir.

 

« Désormais, notre amour dispose d’un endroit, je n’ai plus besoin de nous chercher, nous sommes dans ce livre, c’est ici que nous sommes désormais. » (p165)


La narratrice embarque le lecteur dans toute la complexité du lien qu’elle a avec E. en relatant l’amour, le pardon, la haine ou encore la désillusion qu’a engendré cette relation. Les thèmes de la destruction et de la reconstruction jouent un rôle essentiel dans le récit de cette histoire. Une grande partie est aussi dédiée à la guérison lente et tardive de la narratrice, ainsi que son rapport à la douleur et à la mort (elle est en deuil du début jusqu’à la fin). L’art paraît être primordial dans sa vie puisqu’elle rattache certains moments vécus, surtout les moments où l’amour entre elle et E. était le plus pur, à des œuvres d’art ou des expositions qu’elle a visitées aux quatre coins du globe.
Le récit est écrit à la première personne, avec de nombreux bonds dans le passé pour revenir au présent, ce qui rend parfois la lecture difficile à suivre chronologiquement. L’explication peut être trouvée dans une interview d’Aurélie Lacroix pour la rentrée littéraire 2023 de Cambourakis où elle y présente son livre (lien : https://www.youtube.com/watch?v=rnbJ1dHYSWI&t=793s). Elle avoue avoir voulu retranscrire au mieux l’intensité et le chaos de la relation entre la narratrice et E., d’où le choix chronologique non linéaire, un rythme qui permet d’être en harmonie avec le vertige. L’écriture est douce et sensible, parfois poétique, mais certaines scènes sont dures voire insupportables.

 

« Elle hurlait, je craignais ses excès. Je savais qu’il ne fallait jamais la contredire, la contradiction la mettant dans un état de rage proche de la folie. » (p112)


Personnellement, le personnage de E. m’a fait sortir de mes gonds plus d’une fois ; on sent qu’elle ne cherche qu’à faire souffrir la narratrice, qu’elle y prend du plaisir. J’ai ressenti de l’agacement lorsque la narratrice retombait dans les schémas toxiques de la relation, comme si elle n’avait pas appris la leçon (Aurélie Lacroix a certainement réussi son coup, peut-être cherchait elle justement à armer le lecteur contre les potentielles relations toxiques de leur vécu/à venir). Or, faisant écho à des choses que j’ai vues/que j’ai vécues, je comprends aussi parfaitement ce qu’elle ressent. La dépendance affective touche un grand nombre de personnes, et il est difficile de faire fonctionner sa raison quand le cœur crie de ne pas écouter la petite voix dans notre tête qui nous met en garde. Lorsque nous voyons des personnes de notre entourage, ou des personnages de fiction, souffrir en continu à cause d’une relation toxique, nous voulons que cette relation cesse à tout prix et au plus vite, pour éviter au maximum le mal que cela peut engendrer. Mais là où il y a la souffrance et la haine, il y a l’amour, parfois beaucoup plus puissant que toutes les émotions négatives que la toxicité engendre. Il s’avère la plupart du temps difficile de couper ces liens empoisonnés, ce que cherche à démontrer le personnage principal. L’autrice pose alors indirectement la question universelle : jusqu’où peut-on aller par amour ?

 

« Et j’avais honte d’appeler encore au secours, j’avais honte d’aimer qqn qui pouvait avoir ce genre de comportement et j’avais honte de mon incapacité à agir, de mon incapacité à me défendre et à ne pas tolérer qu’elle me traite de la sorte. » (p113)



Au-delà de cet agacement de l’aveuglement de la narratrice, je dois avouer m’être quelque peu ennuyée. Il n’y avait pas de rebondissements inattendus, c’est l’histoire d’une relation avec ses hauts et ses bas, point. Je savais où l’autrice voulait m’emmener. Pire, depuis le début, je savais que la narratrice avait arrêté la relation, avait réussi à guérir, elle ne fait que raconter ses souvenirs. Ce qui me tenait en haleine était de connaître le point de rupture, le moment où elle allait enfin comprendre une bonne fois pour toute la nocivité d’E. Cette prise de conscience était un peu floue ; alors que la narratrice émet clairement le fait de ne plus jamais avoir affaire à E., elles se recroisent plusieurs fois, avec toujours la même ambiguïté, cette impression de non-achevé flottant dans l’air. Néanmoins, l’annonce du suicide de E. est abrupte et floue, abasourdissant le.a lecteur.ice ; l’autrice s’est jouée de lui.elle, en disséminant des indices comme quoi E., au moment où la narratrice retranscrit ses souvenirs, était toujours vivante. Le retournement de situation est soudain. Pourtant, de manière générale, je trouvais que le thème principal n’était pas si original, la toxicité dans les relations étant un thème assez abordé.

Ce qui me faisait (quand même) apprécier la lecture était les mots choisis par l’autrice pour relater ses souvenirs, la poésie dans chaque situation, même les plus difficiles, ce qui rendait la lecture fluide. Le lecteur comprend dès les premières pages que l’écriture est l’arme de la narratrice, celle qui lui permet d’affronter ses vieux démons. Et elle le fait avec succès.

L’Unique objet de mon regard, de Aurélie Lacroix (Cambourakis, 2023) | par Agnieshka Perrin (Limés)

Jeudi, de Eden Levin (Notabilia, 2023) | par Paul Susini (Limès)

Ce livre est gardé par un hamster, armé d’un fusil mitrailleur, vous fixant dans les yeux. Difficile d’interpréter les intentions d’un hamster. Bloque-t-il le passage ou, au contraire, vous défie-t-il d’entrer ?

Si vous passez la frêle sentinelle murine, vous découvrirez qu’elle protège l’histoire des quatre révolutionnaires du collectif « Jeudi ». Issus d’une licence d’arts du spectacle et suite à une déception théâtrale, ils se révoltent contre tout, contre rien, contre on-ne-sait-pas-trop-quoi mais pas « pour » quelque chose. L’objectif est de détruire et de laisser aller leur colère. C’est la révolution pour la révolution. Malheureusement pour eux, il n’y a de place que pour un seul collectif de théâtre révolutionnaire en France. C’est donc une escalade de violence lorsqu’ils croisent, par hasard, la route du collectif des « Ravitailleurs ». Ils n’ont fait qu’écrire un livre pourtant.

« L’ouvrage, 73 pages A4 en Times New Roman police 11, s’intitulait Révoltes : pour une victoire populaire. C’était une bombe. » Eden Levin

Quelle que soit votre opinion avant Jeudi : révoltée contre le monde ou désabusée de celui-ci (je ne conseille pas cette lecture si vous êtes parfaitement satisfait de l’état de notre société), que vous le lisiez avec un œil tranchant ou au contraire avec les yeux émoussés de lassitude, vous ressortirez confortés, armés de nouveaux mots, pour affronter la société. Après cette secousse, vous en sortirez réveillés. C’est un livre qui interroge, tant par sa forme hybride fantastico-réaliste que par son thème révolutionnaire. Quel est l’objectif d’Eden Levin ? Nous ne pouvons que l’imaginer mais il semble poser la question : la plume est-elle plus forte que l’épée ?

« Ils avaient des fusils. Je n’ai que mes bouquins. » Eden Levin

Fort heureusement, c’est par la plume que l’auteur aborde le sujet. Ce qui semble indiquer son parti pris. Pourtant, sans jamais donner à lire le pamphlet anti-establishment de ses protagonistes, il permet à chacun d’y projeter ses propres idéaux, ses propres colères. Le texte du collectif « Jeudi » vise tout le monde, ce qui offre une grande liberté de révolution mais place ses auteurs dans les viseurs. Si les mots dirigent les armes, alors vous ne saurez pas sur qui tirer.

Libre à chacun d’avoir son opinion à la fin du roman. Pendant la lecture, l’encre et le sang confluent et accélèrent dans un tourbillon grandissant de délire. Les mots s’égrainent tels les balles d’un revolver, fusants dans toutes les directions à mesure que l’intrigue progresse. Dans le fil rouge de l’histoire du collectif « Jeudi », sont enlacées des saynètes surréalistes. Seul leur cynisme anticapitaliste et quelques pages de journaux les relient à l’histoire, jusqu’à ce que la fin fusionne ces morceaux éparses dans une apothéose de folie et de fureur. À partir de l’idée, a priori comique, de ces quelques « loosers » qui veulent renverser le monde, Eden Levin livre un roman cathartique et critique sur la société qu’il révèle dans toute sa violente absurdité.

« Dans une révolution, on doit triompher ou mourir. » Ernesto Che Guevara

Tumeur ou tutu de Léna Ghar (Éditions verticales, 2023) | par Paul Susini (Limès)

Tumeur ou tutu est le monologue intérieur d’une enfant qui cherche à comprendre l’Humanité pour s’y intégrer. Son titre, à l’image du récit, entrelace, dans un jeu de mots, les domaines du morbide et de l’enfance. Abordant des sujets pénibles et malgré la violence de ces évocations, ce n’est pas un roman qui dénonce mais un roman qui cherche. Pour ce faire, Léna Ghar explore le langage par la création de mots et les détournements lexicaux : elle invente un code langagier dont elle seule connait la clé. Empêtrée dans les méandres de sa propre cognition, la narratrice est en quête de sens. Nous avons alors deux possibilités : chercher les réponses avec elle ou nous laisser porter par la beauté de ses pensées.

Installés dans l’esprit de la narratrice, nous traversons avec elle ses années d’enfance dans un univers familial empli de douce violence. Nous voyons à travers ses yeux qui ne sont pas des fenêtres sur le monde mais des kaléidoscopes transformant la réalité dans son imaginaire enfantin. Cette enfant n’est pas une feuille blanche et lisse – à l’inverse des pages que nous tournons. Elle est froissée et entachée par le contexte dans lequel elle grandit. Sur elle, s’impriment les mots des adultes qu’elle s’approprie, les comprenant comme elle peut, avec les pièges de l’oralité. Cette appropriation de vocabulaire qu’elle interprète à sa manière, fais naitre en nous un malaise, voire de la pitié pour cette enfant qui ne mesure pas le poids des mots.

L’évolution de la narratrice jusqu’à l’âge adulte, nous permet de voir comment ce langage intérieur, cet imaginaire, se conserve au cours du temps comme les traumatismes. Elle évolue et s’émancipe mais ne parvient pas à se sentir adulte, enfermée dans son système de pensée. Les gens restent des spartiates, son père Swayze, sa mère Novatchok,ses frères Grandoux et Petit Prince, sa maison la praison, etc. Son incapacité à s’inclure dans le genre humain, qu’elle nomme son immanité, s’aggrave avec le temps. Elle essaye l’alcool, l’amour et les mathématiques mais rien n’y fait. La monstre en elle ne la laisse pas tranquille, sa détresse intérieure est indéchiffrable. Nous voulons l’aider ! Nous voulons comprendre avec elle ce mal-être qui la submerge. On souffre à ses côtés puisqu’elle est honnête avec nous, puisque nous sommes branchés directement à son cerveau. Elle ne ment pas, elle ne sait simplement pas.

A grand renforts de jeux de langage et de théorisations mathématiques, Léna Ghar tente d’expliquer tout ce que ni les mots, ni la logique ne peuvent appréhender. Paradoxalement, elle cache son héroïne derrière la multitude de signes qui doivent la révéler. L’exploration de cette intériorité cryptée, comme nous l’avons dit, nécessite une clé, qui ne nous est donnée qu’à la fin du livre.

Triste Tigre , de Neige Sinno (Éditions P.O.L, 2023) | par Louise Dautry (M1 Limés)

Neige Sinno © Joël Sage / AFP
Citation tirée d’un extrait du passage de Neige Sinno dans l’émission La Grande Libraire diffusée le 20 septembre 2023

Triste Tigre est le troisième ouvrage de Neige Sinno, publié en août 2023 aux Éditions P.O.L. Cette fois, Neige Sinno s’éloigne de la fiction et nous livre une part intime de sa vie. Avec Triste Tigre, Neige Sinno nous propose un texte hybride, à la croisée des genres entre conte pour enfants, essai et récit autobiographique. Neige Sinno qualifie son œuvre comme étant un essai lyrique. Elle entremêle ses émotions, ses connaissances et limites personnelles afin de créer un récit qui se transforme rapidement en quête à la recherche de… De quoi d’ailleurs ? D’une vérité ? Mais laquelle ? Il faut accepter de faire le deuil d’un quelconque dénouement en commençant Triste Tigre. Neige Sinno nous emmène à l’intérieur de son être et nous laisse voir l’étendue de sa colère, celle qui déborde et s’insinue dans chacune de ses réflexions.

Lorsque nous ouvrons le livre, le titre de la première partie ne nous laisse aucune échappatoire. Nous lisons « Portrait de mon violeur » et nous savons pertinemment que nous ne sortirons pas indemnes de cette lecture. Le ton est donné. Cependant, Neige Sinno réussit à nous offrir des moments de répit au milieu de l’horreur dans laquelle elle nous a plongés, grâce à la structure de son récit. Elle juxtapose à son témoignage des articles de presse, des extraits d’études portant notamment sur les expériences de l’adversité dans l’enfance (Adverse Childhood Experience) et des références à des œuvres littéraires telles que Mémoire de fille d’Annie Ernaux, Poesía completa d’Alejandra Pizarnik, Moments of being de Virginia Woolf et bien d’autres encore. Cette construction lui permet de créer une œuvre qui transcende la narration de son vécu en s’efforçant d’apporter un regard extérieur, lui permettant d’analyser ce qu’elle a traversé.

Cette prise de recul est renforcée par la manière dont elle nous investit dans la construction de son œuvre. Ainsi, Neige Sinno n’est plus seule face à son vécu, nous conviant à partager ses questionnements concernant l’écriture de son livre. Elle nous invite à devenir à la fois témoins et acteur·rice·s du processus de création. Son tiraillement quant à la forme que revêt son écriture, et plus particulièrement vis-à-vis du genre autobiographique, transparaît dans ses réflexions.

« Je n’écris pas volontiers dans cette forme autobiographique. J’aimerais pouvoir m’évader de la première personne du singulier, pouvoir me réfugier dans un pluriel quel qu’il soit. Ne pas avoir l’impression désagréable de raconter ma vie. » p.256

De plus, Neige Sinno expose les dilemmes qui lui sont imposés par la création de son œuvre. En écrivant ce livre, elle a le sentiment d’accorder à son violeur le souhait narcissique et destructeur de laisser une marque indélébile sur sa victime. Puis, elle partage sans détour ses inquiétudes quant à la réception et la postérité de son œuvre, sans craindre d’offenser ses lecteur·rice·s.

« Ce livre lui donne encore raison. Je veux qu’il existe cependant, mais je ne souhaite pas qu’il ait beaucoup de lecteurs. Car ce serait une façon d’exister dans la littérature non pas par mon écriture mais par mon sujet, ce qui a toujours été ma hantise. Et surtout ce sujet-là, que je n’ai pas choisi, ni voulu, ni créé. Exister à mon tour par le biais de quelque chose que je n’ai pas fait mais qu’on m’a fait. Quel cauchemar. » p.102

Cet extrait est d’autant plus impactant qu’il exprime un souhait allant à l’encontre de la réalité actuelle, Triste Tigre ayant été honoré par de nombreux prix littéraires dont le prix Femina, le prix littéraire du Monde et le prix Goncourt des lycéens. Malgré ses appréhensions liées au destin de son œuvre, Neige Sinno souligne l’imposante nécessité d’écrire ce livre comme un moyen de s’éloigner davantage de son violeur et de ce qu’il lui a fait vivre.

« Et pourtant je vais l’écrire quand même, dans une espèce de rébellion insensée. Prendre ce taureau par les cornes et le faire tourner en bourrique. Le saouler de paroles et de raisonnements jusqu’à ce qu’il craque, qu’il supplie que j’arrête et qu’il me laisse enfin en paix. » p.103

Mais ce qui m’a profondément marquée dans cette œuvre, c’est l’honnêteté tranchante de Neige Sinno. J’ai la nausée lorsque je referme Triste Tigre. Neige Sinno ne fait aucune concession. Elle prend soin de ne jamais dissimuler la laideur de la vérité. Pour autant, elle a conscience de la violence de ce qu’elle relate et pour cette raison, s’excuse auprès de ses lecteur·rice·s.

« Ce sont des orgies totales dont je vous passe les détails, sauf un, plutôt sordide, désolée. » p.90

Neige Sinno décrit parfaitement les conséquences d’un/des viol(s) dans les vies des victimes. Contrairement aux fins heureuses que l’on peut voir dans les films Disney, elle ne promet aucun dénouement positif. Elle sonde les violences qui succèdent celles du viol : le poids du traumatisme que les victimes portent tout au long de leur existence, la légèreté, voire l’absence de sanctions prononcées à l’encontre des agresseurs, l’abandon de certains proches, la difficulté à fonder une famille avec la peur de reproduire ce qui nous a été imposé…

Une partie intitulée « Comment j’ai parlé à ma fille » m’a particulièrement touchée. Neige Sinno y relate les instants où elle a abordé avec sa fille les viols qu’elle a subis. Elle souligne l’importance cruciale d’être honnête avec les enfants en leur expliquant la réalité des événements à l’aide de termes que nous utiliserions si nous en parlions à un adulte. Elle prend le temps de lui expliquer ce qu’est un abus sexuel, offrant ainsi à sa fille les moyens de l’identifier rapidement si elle venait à en être victime.

« – Il te tapait beaucoup ton papa ?

– Non ce n’est pas ce qu’il me faisait, il ne me tapait pas.

– Ah bon. Il te faisait quoi alors ?

– Tu sais ce que c’est un abus sexuel ?

– Non.

– C’est quand un adulte te fait faire des choses sexuelles avec lui.

– C’est quoi ?

– Eh bien… Il me touchait mes parties intimes. Il voulait que je touche les siennes. Il m’obligeait à mettre son sexe dans ma bouche.

– Wacala ! (cette expression mexicaine lui est venue naturellement pour exprimer le dégoût, c’est une espèce de berk, ça va un peu au-delà du berk, c’est ce qu’on utilise quand on veut exprimer une répulsion profonde). » p.215

Cet extrait revêt une réelle dimension pédagogique pour toutes les personnes qui sont amenées à être en contact avec des enfants. Son importance est d’autant plus cruciale aujourd’hui, les cours d’éducation à la vie affective et sexuelle faisant débat et étant fréquemment absent des programmes scolaires.

En conclusion, Triste Tigre est le reflet d’années de questionnements sur l’emprise, les viols, leurs auteurs et leurs conséquences. Neige Sinno nous livre une œuvre hybride qui témoigne de sa nécessité d’extraire son intériorité, accompagnée du mal qui l’enferme. Triste Tigre contribue à briser le tabou entourant les violences sexuelles dans l’enfance ainsi qu’à mettre fin à la perpétuation de ces violences. Triste Tigre est un essai lyrique dont l’existence est primordiale pour bon nombre d’entre nous, que nous ayons été victimes ou non.

Triste Tigre, Neige Sinno, Éditions P.O.L, 2023

La Dent dure, de Isabelle Garreau (Dalva, 2023) | par Luna Belanger (Limes)

Si vous cherchez une lecture douce, légère, amusante ou feel good, passez votre chemin. On ne peut pas décrire ainsi ce premier roman d’Isabelle Garreau, publié aux éditions Dalva en août 2023. En le lisant, c’est plutôt de la colère que j’ai trouvé, ainsi qu’un profond sentiment d’injustice, de la pitié pour des générations entières de femmes soumises, et de la révolte. Si c’est cela que vous cherchez, un roman percutant, révoltant, mais aussi poétique, vous êtes au bon endroit.

Cette phrase symbolise l’histoire des trois héroïnes de ce roman, trois femmes liées à travers les âges : Mkeshta, Aléa et Éléonore. 

La première héroïne est Aléa, une gamine au destin injuste qui fut faite martyre d’un petit village médiéval assailli par les brutes venues du Nord. Après les flammes de son bûcher, seule reste une dent conservée dans une orbe d’ambre qui était et restera une relique transmise de femme en femme à travers les siècles.

Notre deuxième héroïne Éléonore est une fillette du XXe siècle qui, du fait de sa naissance dans une bonne famille campagnarde, doit suivre et représenter un modèle de féminité soumise. Puisqu’elle ne s’y plie pas aussi facilement que le voudraient ses parents, elle est envoyée dans un internat catholique où sa place lui est rappelée plus âprement. Elle réussit à s’enfuir, mais uniquement pour atterrir dans une nouvelle prison. Nous la suivons ensuite durant 125 pages dans sa fuite constante pour échapper au danger que représente la condition de la femme.

La dernière héroïne de notre lecture est en fait la première des femmes de cette histoire dont la voix fait trembler les hommes : Mkeshta la conteuse, vendue comme esclave sexuelle à un roi perse qui vécut au Ve siècle avant notre ère, la propriétaire de la dent qui fait toujours office de talisman féminin 2500 ans plus tard. Les dernières pages nous permettent de retracer son chemin à travers les âges jusqu’à Aléa et Éléonore.

On peut lire cette œuvre comme une réécriture moderne de la tragédie des sorcières condamnées au bûcher pour avoir osé réfléchir par elles-mêmes et se défaire du joug masculin. Un écho assez limpide y est fait, en parlant des jeunes filles placées en hôpital psychiatrique au XXe siècle : « le plus souvent elles étaient internées pour avoir, même inconsciemment, voulu jouir d’une liberté de mouvement, de la faculté de jugement, et bien sûr de la vibrante douceur de leur corps. »

Durant les premiers chapitres j’ai failli prendre l’histoire pour un conte trop caricaturé, s’enfermant dans une rengaine qui devenait tristement familière, un nouveau traumatisme arrivant toutes les dix pages. Puis je me suis laisser embarquer dans le monde d’Éléonore Bondouffle, et page après page j’avais de plus en plus envie de me battre à ses côtés contre ce monde injuste. J’étais également de plus en plus en colère contre toutes les figures masculines oppressives qu’on retrouve : le conquérant viking violent et violeur, le père qui n’hésite pas à vendre sa fille pour quelques pièces d’or, le roi perse qui dispose des femmes de son harem comme bon lui semble, le prêtre pédophile, le médecin diagnostiquant une jeune femme hystérique pour le seul motif de remettre en cause l’ordre masculin… 

En effet, pratiquement chaque homme qui croise le chemin de Mkeshta, Aléa ou Éléonore abuse de sa position de pouvoir sur elle. Certains lecteurs pourront juger cette accumulation de stéréotypes d’hommes dominateurs et cruels abusive. A ceux-ci je répondrai certes, mais au vu de l’invisibilisation, ou du moins la normalisation, de ces violences systémiques sur les femmes dans l’histoire et la littérature, cela ne cause pas tant de tort d’inverser la tendance générale en entendant un contre-discours. 

En lisant cette description de la violence dominatrice de certaines figures masculines, même si elle est exacerbée, on ne peut s’empêcher de se rappeler qu’une de ces figures au moins a réellement existé dans l’histoire de tant de femmes. Même si le récit est fictif ces figures-types et leurs caractères tyranniques sont réels au sens où ils ont existé et meurtri de nombreuses femmes à travers l’histoire. Ici, cette réalité est exagérée, mais je suis convaincue que c’est une volonté de la part de l’autrice de nous livrer un récit révoltant, pour nous faire réagir, et surtout réfléchir.

Ce qui distingue ce roman est également son écriture hors du commun. Je la décrirais comme poétique, elle a d’ailleurs des accents de conte par sa visée morale, sa dimension fantastique et ses personnages stéréotypés à la psychologie rudimentaire. Les trois voix de ce conte qui se suivent dans un ordre qui n’est pas chronologique fonctionnent bien entre elles, rendant le récit facilement compréhensible et permettant de se plonger pleinement dans l’univers de chacune d’entre elles. Ce qui est prenant, c’est que l’autrice adapte son écriture et son langage à l’environnement dans lequel se trouve l’héroïne. Son vocabulaire s’ajuste à l’époque, au pays, à la culture, au milieu actuel et ce, dans un texte aéré, réparti en chapitres courts, qui nous tient en haleine.

Trigger warning : je tiens à avertir que ce livre contient des descriptions explicites de viol, de pédophilie et de violence en général.

Quand on eut mangé le dernier chien, de Justine Niogret, (Au Diable Vauvert, 2023) | par Emma Ledru (LIMés)

© Au Diable Vauvert 2023

En 1911 le scientifique Australien Douglas Mawson arrive sur la base de Cap Denison, il a été choisi pour s’engager sur la glace de l’Antarctique dans l’objectif de cartographier ces terres encore inconnues de l’Homme. Avec lui s’embarquent dans cette expédition le lieutenant anglais Belgrave Ninnis et le sportif suisse Xavier Mertz. Les trois hommes et leurs chargements partent accompagnés de dix-sept chiens de traîneaux, des Groenlandais, connus pour leur résistance au froid polaire. Trois mois plus tard, Douglas arrive seul à Cap Denison. Il est le seul de l’expédition à échapper à la mort.

Ce roman est une fiction historique qui s’empare de faits réels, le périple de Mawson s’inscrit dans les expéditions autralasienne qui se sont déroulées entre 1911 et 1914 en Antarctique. Justine Niogret ne fait pas de suspens sur la finalité du récit, le titre de l’ouvrage Quand on eut mangé le dernier chien indique que le voyage scientifique a manifestement tourné au drame. À l’intérieur, la disposition des numéros de pages et du titre (sur le côté des pages et non pas au-dessus ou en dessous du texte comme il se fait traditionnellement) donne à l’ensemble l’allure d’un carnet de bord, à l’image de celui que tenait Mawson pour prendre des notes. La typographie du titre imite même l’hostilité du monde polaire qui grignote peu à peu ceux qui s’y aventurent. Ces détails typographiques donnent une matérialité à la glace, ils incarnent le froid, objet d’étude et de danger. 

L’intitulé des chapitres rejoint cet aspect de compte rendu scientifique. Nous avons d’abord des chiffres qui évoluent presque en ordre décroissant. Certains chapitres possèdent le même chiffre. Ils cessent d’avoir un titre dans la seconde partie du roman, après que Mawson déclare s’engager dans une lutte contre son propre corps qui semble le croire déjà mort. Ce moment cristallise un point de bascule dans le récit, ce dernier passe d’une étude dans un environnement hostile à une lutte nouvelle, un combat contre la glace et aussi contre soi-même.

Je n’avais pas connaissance du fait que le récit soit basé sur une véritable histoire, je l’ai appris au milieu de ma lecture en faisant des recherches par curiosité. Je pense que Justine Niogret a réussi le pari d’une retranscription réaliste, le début du récit m’a tellement frappée dans sa description et sa précision que j’ai voulu chercher à comprendre ce qui a poussé l’autrice à aborder ce sujet. Le choix d’un point de vue externe (bien que la focalisation soit interne) permet une distanciation permanente il sert le côté analytique, scientifique qui est de rigueur chez nos protagonistes. J’ai donc trouvé un résumé de la véritable expédition et des photos des participants, du matériel et de leurs chiens. Je n’ai eu aucun mal à appliquer à ces images les mots de Justine Niogret, ça ne m’aurait pas étonnée si ces photos avaient été conçues à partir de son texte. La note finale de l’autrice évoque d’ailleurs son travail et elle demande aux lecteurs une indulgence sur les détails et les potentielles inexactitudes que l’on peut déceler. 

Mertz, Ninnis et Murphy sur le chemin de la caverne d’Aladdin. Domaine public.

« mais sous ce vernis d’humanité se lovait la véritable nature de la nourriture. Ici, on ne mangeait pas pour grossir, grandir, se sentir repu. On mangeait pour repousser encore le moment de la mort. » p.41

Comme dans tout récit de survie, la nourriture prend une part essentielle de l’histoire. Elle est tellement cruciale que l’un des objets les plus importants est le primus, il permet de faire réchauffer les aliments. Je n’ai pas été étonnée non plus de l’importance accordée à cet objet. Lors du passage de la chute de Ninnis je me suis demandé instantanément sur quel traineau était le primus, car s’il tombait dans la crevasse alors il ne resterait assurément pas assez pour permettre aux deux hommes de survivre. J’ai eu un sentiment assez vertigineux, le choix de mettre le primus sur le premier traîneaux leur a permis d’augmenter considérablement leurs chances de survie. C’est assez terrifiant de constater à ce moment que désormais pour eux, chaque choix sera une question de vie ou de mort. Il n’y a pas d’erreurs permises avec l’alimentation. La nourriture sert la lutte. L’ouvrage lie d’ailleurs tout au long du roman la nécessité des chiens et de la nourriture, tous deux indispensables pour faire vivre l’homme sur la glace. La progression des événements laisse entrevoir une forme d’ironie tragique aux lecteurs, les chiens et la nourriture finissent par ne faire plus qu’un, en un sens, les chiens affamés mangent l’un des leurs, puis les explorateurs se voient dans l’obligation de manger leurs propres chiens pour survivre.

Mais il n’y a pas que les êtres humains qui mangent, à la page 109 la banquise elle même « ne rendait pas ce qu’elle prenait, et elle mangeait. ». Cette phrase se trouve dans une réflexion de Mawson à la suite de la mort de Ninnis, la glace personnifiée a mangé Ninnis. C’est une forme de primauté dans l’alimentation, un choix qui s’impose en permanence, manger l’autre pour survivre ou mourir.

L’un des chiens de l’expédition. Domaine public.

« Ce n’était pas la première fois que Mawson pensait au continent comme à un être, tout en reconnaissant parfaitement que si c’était le cas, il se trouvait hors d’atteinte de tout pensée compréhensible. » p.109

Le récit des évènements hostiles qui se passent sur la glace lui donne au fur et à mesure une dimension humanisante. Le monde polaire semble être doté d’une volonté propre, certains des paysages polaires sont nommés car ils possèdent certaines caractéristiques. Les sastrugi par exemple, sont des crêtes aux bords très tranchants formées par le vent. Les paysages polaires sont décrits avec des verbes de parole (« Le glacier aurait alors avoué… » p.44), des émotions (« Si les tempêtes et les vents retenaient leurs colères… » p.113). L’un des aspects captivants dans ce monde, à mon avis, est que ces zones ne semblent être là que pour défier et décourager les explorateurs. J’ai lu dans ce roman le monde polaire comme la possibilité d’un environnement qui défie de lui-même les limites de l’intelligibilité humaine. La quasi-absence de repères, l’unique aspect blanc de la terre semble inviter l’esprit humain à s’ouvrir à un autre résonnement, une réflexion qui appartient à une autre forme de temporalité. En songeant à cela j’ai compris les récurrences des chiffres et leurs significations pour Mawson, le calcul est pour lui le seul moyen d’appliquer à ce monde sa logique, il conserve ainsi sur lui une sorte de domination qui maintient sa volonté de se battre.

De plus, j’ai trouvé la dernière partie du roman haletante, Mawson se retrouve véritablement seul et nous comprenons qu’il engage une course contre la montre, aucune erreur n’est plus permise. La focalisation, bien qu’elle se fixe principalement sur Mawson depuis le début, s’est réduite par deux fois avec le décès de Ninnis et de Mertz. Le lecteur était avec les trois aventuriers, puis avec Mertz et Mawson, maintenant le récit doit trouver de quoi puiser uniquement dans l’intériorité de Mawson. Dans sa lutte finale, la tension résulte dans l’énumération des distances que fait Mawson en boucle, il songe en permanence à la distance qui le sépare de Cap Denison et nous éprouvons un soulagement à le voir parcourir les kilomètres restants. Seulement les descriptions de son corps qui tombe en lambeaux entrent directement en tensions avec les espoirs de Mawson. Cette dernière partie cristallise la guerre qui est menée entre le corps et l’esprit, une guerre que Mertz a perdu et que Mawson veut gagner à n’importe quel prix pour lui et ses compagnons disparus. Le format, assez court, des chapitres forme dans cette dernière ligne la droite une sorte de Tempus fugit, le temps s’échappe au fur et à mesure que Mawson se rapproche de la civilisation. 

Sastrugi. © Dave Weimer

«Étaient-ce nos gestes, avant la naissance de l’humain ? Se questionna-t-il en plongeant sa cuillère dans l’orbite de la Groenlandaise pour en sortir un peu de cervelle. Il avait l’impression que ces mouvements étaient archaïques, ancestraux, et repensa à la magie. » p.147

Je voudrais conclure avec une idée évoquée dans cette citation. À la première lecture, j’ai trouvé la notion de « la magie » étrange, elle apparaît très peu dans le roman mais son passage a retenu mon attention. Elle se retrouve selon moi sous forme d’écho à la toute dernière page.

Tout le long du roman, j’ai eu l’impression de lire la lutte d’un homme qui marche pour s’extirper d’un monde à part entière qui possède sa propre temporalité, bien dissociée de celle du campement de Cap Denison. Un monde dont il a pu saisir l’essence pendant quelques instants au cours de son périple et qu’il embrasse pleinement en comprenant « ce que cette terre lui avait offert ». Cette « magie » issue d’un de « la glace…le ciel blanc…juste blanc, si blanc qu’il en tuait les yeux. » peut paraître incompréhensible pour nous, après le récit de tous les malheurs que Mawson a traversé.

Finalement, cette magie c’est ce qui forge Mawson, elle semble désigner cette expérience indicible de l’homme qui s’aventure dans les extrêmes de la survie humaine et se découvre en même temps. Cet homme inaugure la révélation de soi par une mise en danger totale de son corps et son esprit. Seul lui a accès à cette compréhension pleine et entière de sa personne par sa volonté de vivre, les lecteurs n’en ont qu’un fragment. Ce fragment magique est suffisant, il nous relie à un élan vital universel. L’élan de vivre de Mawson est sans doute l’une des plus belles définitions de l’héroïsme.

Emma Ledru

La Dent dure, de Isabelle Garreau (Dalva, 2023) | par Emma Ledru (LIMés)

© 2023 Dalva

https://www.editionsdalva.fr/livre/la-dent-dure

 

Le récit suit la destinée d’Aléa, une guérisseuse anachorète du VIIIème siècle, d’Éléonore, une jeune fille bourgeoise des années 80, et enfin de Mksheta, une conteuse itinérante.

Ces trois femmes vivent marginalement dans des pays et des temporalités différentes. Pourtant, il existe un point commun entre elles, une mystérieuse dent figée dans l’ambre. 

 

Isabelle Garreau évoque tour à tour la Gaule mérovingienne, La Perse Antique et les années 80 françaises. Dès le début de ma lecture, j’ai été stupéfaite par l’érudition de l’écriture, on ressent l’intérêt de l’autrice pour ces époques qu’elle décrit en détail et avec poésie. Au début, je me suis sentie un peu perdue en lisant la contextualisation historique qui fait appel à des connaissances pointues que nous ne possédons pas tous. Mais le parcours d’Éléonore, qui est le plus proche de notre réalité et qui prend la plus grande place dans le récit, m’a donné un ancrage compréhensible pour l’ensemble du récit. 

«Elle en avait sa claque de ceux-là qui, au coeur de son intimité, avaient exercé leur contention malsaine.» p. 137 

© funky – data

 

Au cours de l’histoire, j’ai rencontré des personnages masculins tyranniques, des guerriers, un prêtre corrompu ainsi qu’un sultan. Tous ne supportent pas l’opposition, et encore moins des rébellions féminines. Ils occupent absolument toutes les sphères du pouvoir, le sultan domine son peuple, le prêtre domine la religion, le père domine sa famille…etc. Je n’ai pas pu m’empêcher de réprimer des gestes de dégoût devant les actions qu’ils accomplissent pour asseoir leur autorité, c’est d’autant plus choquant car je sais que ces gestes ont eu lieu sans reconnaissance historique et à de multiples reprises. 

Les trois femmes que j’ai suivie au cours de ma lecture ont mené une bataille pour acquérir plus de liberté. Je les ai suivies dans leurs actions, dans le milieu où elles choisissent de vivre pour être libre. Seulement, à chaque fois les dirigeants de la société les rattrapent, ils les brûlent, les utilisent, les enferment. Leurs volontés sont tournées en folies qui se heurtent au « bon-sens », à une morale façonnée par les hommes et pour les hommes. En tant que lectrice, je ne peux que me sentir concernée par leurs sorts. Il en ressort une forme de colère contre le sexe masculin.

Ensuite, j’ai réfléchi à Isabelle Garreau. Au début de l’oeuvre, une présentation mentionne sa spécialisation de l’époque médiévale. J’ai pris du recul sur le récit pour tenter de comprendre ce qu’elle souhaitait obtenir en présentant un récit qui semble assez manichéen dans son opposition entre les femmes persécutées et les hommes conquérants. Ces figures historiques ont existé et existent encore, mais la réalité historique concrète est faite de bien plus de nuances. Si Isabelle Garreau souhaitait faire un récit véridique, il me semble qu’elle n’aurait pas procédé de cette façon. J’ai donc pensé que le genre du roman, et donc la possibilité de la fiction, était pour elle le seul genre capable de faire passer son message, de nous transmettre ces voix féminines oubliées dans les tumultes de l’Histoire.

La couverture du roman nous prouve d’ailleurs que la femme est le seul sujet qui importe véritablement. La figure féminine occupe le milieu du roman et semble nous regarder fixement. Sa tête est entourée par une auréole, ce qui lui confère une certaine forme de souveraineté qu’aucun homme ne vient troubler. Les éditions Dalva, qui éditent cet ouvrage, ont également la particularité de n’éditer que des femmes. L’ensemble de ces éléments du péritexte semblent confirmer que la femme se situe au cœudu récit.

«Mais la discussion…avait achever de la persuader que cette beauté barbare avait sa propre personnalité, une force intrinsèque quasiment miraculeuse.» p. 114 

C’est dans cette optique-là que j’ai songé à la signification du titre. J’ai été troublé par le rôle que joue la fameuse « dent dure » qui se transmet à travers les siècles. Comme la citation ci-dessus le prouve, je lui ai prêté dès le départ une volonté propre. Elle semble cristalliser tous les espoirs de ces humains persécutés pour leur sexe qui se la transmette plus ou moins consciemment. Cette dent fait basculer le récit réaliste vers une œuvre plus proche du conte, elle permet en un sens l’avènement de la fiction qui régit la vie des protagonistes. 

Vestiges de la Perse Antique, lieu de vie de Mksheta. © Borna_Mirahmadian

 

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la dernière partie se concentre sur Mksheta, une figure raconteuse fondatrice victime d’un meurtre. Pourtant, elle survit dans les mémoires car elle est racontée par une autre femme. Cette dernière avait été touchée par les histoires de Mksheta à tel point qu’elle en fit sa renommée au-delà des frontières de son pays. Les histoires, comme ce récit, sont dotées d’une portée immense. Ils sont une force pour toucher au mieux les consciences.

Je pense également que le personnage d’Éléonore signe un message d’espoir pour l’ensemble des femmes. Parmi les trois protagonistes développées, elle est la seule qui met fin à son tourment en tuant son oppresseur avant que lui ne la tue. Elle est celle qui effectue l’émancipation la plus marquée, elle fait le choix de quitter sa famille (Aléa perd sa mère et Mksheta est vendue par son père) et se forge une place dans des sphères camouflées de la société où beaucoup vivent comme ils le peuvent, le plus souvent en commettant des vols. Le fait qu’elle soit le personnage le plus proche de nous, d’un point de vue spatio-temporel, me fait espérer que nous avançons en progressant et en tendant davantage l’oreille à ces tourments qui marquent chaque femme. C’est un progrès que je ressens particulièrement en tant que lectrice, ce livre et cette dent parlent d’elles mais ils parlent aussi de moi.

 

« pour les cent mille femmes aux charniers de la terre
formons
les couvents de la révolte » p. 173

L’épilogue m’a aussi fait beaucoup réfléchir, je l’ai lu plusieurs fois. La dent et Éléonore s’évanouissent dans l’océan, à la place il ne reste qu’un gigantesque travail touristique autour d’une figure mystifiée de la jeune fille. Il ne reste d’elle qu’un poème qui clôt le récit. Lors de ma première lecture, j’ai été désappointée par cette fin, je me suis dit « Toute cette lutte pour ça ? ». Le récit finit sur notre présent, je comprends donc que moi et toutes les autres femmes n’ont plus accès à cette fameuse dent, en revanche nous avons accès à un poème, et même un roman. La dent a achevé son rôle de transmission, et désormais il me semble que l’autrice nous passe le flambeau, car nous sommes en capacité de faire porter ces voix et d’y additionner les nôtres. L’oeuvre nous a donné le recul nécessaire pour prendre pleinement conscience de la valeur de nos témoignages, fictifs ou réels.

En conclusion, j’ai trouvé que La Dent dure d’Isabelle Garreau est un conte féministe puissant qui défait l’histoire officielle et en extirpe les désirs, les drames cachés, les soupirs des femmes en souffrance écrasées sous le poids de l’hypocrisie humaine, qui revêt le plus souvent les traits d’un homme. Si les messages de ces femmes sont portés aujourd’hui par des ouvrages comme celui-ci, ils sont aussi symbolisés par cette dent figée dans l’ambre. Un vestige ambulant qui s’est fait réceptacle des maux féminins à des périodes où elles ne pouvaient (et ne peuvent toujours) pas les canaliser autrement. Je ne lis pas ce genre d’ouvrage habituellement, cette découverte fut dure par moments mais très plaisante pour moi. 

Emma Ledru

Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie de Elise Goldberg (Verdier, 2023) | par Alexis Girard (Limés)

« boulettes », « cou farci », « oignon », « chou blanc », « radis noir »… En voyant cette succession d’aliments, on se demande bien quelle recette Elise Goldberg va nous préparer…

Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie, un roman d’Elise Goldberg, paru le 24 août 2023 aux éditions Verdier

Avec son roman « Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie », l’autrice nous emmène avec elle découvrir les traditions culinaires de sa famille.

« J’aime pourtant à penser que le frigo de mon grand-père […] a apporté chez moi la mémoire de ces spécialités et ingrédients si singuliers que nous mangions chez lui les jours de fête. »

Pour ma part, je me suis tout de suite senti accueilli dans cette famille qui peut de prime abord sembler pour le moins curieuse, mais qui est rendue très attachante par les explications et descriptions de la narratrice, toujours très alimentaires.

J’ai ri, beaucoup grâce à son humour (« Manger peut-être dangereux ») ou son décalage dans certaines situations. Je suis aussi, parfois, resté interdit face à des métaphores dont je n’arrivais pas à trouver le sens (« comme un concombre au sel dans une coupelle de caviar »)

Mais l’on se rend vite compte que la narratrice ne parle pas de nourriture uniquement par épicurisme. C’est pour elle un prétexte afin d’honorer son grand-père et ses ancêtres en général, qui ont tous vécu des épreuves très difficiles.

« Il était peu disert. Il est pourtant certains épisodes de sa vie qu’il racontait volontiers […] ils concernaient surtout les années de guerre » « pris un bateau, puis des camions, ils ont été déportés […] prison à ciel ouvert […] ils travaillaient […] ils avaient constamment faim, froid, des gens mourraient chaque jours »

Je n’ai pas pu rester insensible face au passé mouvementé de cette famille, qui m’a beaucoup ému. C’est donc avec une grande attention que j’ai suivi la narratrice dans sa quête de réponses quant à ses origines familiales.

« Et je plonge la main dans l’océan de clichés »

La nourriture est toujours présente pendant la quête de la narratrice, mais dans une moindre mesure, et elle prend une connotation plus sombre, évoquant les épreuves traversées par la famille :

« De cornichon devenir concombre / Prendre de la hauteur dans les grandes largeurs » = Devenir adulte très vite.
« Devenir Arcopal, renforcer l’assiette. N’être plus tesson » = S’endurcir.

Puis l’on plonge vraiment dans le dur de l’histoire, avec des mots, des souvenirs qui m’ont révolté et laissé sans voix.

« Lieu d’afflux forcé de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants avant d’être détruit et vidé de tous ces réfugiés et de ces habitants, parmi lesquels les parents, la sœur, la nièce de ma grand-mère, tués sur place ou morts de faim ou de maladie ou déportés »

En lisant cela, je comprends mieux cette question énigmatique p.52 : « L’identité ne serait-elle que de belles histoires croustillantes qu’on se raconte ? » De fait, l’identité peut être aussi composée d’histoires sombres que l’on préfèrerait oublier.

Cette idée de l’oubli, du fait que les souvenirs ne soient pas éternels, est très présente dans le roman.

« Incertitude des souvenirs […] téléphone yiddish » « seul mon cousin David a le nom de mon grand-père… la probabilité qu’il ait des enfants s’affaiblit… et avec elle l’assurance que ce nom persiste. »

Heureusement, la narratrice, avec ses recherches, compte bien se battre pour que l’histoire de sa famille reste vivante encore bien longtemps. Pour ma part, en lisant ce livre, je me suis senti comme le témoin d’une culture, d’une époque. Témoin d’une tranche de vie, de souvenirs. Et pour ne pas les laisser se perdre, j’ai bien envie de transmettre ce livre à quelqu’un d’autre, qui peut-être l’aimera autant que je l’ai aimé.

Alexis

Orchidéiste de Vidya Narine (Les avrils, 2023) | par Axelle García Flachot (Limés)

« Une variation éco-poétique autour d’une fleur qui fascine » : c’est ainsi que les éditions Les Avrils présentent le premier roman de Vidya Narine, diplômée de l’École du Louvre et appartenant au domaine de la mode et de l’écologie. Ce sont ces expériences qui vont préparer l’autrice à l’écriture de son premier roman, en lui permettant d’allier esthétisme et écriture. 

Il s’agit d’un roman qui nous fait découvrir un métier et un univers généralement peu connus, la vie des orchidéistes, personnes qui cultivent et reproduisent les orchidées. On s’intéresse ici à Sylvain, orchidéiste à Paris, découvrant non seulement les ressorts et l’origine de son métier, mais également son parcours personnel qui nous permet de comprendre son passé et son présent, puisque les souffrances rattachées à son enfance ne l’ont jamais quitté. C’est un récit rythmé, vacillant entre le présent et le passé, entre flore et psychologie, le tout étant parfaitement dosé et assemblé.

Tout au long de ma lecture j’ai été impressionnée par la précision des informations apportées par l’autrice relatives aux multiples différentes espèces d’orchidées. Le travail de recherche fourni et l’attention portée au détail sont clairement perceptibles et constituent un appui non-négligeable, voir même permettent d’assurer la qualité de ce qui sera l’éloge de la flore réalisé par Vidya Narine.

C’est cette apologie qui apporte la touche de lyrisme et de poésie propre à ce roman. La beauté de la flore décrite par la plume de Vidya Narine m’a profondément touché. Par ailleurs, cet effort de la part de l’autrice peut également avoir une incidence sur la sensibilisation des lecteurs au sujet de la préservation environnementale. La poésie relative à la flore nous rappelle la beauté du monde dans lequel nous vivons, et par extension, la nécessité de le préserver. L’émotion ressentie grâce à la poésie autour de la description esthétique mais aussi de l’origine historique des orchidées a généré en moi une envie de protéger ces espèces, de préserver ces miracles naturels. 

Le lexique de la nature est également employé par l’autrice en lien avec la dimension personnelle et intime de Sylvain, le personnage principal. Des éléments de la nature sont utilisés afin d’expliquer ses sentiments et émotions, ainsi que pour faire allusion à des souvenirs d’enfance ou réflexions individuelles. Ainsi, un parallèle est construit entre Sylvain (et sa famille) et la nature. 

L’omniprésence du parallélisme entre le personnage et la flore mène à envisager le personnage de Sylvain comme étant lui-même une orchidée : un être adaptatif et résistant. 

Ce roman est riche de par son aspect psychologique. Le récit du personnage de Sylvain, son histoire familiale, nous permettent de naviguer au sein de sa psychologie complexe, de connaître et de comprendre les origines de sa souffrance. On retrouve des réflexions autour du deuil, du sentiment d’appartenance et donc d’héritage et de transmission. Ce livre présente donc un important aspect humain, avec une profondeur émotionnelle et psychologique particulièrement émouvante. Les nombreuses allusions au passé de Sylvain, ainsi que celui de son père expliquent la principale souffrance ressentie par le personnage principal : l’absence de racines. 

Il s’agit d’un récit à propos d’un jeune qui se sent perdu, notamment depuis le décès de son père. Depuis la mort de son père, Sylvain n’a jamais réussi à s’en remettre. L’autrice nous partage les inquiétudes et les douleurs de ce personnage, le tout avec une plume déchirante. Elle réalise une description du poids du passé sur les sentiments éprouvés par Sylvain tout au long de sa vie, de l’envergure de ses traumas familiaux et de leur incidence sur ce la personne qu’il devient, et surtout, de la fissure qu’à représenté dans sa vie le fait d’avoir été témoin de la dépression de son père ayant conduit à son décès.

Ce récit personnel et psychologique se caractérise également par une impression de progression, de mouvement. L’analyse du personnage de Sylvain fait ressortir une sensation de progrès, d’amélioration. Il y a ici une mise en avant de la vie de Sylvain, son travail de réflexion et d’introspection. J’ai été surprise de voir à quel point le personnage Sylvain est connecté à lui-même, dans le sens où il a conscience du poids de son passé, et il a conscience de la force de la santé mentale et de son pouvoir sur son quotidien. Il est  à mes yeux rafraîchissant de voir le sujet de la santé mentale être traité avec autant d’honnêteté et de franchise. Tout au long de la lecture on peut clairement percevoir l’évolution du personnage, et cette progression constitue, à mon avis, l’un des points forts de ce roman. Cette lecture laisse le lecteur avec un sentiment d’espoir à l’égard du personnage. 

Finalement, ce roman se démarque aussi par sa transmission de messages politiques divers. On y perçoit un effort de sensibilisation aux enjeux écologiques et environnementaux. Il y a de même un message politique lié à une dénonciation des conséquences de la mondialisation et  par extension de la consommation de masse, puisque dans ce roman, Vidya Narine retrace l’origine du marché et de la commercialisation des orchidées en Europe, en faisant un lien avec les valeurs sociales actuelles. 

Cette lecture a été pour moi un réel plaisir, mêlant lyrisme, émerveillement et réflexion. Ce roman est étonnant car malgré sa brièveté, il y a une importante variété de messages, d’émotions transmises et de beauté de langage. La force de cet ouvrage réside justement dans le fait que la beauté et la poésie ne font pas obstacle à la qualité des réflexions engagées. Vidya Narine a réussi à combiner différents univers, pour en faire un roman passionnant.  

Axelle García Flachot (M1 Limés)

Orchidéiste de Vidya Narine (Les avrils, 2023) | par Alexis Girard (Limès)

Il était une fois un héritage, lourd à porter… Mais, et si on pouvait réécrire l’histoire ? Et si l’on pouvait choisir d’emprunter un autre chemin ?

Orchidéiste, de Vidya Narine, paru le 23 août 2023 aux éditions Les Avrils

« Du côté de mon père, tous les hommes sont ingénieurs, médecins, hauts gradés, hommes d’affaires » « Moi, je suis passé du côté des fleurs. »

C’est cette histoire d’un monde où tout reste encore à écrire que Vidya Narine a souhaité nous narrer, dans son roman «Orchidéiste».

On y découvre Sylvain, un personnage qui m’a dès le départ touché par son courage, malgré ses nombreuses fêlures.

« Pour mes 13 ans, mon père est mort. »

La mort de son père lui a fait perdre sa raison de vivre, et ce sont les fleurs de par son métier d’orchidéiste, qui lui ont redonné goût à la vie.

« Les lignes du calendrier sont devenues vagues, molles, distendues » « Les mots me sont revenus plus tard, grâce à la vente. Vendre c’est avancer, et moi je voulais courir. » « avant les orchidées, il y avait juste ma racine cassée »

J’ai trouvé le personnage de Sylvain très attachant. J’ai ri avec lui quand il a voulu nous prouver sa maitrise (supposée) de la cuisson des plats Marie (p.60), mais j’ai aussi appris grâce à lui, quand tout au long du livre, il nous a montré sa grande connaissance du domaine des orchidées.

« Je lui fait respirer le parfum chocolaté d’un Oncidium Sharry baby : sépales fuchsia, pétales bordeaux frémissants. »

Tout ce savoir lui a été transmis, par des personnes qui ont elles-mêmes été instruites par ceux qui savaient avant eux.

« Vincent a accepté de m’apprendre son métier. » « J’écoutais ses conversations précises. » « Je regrettais ses départs, j’attendais ses retours. »

La transmission est en effet un thème très important de ce roman. On entre dans l’histoire au moment où Sylvain doit, fatigué par des années de métiers, transmettre sa boutique.

« Cette mémoire ne doit pas mourir. Je dois la transmettre, m’assurer que mon successeur soit comme moi et ceux qui m’ont précédé. Je lui dirai mon histoire, il y nouera ses propres fils tels de solides amarres. »

Pendant toute l’histoire, je me suis demandé, inquiet, si Sylvain parviendrait à trouver son successeur. J’ai été surpris quand il a fait le premier pas pour céder sa boutique, et très triste quand sa tentative s’est soldée par un échec.

« Hugo a démissionné. » « Pour la première fois, je suis seul à la boutique »

Mais, plus que la transmission d’une simple boutique de fleurs, Vidya Narine profite aussi de son livre pour s’engager en faveur de la transmission d’un monde meilleur à ceux qui nous succéderont.

Elle s’en explique ainsi :

« Sa grande beauté [celle de l’orchidée] cache une histoire de destruction de la nature par nous les Européens. L’écologie et la littérature donnent l’opportunité de remettre en cause cette idée de progrès, de se demander ce qu’il coute et s’il peut rester le prisme par lequel on se projette dans l’avenir. » (Vidya Narine présente « Orchidéiste » – Youtube Les Avrils)

Vidya Narine dénonce donc les blessures irréparables que l’homme inflige à la nature sous prétexte d’une mondialisation intensive.

« des robots développés et pilotés depuis l’Europe qui prendront soin de ces millions d’orchidées, arrosées d’engrais européen, sous des serres et dans des pots de plastique européens. »

L’autrice a su me toucher par la justesse et la dureté de ses mots mettant en lumière des questions que je me posais bien avant de lire ce livre.

« Comment poussent les plantes si les oiseaux tombent du ciel ? »

Cette histoire parle donc beaucoup du futur. Temps que Sylvain va petit à petit réapprendre à conjuguer, grâce à ses fleurs et à Emmanuelle. Il ne va pas oublier son père, mais va se redonner le droit d’avancer, de penser à demain.

« Va plus loin maintenant, chercher la beauté qui naît d’entre les câbles, regarder loin de ta boutique, et loin de moi. »

Ce livre a été une réelle bouffée d’oxygène pour moi. J’ai, je pense, réussi à saisir le message que l’autrice a voulu inscrire en filigrane dans son récit : peu importe nos fêlures ou les poids qui nous entravent, il est toujours possible de regarder vers l’avant, d’agir, petit à petit, pour retrouver un monde meilleur, une vie meilleure, plus colorée, plus belle.

« Autour de moi, la nature parle un langage que je connais pas, je suis prêt à l’apprendre »

Alexis

Georgette, de Dea Liane (Éditions de l’Olivier, 2023) | par Louise Dautry (M1 Limés)

Dea Liane © Patrice Normand / L’Olivier
Citation tirée d’une interview de Dea Liane par la Radio Télévision Suisse datant du 7 septembre 2023

Georgette, paru le 18 août 2023 aux Éditions de l’Olivier, est le premier roman de Dea Liane (et quel premier roman !). Elle nous entraîne dans cette œuvre emprunte à la fois de violence et de douceur. Tout au long du récit, nous suivons l’histoire de Dea et de sa famille et plus particulièrement, de cette femme à la position ambiguë, Georgette. En tant que lecteur·rice, il est difficile de ne pas percevoir très clairement, dès les premières lignes, le rôle de domestique de Georgette. Cependant, le pouvoir de Dea Liane réside dans sa capacité à nous immerger dans sa propre perception de qui était et de ce qu’était Georgette, pour elle, lorsqu’elle était enfant et jusqu’à aujourd’hui.

À travers un récit fragmenté, nous voyageons avec Dea, du Damas à la France jusqu’au Liban, au rythme de ses souvenirs partagés avec Georgette, qu’ils soient ancrés dans sa mémoire ou décrits à travers le prisme de séquences filmées. Les chapitres sont courts et ceux dédiés aux souvenirs provenant de la mémoire de Dea sont empreints de détails liés aux corps et aux gestes de Georgette. Au contraire, les souvenirs décrits à partir des séquences filmées sont scrupuleusement détaillés de manière objective, à l’image du travail d’une scripte. Les grands espaces blancs entre les différents chapitres donnent le sentiment d’un passage d’une pellicule à une autre. Cette manière d’écrire, crée également un parallèle avec le métier de comédienne de Dea Liane et nous rappelle la structure des pièces de théâtre divisées en actes.

J’ai de nombreuses fois eu le sentiment d’être une intruse au sein du quotidien d’une famille dont la structure se meut au fur et à mesure des années. Le début du récit est empli de tendresse grâce à la reviviscence de souvenirs liés aux corps, aux gestes et aux sensations qui en découlent. On peut notamment assister aux scènes de bains, de repas, de prises de biberon…

« Le visage de l’enfant réapparaît emmitouflé, tout contre son visage à elle. Elle fait durer cet instant, cette soudaine proximité, elle tapote tendrement le corps du bébé avec l’extrémité de la serviette. » p.16

Georgette, par sa présence et ses soins quotidiens, devient une figure maternelle pour la jeune enfant qu’est Dea, mais aussi pour sa mère. On se rend alors compte que le rôle de Georgette est en constante mutation. Elle est à la fois la mère, la grand-mère et le père.

« Ma mère ajoute : « Il y a une chose sûre, c’est que du fait que moi j’ai perdu ma mère jeune je la considérais un peu comme ma mère, parce qu’elle était là à s’occuper de mes enfants, à mon accouchement… Elle était là tout le temps pour moi. » » p.70

Georgette représente également, pour Dea, sa relation avec une langue, l’arabe. On comprend que l’usage de l’arabe accroît la relation fusionnelle qu’elles partagent, car c’est une langue dont l’usage est minoritaire au sein de la famille qui privilégie le français. Cela donne le sentiment d’un usage exceptionnel pour une relation exceptionnelle.

C’est lorsque Dea va commencer à grandir et à entrer dans l’adolescence dans la seconde moitié du livre que les relations vont doucement se fragmenter, à l’image de la structure du récit. Le père va reprendre une place centrale au sein de la famille et ainsi, faire de Georgette une intruse. De plus, Dea et son frère ont grandi et n’ont plus autant besoin de Georgette, que ce soit pour leurs besoins quotidiens ou pour de l’affection et de la tendresse.

« Et pourtant c’est elle. C’est Georgette. Notre lien est indéfectible, viscéral. J’ai honte et j’ai mal d’avoir honte. J’ai honte d’elle et au même moment une haine violente monte en moi à l’égard de mes copines françaises, leur hilarité méchante me remplit d’une colère qui me fait trembler. » p.123

On constate une modification majeure dans les rapports entre les membres de la famille et notamment une omniprésence de la violence. Les enfants sont violents symboliquement envers Georgette tandis que le père est violent physiquement avec son fils et verbalement avec elle. Cette violence est accentuée par une prise de conscience de Dea au moment de l’écriture de son œuvre. La situation dans laquelle se trouve Georgette et toutes les femmes embauchées comme domestiques au sein d’autres familles, la frappe pleinement aujourd’hui en tant qu’adulte et c’est ce qu’elle tente de dénoncer par l’écriture. Malgré leur travail de domestiques, ces femmes sont dans des situations précaires, frôlant dangereusement avec l’esclavagisme et font face au racisme des familles qui les emploient.

Un jour, arrive le dénouement tragique : la rupture. Georgette doit s’en aller et Dea ne le comprend pas. C’est dur, brutal et violent. Comme si l’on arrachait une mère à sa fille et inversement. C’est en posant un regard neuf et le plus objectif possible sur les cassettes retraçant la mise en scène de son histoire familiale que Dea Liane comprend enfin le départ de Georgette.

À travers l’écriture, Dea Liane tente de concilier la honte d’avoir participé à l’exploitation de Georgette avec son amour pour elle. Elle utilise cette prise de recul vis-à-vis de son vécu pour comprendre les fondements de sa première relation avec Georgette, afin de redéfinir les bases de leur nouvelle relation, libérée de toutes contraintes extérieures. Cette fois-ci, elles sautent ensemble dans l’inconnu. En conclusion, Georgette est un récit autobiographique introspectif à travers lequel Dea Liane reprend possession de son histoire personnelle et familiale et rend hommage à Georgette, de son vrai nom Georgina K..

Georgette, Dea Liane, Éditions de l’Olivier, 2023

Eunice de Lisette Lombé (Seuil, 2023) | par Estelle CROS (Limes)

Eunice, athlète et universitaire de 19 ans est tout récemment célibataire. C’est lors d’une matinée de gueule de bois, après avoir voulu éprouvé sa toute nouvelle indépendance, que sa vie bascule. Un simple appel : sa mère, Jane est décédée dans la nuit d’une noyade, causée par l’ivresse d’une nuit de festivités. Eunice n’a désormais qu’une seule aspiration : découvrir ce qui as réellement causé la mort de Jane et apprendre qui était la femme derrière la mère, dont elle semble connaître bien peu de choses. Aucun mystère ne l’arrêtera, à commencer par l’agenda rouge de Jane.

 

 

Je ne suis pas familière de ce genre de lecture, je suis plutôt une grande adepte de la littérature de l’imaginaire comme la fantasy, mais le résumé m’a intrigué, happé et les premières lignes ont capturé mon attention, aussi envoûtantes que ces coquelicots qui s’épanouissent dans l’obscurité sur la couverture. J’ai beaucoup apprécié toute l’attention que l’autrice porte aux mots, qui reproduit l’écriture slam dans l’espace de la fiction, emportant le lecteur dans la passion qui anime l’autrice. Ce modèle poétique permet de donner du rythme et une intensité au récit qui retranscrit avec une justesse acerbe les émotions d’Eunice, personnage bouleversé par la puissance et la pluralité de ces dernières. On retrouve entre ces pages un certain lyrisme, qui naît d’un travail d’écriture entre le langage courant, très cru, et une narration qui est séquentielle, hachurée.

Fossé.

Clapotis du passé.

Tu lui sautes au cou.

Dans le monde des morts, on peut faire ça.

Laisser son père s’effondrer en silence dans ses bras.

Eunice se présente comme une jeune femme engagée, qui se reconnait dans le féminisme et se revendique comme tel. Séduite par le premier chapitre grâce à l’écriture de Lisette Lombé avec cette sensualité assumée, cette soif de liberté, de vérité du personnage éponyme. Je m’attendais donc à savourer la guérison parsemée de mystères et d’engagements d’Eunice. Le personnage principal grâce à ses amies, participe à un atelier d’écriture exclusivement féminin, une safe place tant pour l’art de l’expression écrite que pour les femmes et ce qu’elles souhaitent communiquer aux autres participantes. C’est l’occasion pour le lecteur de découvrir les premiers écrits d’Eunice, qui la mèneront plus tard sur la scène slam, fer de lance de sa créativité et de sa guérison.

Bien que le résumé promette une enquête sur le décès de la mère d’Eunice, cette dernière se transforme très vite en la découverte de la femme derrière la mère, thème qui a piqué ma curiosité pour finalement laisser place à une recherche de vérité sur Eunice à la lumière des secrets de sa famille qui ressurgissent. Elle trouve ses réponses auprès de femmes, accordant une place particulière à ces dernières dans l’intrigue, c’est une guérison qu’elle fait auprès des siennes.

On peut sortir du ventre d’une femme, on peut être nourrie par elle durant près de vingt ans, on peut vivre sous son toit, dormir toutes les nuits à une cloison d’elle, et ne s’être jamais demandé qui était vraiment cette femme. […] Qui se souvient même que sa mère n’a pas toujours de une mère ?

Ma déception vient des contrastes entre ce qui est attendu et ce qu’on lit. On s’attarde peu à mon goût sur le thème de la maternité, sur la perception du rôle de mère dans notre société et quand on l’aborde à travers des passages percutants, ce qui constitue le reste de l’intrigue a entaché mon appréciation. Le deuxième contraste est entre les positions d’Eunice et ses actions. La protagoniste se revendique féministe, participant à des ateliers, s’entourant de femmes, mais ses actions telles que sa constante sexualisation déplacée des personnes de sexe féminin, ses propos ambigus sur la culture du viol font émerger un paradoxe dérangeant, décevant. Est-ce volontaire de l’autrice ? Une sorte de critique sous-jacente d’un féminisme faussement engagée, qui se revendique actif mais dans la prise de position et de déconstruction s’arrête aux intérêts propres ? Je ne l’ai pas ressenti comme tel et je suis passée de la déception à la dépréciation.

À travers le découpage du roman en plusieurs grandes parties, se dessine la guérison d’Eunice. Elle renoue avec elle-même, sa sensualité, sa puissance intérieure, avec son passé et toutes les choses enfouies sous le vernis de l’adolescence et de l’enfance. C’est également l’occasion d’avoir son point de vue critique et politique sur un vaste panel de sujets, mais qui finit par être perçu à la lecture comme un regroupement d’avis peu abouti, créant un jeune personnage assez cliché qui a un avis sur tout et donc sur rien. 

Il y un effet de proximité entre le lecteur et la protagoniste par la rédaction à la deuxième personne du singulier, nous devenons ainsi le confident, le spectateur intime du récit d’Eunice et pas toujours volontairement… Le rapport à la sensualité devient très vite trash, avec une sexualité et une sexualisation omniprésente au quotidien. L’intrigue est rythmée par ses fantasmes, plus ou moins extrêmes d’Eunice. Cela m’a dérangé, car certains sont problématiques et à mon sens ils ne sont pas dénoncés. J’ai donc vraiment eu du mal à lire la seconde moitié du roman.

Finalement, je suis restée sur ma faim quant à l’enquête, qui est vite oubliée et le contrat avec le lecteur apparait comme rompu. J’ai un avis globalement assez mitigé, bien que ce fût une expérience de lecture atypique, de par les  singularités de ce roman.

https://www.seuil.com/ouvrage/eunice-lisette-lombe/9782021534948

Eunice de Lisette Lombé (Seuil, 2023) | par Éléa Chaumet (Limes)

Eunice, le personnage éponyme vient de se faire larguer lorsqu’elle apprend le décès de sa mère. Elle découvre une facette différente de cette dernière, elle apparait comme une « femme » et non plus seulement comme une « mère ». Eunice s’engage, alors, dans une enquête pour découvrir qui était vraiment la femme qui l’a mise au monde.

©2023 Éditions du Seuil

Lisette Lombé mentionne un livre qui « porte la trace de l’oralité » parlant de « deuil et de renouveau ». A l’image du slam, dont elle s’inspire grandement, les phrases sont simples et nominales mais on y trouve beaucoup de discours indirect libre, qui implique l’universalité de ce que vit le personnage. L’autrice propose un récit à la deuxième personne du singulier avec peu de discours direct et de fréquents alinéas. Ainsi, Lisette Lombé nous prend à partie grâce à un « tu » qui est à la fois Eunice et à la fois le lecteur. L’autrice présente un livre universel qui implique toutes les femmes. Ce travail sur la forme développe un désir d’unité face à une réflexion abordée tout au long du roman : Qu’y a-t-il au-delà de ce rôle de mère ? Un jeu d’écritures s’installe et intrigue le lecteur, cette forme poétique rend compte de la difficulté du deuil et de son influence sur les relations humaines. La douleur est un lieu commun aux femmes de l’œuvre et par extension aux femmes du monde. L’unité féminine se fait au travers du personnage principal, elle crée une rébellion au nom des femmes. C’est un choix fort qui laisse sous-entendre un engagement tres féministe de la part de l’autrice. J’avais très envie de découvrir ce livre.

Le langage est cru, parfois violent et choquant. Eunice apparait brisée et le récit témoigne de l’évolution de cette jeune fille perdue. L’intrigue s’efface au profit des changements d’état d’esprit du personnage principal. C’est une lecture perturbante bien que courte, l’enquête promise dans le résumé est noyée sous les fantasmes sexuels de l’héroïne. Ces derniers s’inscrivent d’abord avec une certaine poésie puis plus il y en a plus ils deviennent dérangeants et contre-productifs. En effet, au cours des 192 pages, on trouve une première scène lors de laquelle Eunice fantasme sur Ilse Koch, une femme nazie ayant réellement existé et une deuxième où notre protagoniste remet en question le concept même du consentement. Ces propos éclipsent toutes les questions sur les femmes et leurs rôles autres que celui de mère que l’autrice souhaite mettre en lumière. Lisette Lombé confirme ces choix dérangeants, les personnages sont « borderline » et c’est volontaire. Cependant, ces éléments ne sont pas acceptables, c’est irrespectueux et déplacé, cela ne sert ni a l’intrigue ni faire avancer le deuil d’Eunice.

Le livre promet un élément qui est en réalité un détail, l’enquête n’en est pas une et la véritable intrigue du roman se trouve ailleurs, c’est Eunice elle-même qui constitue le véritable intérêt. Cependant, son deuil et sa renaissance aurait eu un réel impact s’il y avait eu une évolution du personnage saine et intéressante sans l’expression de ses fantasmes. L’évolution de la jeune Eunice est un condensé de clichés des personnes plus âgés sur les plus jeunes. Je ne suis, donc, probablement pas la cible. Malgré le désir d’union et de partage, les décisions et la personnalité d’Eunice la rendent antipathique. La deuxième personne du singulier cherche à instaurer une proximité mais en tant que lecteur, on ne veut pas transposer nos ressentis et nos pensées à ceux du personnage principal. Ce rapport forcé entre moi, lectrice, et Eunice, n’a pas de sens puisque le personnage est trop différent et déplaisant pour que l’on veuille s’identifier à elle.

Hormis le choc et le dégout, la lecture se passe avec indifférence. Eunice est une jeune femme tout comme moi, mais je ne me suis pas identifiée de quelque manière que ce soit. L’intérêt du roman ne m’a pas atteinte ni intéressée. Le résumé ne correspondant pas du tout au contenu, il est difficile d’apprécier sa lecture. L’autrice souligne la qualité féministe du livre, ce que je ne retrouve pas vraiment dans ma lecture. Je pensais aimer mais je ne suis pas vraiment déçue malgré les promesses non tenues de l’œuvre. Ce n’est pas un livre révolutionnaire ou particulièrement marquant, si ce n’est pour ses éléments dérangeants, c’est dommage.

 

Georgette, de Dea Liane (Éditions de l’Olivier, 2023) | par Anaïs Bertry (M1 Limès)

     Georgette est le premier roman de la comédienne Dea Liane édité aux Editions de l’Olivier. Dans son récit, l’autrice nous emmène dans son quotidien familial. Elle nous raconte son enfance à travers les souvenirs qu’elle partage avec Georgette, sa nourrice et sa deuxième mère. Dea Liane alterne entre des scènes de films réalisés par sa mère et ses propres mots pour nous plonger dans sa vie d’enfant en Syrie. Elle décrit les scènes avec une minutie et une précision de réalisatrice, employant tout le vocabulaire cinématographique possible. 

J’ai choisi ce roman autobiographique car en le parcourant rapidement il m’a semblé être d’une douceur que j’ai rarement vu dans ce type d’ouvrage. En effet, la plupart des récits autobiographiques racontent des événements traumatiques, des épreuves et d’autres épisodes déplaisants de la vie. La façon dont cette jeune femme parle de sa nourrice, de la beauté et de la complexité de leur relation m’a directement touché. Au fil de son enquête et des retours qu’elle fait dans le passé, on se plonge petit à petit avec elle dans cette recherche, on fait plus attention aux petits détails. On fouille le passé qu’elle nous retranscrit d’une façon qui lui est propre. 

Un autre aspect de cette œuvre qui m’a particulièrement intéressé c’est le fait qu’on se plonge dans le quotidien d’une famille aisée au Liban. J’ai rarement entendu parler de ce type de vie et de ce qu’elle implique pour les employés de la maison mais aussi pour la famille. 

C’est en écrivant son roman et en effectuant un travail de recherche dans sa mémoire que Dea Liane comprend le rôle initial de Georgette. En sautant d’anecdotes en anecdotes on se rend compte, en même temps que l’autrice, du racisme banalisé et de l’esclavage moderne qui l’a suivi toute sa vie et dont elle se rend compte désormais. En comparant la place de Georgette dans son foyer familial et la place des autres « filles » chez d’autres familles et la manière dont elles sont retirées de leur famille et coupées de leurs cultures tout en devant s’adapter à de nouvelles coutumes et langues. La jeune femme se confronte souvent à une réalité très dure dont elle n’était pas consciente qui l’amène à se poser une multitude de questions.  Elle se rend compte de plusieurs choses par rapport à la domesticité banalisée. Elle décrit cela comme une sorte d’esclavage moderne tout en se rendant compte de ce que Georgette ou les autres filles ont dû quitter pour travailler et le racisme auquel elles ont fait face. 

Ce roman est également une sorte de révélation sur la réalité du statut de Georgette qui est éclairé par les différentes réponses que Dea va trouver. En effet, cette histoire d’amour entre la jeune femme et sa gouvernante est plus que fascinante. Elle la considère comme sa deuxième mère, c’est elle qui l’a élevé et lui a tout appris. Cependant il y a tout de même cette ambiguïté sur la nature de leur relation de par le fait de la position de Georgette dans la famille de Déa. Ce n’est qu’à la fin qu’on apprend que c’est réciproque, que depuis toutes ces années, Georgette ressentait avec la même intensité, des sentiments plus que profond pour Déa et son frère. J’ai d’ailleurs trouvé ça assez particulier le fait que Déa n’implique pas vraiment son frère dans son œuvre. Elle parle très souvent de sa mère, mais les hommes qui l’entourent, son père et son frère, passent presque inaperçus. C’est assez paradoxal car quand elle et Georgette reprennent contact, elle parle de ses sentiments pour eux et non seulement de ceux pour Déa.

Pour poser le contexte, j’ai lu l’œuvre chez moi, en fin d’après-midi. Au calme, avec de la musique en fond car je n’aime pas le silence. Cette lecture a été très feel good et assez rapide, elle m’a fait voir des décors et des scènes familiales. Pour émettre cet avis plutôt positif j’ai lu le livre deux fois dans les mêmes conditions. La première lecture ne m’a pas convaincu, je l’ai lu trop rapidement pour comprendre toutes les subtilités et les sentiments qui s’y cachent, le vocabulaire cinématographique à bloquer l’évasion. Je l’ai lu comme une sorte de liste de faits et d’anecdotes qui retrace son histoire par le biais de description de tableaux cinématographiques. C’est en le lisant une deuxième fois pour me le remettre en tête avant d’écrire cette critique que j’ai totalement changé d’avis. Étant informé de cet aspect technique du vocabulaire, je suis passé au-dessus et j’ai découvert un tout autre aspect. L’histoire d’amour entre la jeune femme et sa bonne est superbe et frustrante à la fois. Comme la narratrice, tout au long du récit, nous vacillons entre la certitude que cet amour est sincère et le doute dut à la condition de Ginette dans la vie de Dea. L’autrice nous éveille sur une situation qui peut être méconnue de la plupart des gens tout en nous racontant sa grande histoire d’amour avec Georgette.

 

Pour mourir, le monde de Yan Lespoux (Agullo, 2023) | par Benoit Vergeron (Master 1 LCI)

 

Ce récit de Yan Lespoux, historien de profession – et cela se sentira agréablement tout le long du texte comme nous y reviendrons – est un récit d’aventure qui se place dans le contexte de la domination des mers par la flotte portugaise au XVIIème siècle, à l’époque de Francisco de Gama, alors que la concurrence des néerlandais et des anglais commençait à éroder leur contrôle de l’Océan Indien.

Ce livre, tout en exposant l’Histoire avec un grand H telle qu’elle est, sans éléments fantastiques ou anachronismes, est un roman, qui ainsi parvient à nous faire entrer dans cette période historique sans les éléments parfois rebutants d’un texte académique. Il s’agit ici d’une façon ancienne de présenter l’Histoire, similaire à celle des romans de cape et d’épée, où l’on ne dérive pas trop de la réalité sans rentrer dans la technicité. C’est un roman qui nous présentes une belle aventure, une lutte héroïque contre l’adversité menée par des personnages cherchant à trouver leur place dans un vaste monde aussi dangereux que coloré. Cette lecture nous fait respirer, sentir l’atmosphère de cette époque. Avec ce grand avantage de la forme romancée qui est celui de nous faire pleinement appréhender, malgré le fait que les personnages vivaient il y a longtemps, et pour certains en d’autres contrées, qu’ils sont comme nous : humains.

Ces personnages sont divers et variés mais c’est autour d’un petit nombre d’entre eux que se tisse le récit :

– Marie, une jeune fille qui comme beaucoup a voulu avoir plus que ce que promettait son village isolé et dévoré par les flots en allant à la grande ville, mais qui, désillusionnée et au caractère bien trempé, se retrouve dans une situation dangereuse l’obligeant à se réfugier dans un petit hameau de marginaux.

– Fernando et Simaõ, deux marins portugais engagés un peu par hasard sur la route des Indes qui tentent tant bien que mal de renverser leur mauvaise fortune.

– Manuel de Meneses, personnage historique réel, capitaine buté mettant son honneur et celui de la couronne au dessus du reste, mais dont on apprendra à apprécier le côté humain après une première rencontre avec lui où il apparaît comme des moins sympathiques.

Tous sont attachants à leur manière, ils sont comme nous avec leurs avantages et leurs défauts ce qui les rend réalistes, là où dans d’autres romans d’aventures l’étant moins ils auraient pu être caricaturaux, ici ils sont fort bien développés, on comprend peu à peu leurs fonctionnements, leurs désirs, leurs caractères. Loin d’être naïfs ce sont des personnages qui se retrouvent dans des situations qui ne leur correspondent pas mais qui sont combatifs, sans être téméraires, courageux en somme. C’est cela qui fait de cet ouvrage une épopée et non une tragédie, ce qui est rafraîchissant dans le contexte actuel.

Ce réalisme, qui nous permet de tout à fait comprendre les personnages, s’étend à tout le récit, en effet on ressent pleinement les connaissances de l’auteur sur l’Histoire de cette période, cela rend réaliste ce récit épique, même dans ces côtés les plus fantasques. Par exemple avec le comportement de Manuel de Meneses au début du récit, qui semblerait complètement fou si il nous n’était pas fourni le bon contexte. Permettant au récit de tout à la fois nous happer par son réalisme, nous émerveiller par ses péripéties et nous instruire sur l’époque du récit.

Péripéties qui sont merveilleusement mises en scène par des descriptions extrêmement bien réalisées sans être inutilement longues ou complexes, combinant récit de l’action, du contexte et du ressenti des personnages sans que l’on sente de séparation, à la manière d’une mayonnaise bien réussie. Ces descriptions mènent à une bonne compréhension de la psychologie et du développement des personnages qui accentue notre empathie pour eux, à une fort réussie visualisation des situations et à une succession rapide et prenante des évènements. Ce qui se sent particulièrement bien lors des batailles qui sont magistralement illustrées par le texte, on pourra citer la grande scène de bataille navale du début du récit, où l’on se surprend à sentir la poudre et voir autour de soi les volutes de fumées des navires en feu. Ou encore le tout début de l’ouvrage où nous est décrit le naufrage de Fernando sur les côtes du Médoc, moment que l’on visualise de manière quasi-cinématographique sans pour autant mettre de côté l’intériorité de Fernando.

Ce naufrage est au début de l’ouvrage, mais vers la fin du récit, cela vient de l’écriture non chronologique du texte : chaque chapitre commence par citer le lieu et la date et l’on se rend rapidement compte que les évènements sont en désordre. Procédé très intéressant qui nous fait comprendre les évènements ultérieurs en lisant les évènements antérieurs. Donnant un caractère d’énigme à l’ouvrage qui mène à retourner en arrière dans le texte, et donc en avant dans le récit, assez régulièrement. Énigme qui vient amplifier le suspense, car on se demande à la fois ce qu’il va se passer et ce qu’il s’est passé.

Ce roman a ainsi plusieurs grands avantages qui le font sortir du lot, outre le brio du style de l’auteur (dont c’est, rappelons le, le premier roman), le développement fort bien mené des personnages et son intéressante écriture non chronologique. Ce qui nous a particulièrement happé c’est le double caractère historique et épique du récit. En effet, en cette période troublée où le lectorat se partage entre ceux qui essayent, à raison, de s’évader dans la fantasy et la science-fiction, ou cherchent, encore à raison, des échos de leurs malheurs dans des récits réalistes souvent tragiques, un tel récit, en étant à la fois historique et épique, constitue une véritable bouffée d’air frais.

Bain de Boue d’Ars’O (ed. du Sous-sol, 2023) | par Jade MOREAU (LCI)

 

« Personne ne sait ce qu’il fait dans la bauge. »

           

Et si qualifier cette œuvre de « premier » roman n’était finalement qu’un mirage, un doux mensonge ? Ars ‘O, auteur jusqu’à ce jour inconnu, n’est pourtant pas à son premier travail d’écriture. Scientifique de formation, il nous plonge dans un monde sans pitié, sale et purement dystopique. À travers quatre personnages clés, l’auteur nous invite à explorer un désert boueux aux sentiments arides. Reggan, Lana, le Puterel et la Petite partent pour un long périple à travers la bauge. Ici, se déroule le récit d’une fuite, loin du système cruel érigé par « Le Jardinier ». Dans un monde sans relief, où tout n’est que terre humide à perte de vue, on apprend à s’attacher à ces individus tous plus méfiants et rudes les uns envers les autres. La violence de leurs maux laisse pourtant place à de belles déclarations d’amour. Je me suis enlisée dans les craintes des personnages, dans cette découverte de leur passé, de leur présent et de leur espoir futur. J’avais pleinement conscience que tous les héros ne pourraient pas survivre à ce périple, mais l’espoir d’une justice persistait en moi dans cet environnement.

La bauge, plus qu’un paysage, est une métaphore d’une solitude cruelle. Chaque chapitre s’ouvre avec une lettrine. Elle s’accentue visuellement dans la singularité explicite de cette première lettre qui nous ouvre à l’intériorité d’un nouveau personnage. Je ne soupçonnais pas que le langage prendrait un aspect visuel et symbolique aussi fort. Le choix esthétique s’affirme dans un appauvrissement de la langue. Il agit comme la dernière trace d’une civilisation insipide. La syntaxe est hachée, les métaphores sont imagées, mais crues. Les marques de négations disparaissent, symbole d’une soumission à ce régime politique dystopique. J’ai ressenti que ce travail sur la langue renforçait l’oppression par le manque d’expression. Un bel hommage aux réflexions de Victor Klemperer : la langue est une question de pouvoir et de soumission.

« Lana a peur, elle déteste ça. La peur, c’est pour ceux qui vivent au futur, et elle a toujours détesté ces gens-là. Et un jour, ils l’ont laissée dans la bauge, donc elle les a détestés encore plus. »

Malgré la sensation d’immersion que j’ai pu vivre en lisant cette œuvre, j’ai parfois souligné quelques longueurs. Par moments, elles m’ont perdu dans le récit. Néanmoins, les choix moraux et les résolutions à ces péripéties restent surprenants et, dans un sens, plus cohérents. La bien-pensance n’a pas lieu d’être. Si l’espoir d’une terre merveilleuse en dehors de la bauge importe à nos personnages comme un Eldorado, il reste la présence d’un doute dans l’intégralité du roman, et ce, jusqu’à la dernière ligne. Finalement, la vie sera-t-elle vraiment mieux dehors ? « Il faut y croire ! » se disent-ils, sinon ils n’avanceront pas. J’ai apprécié l’idée que les plus purs ne survivent pas forcément face au plus fort, mais que la bonté peut exister et subsister dans tous les cœurs. Une vision moins idéaliste, mais un discours qui apparaît plus sincère. Ce sont tous les ingrédients d’une œuvre touchante et bouleversante, un bon premier roman.

Triste Tigre, de Neige Sinno, (P.O.L, 2023) | par Virginie JOURDAIN (LCI)

C’est l’œuvre que j’aurai pu écrire et que je ne ferai jamais. C’est un livre d’une force réflexive extrêmement posée. On ne verse jamais dans la haine brut ou dans le pathos. C’est le récit d’un combat vis-à-vis de l’incompréhension d’actes immoraux, c’est le récit de point de vue et d’idées préconçues de ce qu’est, au final, un viol.

 

L’autrice donne ici la définition la plus percutante dans laquelle les victimes retrouveront leur place. Elle discute de la fascination choquante que les autres peuvent avoir vis-à-vis des agresseurs. J’avoue moi-même avoir eu du mal à digérer l’expression ravie de mon avocate lorsqu’elle m’a dit être tellement pressée de rencontrer cet homme qui m’a violé et séquestré pendant 4 ans. Mais après la lecture de ce roman, cela me conforte dans les idées qui étaient venues à moi dans ce chemin de la compréhension. Au final, on s’y intéresse car on aimerait tous savoir où se situe cette limite de la monstruosité, du fantasme assouvie, l’excuse imaginée pour soulager sa conscience, les excuses que les autres leur donneront pour soulager la leur.

 

Je pense qu’aucun récit de viol ne se ressemble dans sa subjectivité, mais la mentalité même de l’acte lui-même se rapproche dangereusement de ceux des autres dans sa forme.

 

Ce roman est une claque pour ceux qui essaient de comprendre ce que d’autres ont pu vivre, il est d’une effroyable connivence, au limite du réconfortant, pour ceux qui en connaissent chacune des strates.

 

Alors pour rendre à l’autrice un peu de ce qu’elle a donné, je partage à mon tour un bout de mon histoire à travers un article de journal, comme elle a pu le faire. Je rends hommage à sa volonté de faire un collage de ces histoires criminelles.

 

Lire ce roman c’est tenter d’approcher des questions éternelles que chaque victime fini par se poser. C’est approcher des fonctionnements traumatiques (même s’ils ne sont que rapidement mentionnés) comme la dissociation ou les conséquences du syndrome de stress post-traumatique. C’est démontrer l’illogique du système carcéral : mon violeur aura pris 10 ans, le sien 7. J’étais adulte pour celui-là, elle était enfant. Est-ce que deux femmes adultes violées valent plus qu’un seul enfant ? Ce genre de questions, ce sont des questionnements que les victimes ont souvent. A vous maintenant de vous poser les votres.

Le premier jour de paix, de Elisa Beiram (L’Atalante, 2023) | par Nina Echailler (LCI)

Il y a ici deux cent une âmes qui attendent le sauvetage. Demain, ce sera moins.

Écrit par une autrice française qui a beaucoup voyagé, Le premier jour de paix, paru aux éditions L’Atalante en 2023, est le deuxième roman d’Elisa Beiram. Livre de science-fiction, il se découpe en trois parties de plus en plus longues, avec un effet de dézoom : on part de l’histoire d’un personnage lambda pour ensuite avoir un regard beaucoup plus global sur la situation, allant même jusqu’à avoir un point de vue extérieur, celui d’extraterrestres. Car oui, Le premier jour de paix raconte l’histoire des humains sur Terre après de grands conflits, et comment ils essaient de reconstruire leur monde, d’y trouver la paix et la stabilité. On découvre à travers les yeux d’Aureliano, Esfir, América et Xá~Ög les restes de cette humanité déchirée à travers quinze chapitres plus ou moins longs.

Mais qui sait, à travers toi, un nouveau monde est-il peut-être en train de s’incarner?

Ce livre m’a laissée perplexe. L’ai-je aimé ou m’a-t-il ennuyé ? Un peu des deux. En effet, le style d’écriture très sobre, parfois même froid, m’a laissé de marbre. Je n’ai pas réussi à entrer dans l’histoire à cause du peu d’émotions véhiculées par l’écriture – un choix intéressant néanmoins dans une histoire post-apocalyptique, qui donne cette crainte de l’avenir qui colle tout à fait avec le genre. Le livre se veut cependant porteur d’espoir, et cela ne fonctionne donc pas. J’ai également eu du mal à m’attacher aux personnages, très peu décrits, très peu caractérisés, même dans leurs actions les plus importantes. Là encore, un choix pourtant intéressant de la part de l’autrice : quoi de mieux pour parler d’une race entière que de ne pas se focaliser sur un seul individu, mais de regarder tout le monde dans sa globalité ?

N’oublie jamais que tu n’es pas tes échecs, d’accord?

Souvent trop long et peu accrocheur, c’est cette impression que le livre m’a donné. On peut aussi déplorer certains manques qui rendent parfois la lecture compliquée : lorsque les personnages discutent, on n’a jamais (ou alors très peu) d’indications quant à qui est en train de parler, ce qui est parfois déboussolant. J’applaudis cependant la mise en page, qui rend le tout un peu plus agréable : les retranscriptions d’audio ou de messages virtuels se repèrent assez facilement.

La paix, à portée de tir?

La brièveté de l’œuvre, puisque le livre fait à peine 175 pages, est tout autant son atout majeur que sa plus grande faiblesse ; on peut le lire en une grosse après-midi (ce que je n’ai pas fait puisque je l’ai trouvé assez indigeste). De plus, le manque d’explications, justement dû il me semble à cette brièveté, ou celles données au compte-goutte parfois trop tard m’a déstabilisé et même empêché de me plonger entièrement dans cette histoire. J’ai eu beaucoup de mal à rester concentrer plus de quelques pages car l’univers ne me parlait pas. Même s’il est tout à fait plausible, du fait des nombreuses recherches de l’autrice, il ne me semblait pas réaliste, je n’arrivais pas à y croire. Est-ce dû au livre en lui-même ou aux conditions (personnelles) de lecture ? Là encore, sûrement un mix des deux. 

Du courage. Il en fallait pour accepter encore de vivre sur cette planète.

Voilà toutes les raisons qui font que je recommande volontiers ce livre : même s’il ne m’a pas touchée sur un plan émotionnel, il s’agit d’une production réussie dans l’approche de son style, ses idées et ses réflexions. Bien que j’aie dû me battre avec moi-même pour le finir, j’en suis d’autant plus fière car il ne s’agit pas de l’un de ces livres dont je regrette la lecture. Au contraire, me battre contre lui me fait probablement l’apprécier un peu plus que s’il m’avait réellement laissé indifférente.

Si ce roman peut être une porte d’entrée vers une recherche plus approfondie sur ces sujets, alors j’aurai atteint mon objectif.” (interview d’Elisa Beiram sur EmOtionS, blog littéraire)

Que l’on n’aime ou pas Le premier jour de paix, cela n’a pas d’importance. L’autrice a réussi à faire passer son message et en ce sens, le livre est une réussite.

América scrutait le fond du ciel. Et ce qu’elle voyait, c’était l’espace grand ouvert.

Quand on eut mangé le dernier chien, de Justine Niogret, (Au Diable Vauvert, 2023) | par Ambre Guignet M1 LCI

Justine Niogret est une écrivaine française qui se consacre à la fantasy et la science-fiction. Ne souhaitant cependant pas en rester là, elle a étendu son champ d’écriture, ce dont témoigne Quand on eut mangé le dernier chien, un récit de voyage tiré d’une histoire vraie. Justine Niogret compare elle-même son œuvre à un récit « d’héroïsme, profond, humain, chaleureux ». Elle précise avoir essayé de retranscrire une histoire vraie sans pour autant promettre que chaque détail soit infaillible, et ce dans un style nu, modéré : une impression qu’on retrouve efficacement pendant la lecture. L’ascèse, un état spirituel, est au cœur du roman à la fois dans l’écriture et dans la réception : l’effet est donc atteint à la fois littérairement et méta-littérairement. 

Couverture de Quand on eut mangé le dernier chien, Justine Niogret (2006)

Elle nous plonge ici dans un récit polaire qui retranscrit l’expédition périlleuse et tragique de Douglas Mawson, un scientifique accompagné de Ninnis et Mertz cherchant à cartographier des terres inconnues de l’Antarctique. L’expédition tourne cependant au cauchemar, et la survie devient de plus en plus difficile. La nature prend le pas sur l’homme, malgré la bravoure et la détermination de celui-ci.  Il n’a pas sa place dans ce décor glacé et mortel, si ce n’est pour être en harmonie avec lui, dans un état d’ascèse spirituel. Petit à petit, les personnages se fondent dans ce décor, disparaissent dans ce blanc immaculé pour ne plus reparaître. Mawson est le dernier à céder, touchant (on l’imagine) cet état spirituel dans les dernières lignes, comprenant « enfin ce que cette terre lui avait offert ». Il s’agit à la fois du récit d’un échec et d’une victoire. L’homme, pourtant au centre du roman, est repoussé par la force de la nature dans ses derniers retranchements ; une perspective explicitée dès la couverture où l’on peut voir la neige repousser et écraser au dernier bord la seule présence humaine, à savoir l’Aurora. 

Justine Niogret s’est appuyée sur une histoire vraie et emploie une écriture quasi scientifique, donnant un réalisme frappant à l’histoire. Les trois hommes sont observés d’un point de vue externe qui retranscrit froidement leurs faits et gestes, la nature prend forme et se vivifie au point où l’on pourrait la palper à travers le papier… tout est fait pour que le lecteur croit à ce qu’il lit. 

Quand on eut mangé le dernier chien est un récit facile à parcourir de par une écriture simple, dénuée d’un surplus d’artifices qui pourraient entraver la lecture : on ne cherche pas à duper mais à faire vivre, expérimenter le lecteur. Chaque mot a son importance, son grammage, tout comme l’équipement de survie des personnages : on économise les mots, les forces, tout. On retrouve cette économie dans le traitement des rations par les personnages, qui doivent se résoudre à manger, petit à petit, la seule nourriture dont ils disposent : leurs chiens. L’emploi du passé antérieur dans le titre souligne magnifiquement le compte à rebours lancé pour leur survie, complété par l’intitulé des chapitres qui présentent une décroissance numérique : le temps est compté, inutile de s’attarder sur le superflue.

La survie est métalittéraire, elle dépasse le simple stade du récit.

 

Le récit est doté d’une tonalité glaçante, transposant au lecteur les difficultés subies par les personnages dans leur survie permanente : cette lutte constante devient celle du lecteur contre son gré, une expérience qui peut être désagréable lorsqu’on y est pas préparé. C’est un point qui a été apprécié par tous les critiques que j’ai pu lire, notamment Nicolas Winter, soulignant la qualité de l’écriture mordante et glaciale de Justine Niogret. Mais si cette écriture est remarquable par son efficacité, est-elle réellement agréable ? Aime-t-on frissonner non d’extase mais de froid lorsqu’on se plonge dans un roman ? 

De temps en temps, et c’est ce qui fait à mon sens tout le charme de ce roman, la violence fait place à la poésie, dans de courts passages que l’on prend grand plaisir à découvrir. Ces petites pauses dans la souffrance donnent une respiration dans l’écriture comme dans la lecture. 

« Ici, le vent dansait à sa façon et rien, absolument rien, ne savait danser avec lui. » p.9

La forme aérée et poétique de cette phrase allège presque la brutalité et la violence de sa signification : rien ne peut rivaliser avec le vent mais la beauté d’un tel phénomène nous le fait oublier. La fin est à cette image : Mawson se retrouve seul survivant de son expédition, entre la vie et la mort, il voit l’Aurora s’éloigner au loin et pourtant la dernière phrase porte un optimisme déconcertant. 

Le ton mortel et glaçant de l’œuvre détient une beauté propre qui se révèle lentement, qui s’entrouvre au lecteur malgré un récit qui ne fait que s’empirer pour les personnages : le beau naît là où le reste meurt. Il s’agit d’une beauté que je trouve cependant cruelle et douloureuse, presque amère : je ne saurais dire si elle est appréciable. 

Bain de boue, de Ars O’ (éditions du sous-sol, 2023) | par Jeanne Rolland (Master LCI)

Peu d’études existent au sujet d’Ars O’ ; par conséquent nous possédons à son sujet une faible quantité d’informations. Celles-ci se limitent à ce que les éditeurs ont jugé nécessaire d’ajouter au roman ; ainsi, avant de rentrer dans l’histoire, les lecteurs sont informés qu’il s’agit là du premier roman de l’auteur, après plusieurs publications de récits et bandes dessinées ciblées sur l’imaginaire.

Bien loin d’un récit fantastique présentant un monde imaginaire relativement enviable ; Ars O’ fait état ici d’un système social basé sur le travail forcé, dans lequel les personnages principaux Lana et Rigal doivent évoluer ou s’échapper dans un puissant désir de liberté, distillé par touches d’espoir tout au long du roman.

« S’ils se font pincer, ils se font pincer. C’est pas si risqué peut-être, ce qu’ils font, par rapport à la vie dans la bauge. Il s’en rend compte maintenant qu’ils partent. Elle a ce pouvoir, Lana. Elle lui montre des trucs possible »

Le titre de Bain de boue prend alors tout son sens : s’extirper d’un système boueux, à la fois physiquement et psychologiquement de par l’emprise violente et terrifiante que les dirigeants opèrent sur les basses classes. La boue y est omniprésente, tant sur la couverture où le personnage est indistinct, que dans l’esprit embrumé des personnages alors qu’ils se retrouvent dans une situation matériellement boueuse.

« La plupart sont nés là. Ceux qui ont de la jugeote prennent par le cul mais tout le monde n’a pas de jugeote. Alors il y a des mômes, parfois, et certains survivent et ils restent. »

Ainsi, l’entrée dans le récit peut-être ardue, notamment en raison de l’écriture choisie par l’auteur pour retranscrire textuellement les sentiments et la violence vécue par les personnages. Ars O’ use pour cela d’un style volontairement cru et peu travaillé, laissant davantage place aux récits de scènes de violence et aux dialogues qu’à un réel approfondissement des personnages qui m’ont tous paru traités de manière similaire. C’est pourquoi cette lecture m’a parue plus déroutante et dérangeante qu’autre chose ; la narration saccadée avec les phrases courtes et l’enchaînement d’actions semble produire un phénomène de perte de sens, d’absurdité, ce qui m’a personnellement empêché de m’attacher aux personnages.

« La Vieille Truie c’est autre chose. Sa mère vivait dans la boue, sa grand-mère vivait dans la boue. dommage que personne veut prendre la Vieille Truie par devant. »

Les actes d’extrême violence sexuelle et/ou physique sont relatés avec un détachement tel que les lecteurs sont placés dans une position presque voyeuriste : ce n’est pas une lecture agréable. J’ai eu le sentiment de lire un récit manquant d’humanité ; Ars’o fait, certes, état de la reconstruction du monde après une catastrophe, mais son écriture et son récit semblent oublier la dimension humaine, et cela m’a profondément dérangée. La compréhension du lecteur est néanmoins facilitée par l’absence de descriptions, de scènes d’introspection, mais également grâce aux basculements de la forme et du style en fonction des points de vue des personnages qui permettent de ne pas lâcher le fil du récit.

« S’il obéit, il va lui brûler le gland. Alors, à la place, il va plus vite. Couché comme il est sur lui, la peau du Jardinier tremble contre sa joue. »

Les critiques de Bain de boue sont malgré tout plutôt correctes ; si les lecteurs sont mitigés, ils s’accordent cependant dans l’éloge du style incisif assumé de l’auteur et dans la critique du manque d’approfondissement du système politique et des personnages, paradoxalement en parallèle de l’étirement du roman.

En effet, certains lecteurs estiment que le récit aurait pu se limiter à une simple nouvelle. Je crois personnellement qu’à baser tout un récit sur la volonté de choquer et de heurter, ce livre en a perdu ce qui aurait pu en faire une excellente fiction post-apocalyptique. Toutefois, au-delà de toutes les critiques stylistiques et narratives possibles, Bain de boue reste une réelle expérience de lecture.

 

 

Une mère étrangère, de Daniele Laufer, (Bayard Récits, 2023) | par Bekkouche Shaïma (M1 LCI)

 « Une mère étrangère », c’est avec ces trois mots pour seul indice, que je me suis plongée dans la lecture de ce roman. Ce dernier se présente sous la forme d’une autofiction, racontant la vie de Danièle Laufer et de sa relation complexe avec sa mère. 

Première de couverture, Une mère étrangère, Daniele Laufer, bayard récits

Une autobiographie historique et philosophique

«  Mes parents sont arrivés au Maroc en 1949. Mon père y a été envoyé comme directeur de l’American Joint Distribution Committee. » C’est à ces premiers mots que j’ai compris que le roman allait traiter d’un sujet autobiographique. Plus tard, j’ai réalisé que le sujet était en lien avec la Seconde Guerre Mondiale, et notamment du traumatisme des camps de concentration. Cependant, plus j’avançais dans ma lecture, plus je voyais et ressentais que l’autrice ne se focalisait pas sur les événements de la seconde guerre, mais plutôt sur émotions, les sentiments, les mots. Elle se focalisait sur sa relation conflictuelle et complexe avec ses parents, mais aussi sur ses amours, ses peurs, ses angoisses. 

Danièle Laufer présente de réelles réflexions philosophiques. Ce qui m’a, à la fois, agréablement surprise et déroutée, est la façon avec laquelle elle détruit la barrière entre son moi enfant et son moi adulte. Lorsque l’on lit le texte, on a l’impression que c’est à la fois la Danièle du passé et celle du futur, qui posent ces questions philosophiques ; qui sont celles de l’amour et du traumatisme. 

Un récit à deux voix

Au fur et à mesure, la voix de notre héroïne disparaît, pour laisser place à celle de sa mère, figure centrale de l’histoire. Les monologues de la mère ponctuent le roman, et se présentent sous la forme d’une ‘interview silencieuse’. On comprend que la voix de Danièle est présente, mais cette dernière n’apparaît pas sur le papier, comme pour laisser libre place à sa mère. 

Très vite, on plonge dans son histoire marquée de violences et d’injustices : celle des camps de concentrations. On se retrouve à vivre avec elle la déportation et le travail forcé. On se retrouve à ressentir la faim et la douleur, et à s’attacher à cette mère si froide et amère envers sa fille. On regrette qu’elle n’ait pas su trouver le véritable amour, et que ses rêves lui aient été injustement arrachés. 

A la fin, on comprend que les deux femmes ont combattu les mêmes traumatismes. Pour la mère, celui d’une vie injustement arrachée et enlevée. Elle a dû trouver la force de vivre avec ses traumatismes, ses craintes et ses peurs. Toutes ces mêmes choses qu’elle a transmises à sa fille qui doit à son tour, trouver comment vivre avec ces ressentiments, comment trouver la liberté, la paix et la sérénité dans un océan de traumatismes qui ne lui appartiennent pas.

Un récit qui traverse différents espaces-temps

Ce que j’ai vraiment apprécié à la fin de cette quête presque philosophique, c’est le fait que l’on traverse non seulement différents espaces temps, mais aussi différentes étapes du processus traumatique. Le fait que la mère ait accepté de raconter son histoire des années plus tard, est en quelque sorte une résolution de l’histoire de Danièle. Une sorte d’explication à la relation conflictuelle entre la mère et la fille. Par ailleurs, l’irruption de ces passages — qui se passent dans le futur, quand Danièle a 35 ans — au sein du récit fictionnel de l’enfance de cette dernière, brise la barrière de l’espace-temps et vient s’imposer comme un témoignage émouvant. Enfin, le roman m’a permis d’en savoir plus sur le transport de Bergen-Belsen, qui est un moment de l’histoire important, ainsi que sur les camps de travaux forcés.

Camp de concentration de Bergen-Belsen, photo prise après le 17 avril 1945.
Issue de la collection de photo du Musée impérial de la guerre, Londres.

Bien que la Seconde Guerre Mondiale soit un sujet énormément travaillé et étudié, il y aura toujours des événements dont nous ne connaîtrons pas l’existence. Je souhaiterais donc pouvoir lire d’autres livres comme celui-ci à l’avenir.

La sélection 2023-2024 (pour les master Limès et LCI)

La sélection : 18 titres français

18 titres, parmi lesquels de nombreux premiers romans et quatre deuxièmes avec une attention particulière portée aux nouvelles voix et aux femmes ; dont les étudiant.e.s devront s’emparer pour blogger des notes de lecture, et, pour ce qui est des étudiant.e.s en Limès, élire un ou une autrice, qui après Thierry Illouz (2019), Alexandre Seurat (2020),  Laurine Roux (2021), Marie Mangez et Philippe Gerin en 2022 ; puis Diaty Diallo en 2023, sera invité.e, accueilli.e et interviewé.e par elles et eux lors du festival Bruits de Langue (mars 2024)…

Natacha Appanah La mémoire délivrée (Mercure de France)
Ars ‘O Bain de boue (Éditions du sous-sol)
Elisa Beiram Le Premier jour de paix (L’Atalante)
Capucine Delattre Un monde plus sale que moi (La ville brûle)
Isabelle Garreau La Dent dure (Dalva)
Léna Ghar Tumeur ou tutu (Verticales-Gallimard)
Elise Goldberg Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie (Verdier)
Aurélie Lacroix L’unique objet de mon regard (Cambourakis)
Danièle Laufer Une mère étrangère (Bayard)
Yan Lespoux Pour mourir, le monde (Agullo)
Eden Levin Jeudi (Notabilia)
Dea Liane Georgette (L’Olivier)
Vidya Narine Orchidéïste (Les Avrils)
Lisette Lombé Eunice (Seuil)
Justine Niogret Quand on eut mangé le dernier chien (Au diable Vauvert)
Juliette Oury Dès que sa bouche fut pleine (Flammarion)
Neige Sinno Triste tigre (P.O.L)
Angélique Villeneuve Les ciels furieux (Le Passage)