Master LCI, 2022-23 – Les livres à chroniquer

La sélection : 20 titres français

Aux étudiant.e.s de ce master «  »Littérature et culture de l’image » ont été proposés les 20 mêmes titres que ceux sur lesquels planchait le Master Limès.

20 titres, parmi lesquels 8 premiers romans et quatre deuxièmes avec une attention particulière portée aux nouvelles voix et aux femmes ; dont les étudiant.e.s devront s’emparer pour blogger des notes de lecture, à l’image de celles que produit le master Limès depuis plusieurs années. 

Les chroniques produites par les étudiant.e.s du master LCI sont à lire ici.

Basile Galais, Les Sables (Actes Sud) / Sibylle Grimbert, Le dernier des siens (Anne Carrière) / Beata Umubyeyi-Mairesse, Consolée (Autrement) / Claire Baglin, En salle (Éditions de Minuit) / Victor Jestin, Un homme qui danse (Flammarion) / Anthony Passeron, Les Enfants endormis (Globe) / Anne Savelli, Musée Marylin (Inculte) / Hadrien Bels, Tibi la blanche (L’Iconoclaste) / Emmanuelle Richard, Hommes (L’Olivier) / Touhfat Mouhtare, Le Feu du milieu (Le bruit du monde) / Lili Nyssen, L’Effet Titanic (Les Avrils) / Lucie Rico, GPS (P.O.L) / Amélie Fonlupt, La Passagère (Rivages) / Diaty Diallo, Deux secondes d’air qui brûle (Seuil) / Kinga Wyrzkowska, Patte blanche (Seuil) / Cloé Korman, Les Presque-sœurs (Seuil) / Sabyl Ghoussoub, Beyrouth-sur-Seine (Stock) / Jane Sautière, Le corps flottant (Verticales) / Guillaume Lebrun, Les Guérillières (Bourgois) / Aurélie Djian, Du temps de ma splendeur (Julliard)

« Fantaisies guérillères » de Guillaume Lebrun (Christian Bourgeois éditeur, 2022) / par Emma Chaumond (master LCI)

www.bourgeoisediteur.fr
Couverture : Mickaël Cunha
Illustration : BnF / Armorial de l’Europe et de la Toison d’Or

« Personnellement, je n’ai jamais cru à une Jeanne d’Arc mystique ou folle. […] Jeanne d’Arc est un personnage tellement gigantesque que chacun a sa propre Jeanne d’Arc. […] Moi, je l’ai toujours perçue comme une jeune femme grosse, parce que je suis gros, une jeune femme queer, parce que je suis queer. […] C’est ça que j’ai voulu montrer avec mon texte, c’est que oui, elle ne correspond pas du tout à l’image qu’on s’en fait, mais c’est ma Jeanne d’Arc, finalement. […] L’histoire appartient à tout le monde.« 

Après cinq ans d’étude à l’école primaire et au lycée Jeanne d’Arc, j’avais, si je prends le temps d’y réfléchir, probablement en tête la Jeanne d’Arc d’Albert Lynch, une « jeune fille sérieuse », comme on dit, cheveux aile de corbeau, expression sérieuse, impénétrable, bref, pas l’air jojo, mais le genre à qui ont fait confiance pour sauver le pays.

Jeanne d’Arc, illustration pour le Figaro Illustré, Albert Lynch, 1903

Ma version de la Pucelle d’Orléans, si elle a jamais été véritablement mienne, sera à jamais influencée par la version si étrange, si attachante de Guillaume Lebrun, cette jeune Jeanne d’Arc « grosse, lesbienne depuis toujours, avec des tendances cannibales. » Ce portrait qui tomberait parfois presque dans la caricature laisse pourtant entrevoir un personnage aussi perturbant que touchant et dont j’ai suivi l’évolution avec plaisir et consternation, notamment grâce à l’écriture espiègle de l’auteur, que j’ai découvert avec cet ouvrage. Mélange de français moderne et ancien, parsémé de références, d’anglais et, plus rarement, d’allemand, le livre en devient presque intéractif, sans pour autant gêner la lecture pour celles et ceux qui ne partageraient pas la culture geek de l’auteur:

 

« C’est peut-être anachronique mais pour moi ça ne l’est pas, puisque c’est une histoire qui explore des contrées innatendues et donc finalement, à la fois dans les les références et dans la langue, je voulais que les choses soient innatendues aussi pour les lecteurs, les lectrices. »

On appréciera particulièrement la référence au hit-single « Le bal doit aller de l’avant » du troubadour Frédéric de Mercure et sa joyeuse bande de ménestrels avec qui il formait le groupe Regina, trop souvent oublié par les nouvelles générations.

Sa Jeanne d’Arc, toute pleine de bonnes intentions soit-elle, a en elle une forme de violence, un désir de répandre le sang de tous ceux qui oseraient se mettre en travers de son chemin, ou pire encore, celui de ces bien-aimées. Celle qu’elle aime par-dessus tout, malgré le caractère bougon et l’hostilité de la dame, c’est Yolande d’Aragon, aka YO, « quatre fois reine, deux fois comtesse, […] mariée à Louis, dit Loulou, belle-mère et liée par le sang au Grand Bastard de France. » One hell of a woman, quoi.  

Yolande d’Aragon, femme farouche et opportuniste, partage néanmoins le même fardeau que la version d’Arthur Pendragon d’Alexandre Astier, celui de vouloir sauver un monde de schlagues. Vaste programme, d’autant que les dits-schlagues semblent déterminés à leur mettre des bâtons dans les roues.

 

Je m’éclaircis la gorge et fis une entrée solennelle; nul ne sembla la remarquer, ce qui normalement m’aurait fait barnaudir et frapper quelques valets, mais l’heure était grave et je pouvais endurer l’affront. Je me mis au centre de la pièce et tapai des mains pour attirer l’attention de tous les schlagues alentour. (p.27-28)

Mais si Arthur bénificie d’une épée magique et de l’aide de ces chavaliers bras-cassés et du grand vainceur de la belette de Wincester, YO, elle, ne peut compter que sur le soutien de chevaliers « joli de la face, bien bâti en chair et corps, et cervelés de moitié », celui d’une ribambelle de Jehannes qui ont la fâcheuse tendance de tomber comme des mouches, celui de Jehanne la douzième, dite « la cannibale », et celui d’un Maître bien mystérieux.

C’est peut-être ce dernier personnage, ainsi que la quête qu’il confie à notre vénérable YO, qui n’a pas su me conquérir. Si c’est bien grâce à lui que l’histoire commence, la présence de Jehanne et de sa dame nous font rapidement oublier ce personnage ce qui, compte tenu de la dernière partie, pose un léger problème.

(Spoiler Alert: le Maître qui, depuis le début de l’histoire, se cache dans les ombres et autres dimensions apocalyptiques, se révèle être dun-dun-duuuuun! le bad guy en chef. Gasp! Shock and horror.)

Sauf que voilà, alors que le monde est menacé d’extinction et que nos héroïnes doivent faire face à moult démons et autres enemis en tous genre, je préférerais les suivre pendant une cueillette de champignons. Ni voyez là nulle shade, car il s’agit en réalité d’un des plus grands compliments que je pourrais adresser à l’auteur.

Guillaume Lebrun a réussi un véritable tour de force. Jeanne d’Arc et Yolande d’Aragon, qui appartiennent au canon de l’histoire française, apparaissent ici comme des personnages burlesques, devenant presque des caricatures. Pourtant, en bouttant ces figures historiques et sacrées de leur pied d’estale, il les montrent sous un jour nouveau, une lumière humaine, tellement plus marquante. Je ne sais pas si j’aurai jamais à nouveau tel livre entre les mains. Qui osera relever tel défi?

Histoire de motiver les troupes…

 

 

 

 

Victor Jestin / L’homme qui danse (Flammarion, 2022) / par Nora Régis LCI

« C’est là que j’ai ressenti précisément pourquoi j’aimais tant ça. Je le savais depuis longtemps sans jamais me l’être formulé : dans la danse, la vie s’ordonnait, se réglait en un système de rythmes et de mouvements dont même les ruptures répondaient à une logique; c’était comme un quadrillage géant, un filtre familier posé sur ce qui partout ailleurs relevait pour moi de l’immaîtrisable.

Dans son deuxième roman, L’homme qui danse publié aux Editions Flammarion, Victor Jestin nous invite à une immersion dans l’intériorité profonde de son personnage, Arthur, dans un texte écrit à la première personne du singulier. De son enfance à ses 40 ans passés, le lecteur accompagne Arthur dans ses états d’âme et ses expériences, guidés par un lieu central : la boîte de nuit. A 10 ans, il y entre pour la première fois. La suite du roman constitue une fresque de sa vie, de l’évolution de son rapport ambiguë à ce lieu et de sa quête d’amour et d’identité. De chapitre en chapitre, nous assistons à ce développement personnel intense en émotions, comme un parent tentant de veiller sur son enfant, incapable de le guider dans la bonne direction. J’ai partagé sa tristesse, sa colère, sa gêne, son sentiment de liberté sur la piste de danse le temps de ma lecture. Ce roman, c’est avant tout une rencontre avec un homme malheureux de ne pas savoir exister en communauté, seul, obsédé à l’idée d’enlacer quelqu’un, n’importe qui, et qui trouve son refuge dans la danse. Comme Arthur le dit lui-même, arriver à danser, c’est « arriver à … me déployer. »

Dans la boîte de nuit, Arthur tente de se trouver en tant qu’individu, mais aussi en tant qu’homme. Le roman est divisé en onze chapitres, chacun portant le nom d’un personnage qui va participer à façonner, construire ou déconstruire l’identité d’Arthur. Parmi eux, seuls deux sont des femmes. Cette absence de personnages féminins m’a d’abord intriguée. Mais ce choix fait sens : Arthur est en quête de masculinité. Il se déploie dans la boîte de nuit et dans la salle de sport, deux milieux violents, virils, où l’hétérosexualité est une norme. Chaque homme rencontré propose l’exemple d’une façon d’y exister. Au-delà d’un modèle, il impose aussi au personnage principal et aux lecteurs le regard plein d’un jugement particulier, régulièrement dure ou humiliant, qu’il porte sur la manière d’agir d’Arthur.

 

« – Et est-ce que t’avais déjà vu un boulard aussi parfait que celui-là ?
Un peu de colère a remué en moi. C’était une prise d’otage. Je ne savais pas comment m’en tirer. Toute réponse entraînerait d’autres questions encore plus embarrassantes. J’ai décidé de hausser simplement les épaules. Mais ce n’était pas assez net. Il aurait fallu refuser cette conversation. Faute de quoi, Dylan a cru que je faisais la fine bouche »

Cette manifestation de masculinité violente m’a heurté comme elle a heurté Arthur. Avec frustration, je l’ai vu se laisser écraser. Les personnages à l’écart de ce modèle de virilité sont les seuls à ne jamais m’avoir heurté de la sorte. Ils invitent à une remise en question, tantôt avec bienveillance et compréhension, tantôt involontairement. C’est le cas des femmes, Isabelle et Alicia, de Wassim, homosexuel, et de Léo, en quête, comme Arthur, d’une forme d’identité de genre. En rencontrant ces personnages, le lecteur est directement confronté aux différents modèles, aux différentes façons d’expérimenter le genre et l’orientation sexuelle qui sont proposés à Arthur au cours de sa vie, et aux riches et nombreuses réactions qu’ils suscitent. Ainsi, en l’accompagnant dans sa quête d’identité, nous assistons au déploiement d’une véritable fresque humaine.

Pour retranscrire le plus vraisemblablement possible le parcours d’Arthur, Victor Jestin nous immerge aussi bien dans ses rapports sociaux que dans les lieux où ils prennent vie. Avec une finesse impressionnante, il nous fait parvenir l’ambiance de la boîte de nuit. Les musiques citées rythment le texte et font office d’horloge de vie. Le sol, les lumières, les gestes, l’organisation hiérarchisée qui quadrille l’espace transparaissent continuellement. L’auteur explique par ailleurs que c’est de cet endroit qu’est née l’idée du livre. Ce lieu de sociabilité décalé lui inspire une violence et une émotion certaine dont il a imprégné son oeuvre. Il y voit par ailleurs la fin d’un monde vers laquelle le texte s’efforce d’emmener son lecteur. Par la déchéance de cet homme, c’est la déchéance d’une époque, d’un univers et d’une façon de rencontrer qu’il nous décrit. Ainsi, ce livre met en place une double trajectoire : la trajectoire de vie d’un homme qui tâtonne dans sa construction personnelle et sociale, et la trajectoire de mort d’une entreprise et d’une façon de faire la fête qui est mise à mal par une époque nouvelle où les rapports humains muent et se transforment.

L’Homme qui danse est donc un texte à plusieurs voix : celle d’un homme en quête, celles des gens qu’ils rencontrent, et celle du milieu dans lequel il évolue. Mais c’est peut-être également celle d’un homme lambda qui transparaît. La clarté de la construction de l’oeuvre et de la plume semble être le seul moyen envisageable pour décrire un homme aussi simple, le commun, ce qui constitue la foule. Arthur n’est qu’un danseur malheureux parmi tant d’autres. Victor Jestin se nourrit de son entourage et de son propre rapport à la danse pour dessiner les contours d’un « malaise inverse général à exister » propre aux bons danseurs, d’une incapacité à exister dans des lieux de sociabilités normaux. Comme il le dit lui-même : « Cela donne un homme extrêmement seul et mal à l’aise, mais je pense qu’il nous ressemble un peu à tous, dans nos pires nuits, nos pires années. »

La nuit des temps / (Éditions Philéas, 2021) / Christian De Metter / bande dessinée issue du roman de René Barjavel (1968) / Par Marguerite Valière, M1 LCI

J’ai lu cette BD sans connaître le roman, on me l’a offert pour un noël et je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Mes proches étaient persuadés que ça allait me plaire, j’ai donc posé mes yeux sur cette ouvrage et je l’ai observé. Je me suis laissée attendrir par la beauté de la couverture, ses couleurs, ses dessins, sa composition. Puis j’ai lu le résumé de la quatrième de couverture et enfin cette citation :

 

Je suis entré le premier… et je t’ai vue. J’aurais voulu être seul avec toi. Je voulais voir tes yeux, entendre ta voix.

Cette phrase m’a intriguée et j’ai voulu en savoir plus, j’ai alors ouvert la première page et l’histoire à commencé…

Cette histoire de science fiction se passe à notre époque actuelle, dans une situation mondiale où l’environnement se meurt, et les hommes politiques se menacent entre eux. L’humanité compte alors sur une expédition qui prend place dans l’Antarctique. En effet, ce récit en huit clos de la vie des scientifiques nous plonge dans leur découvertes et cloisonne l’aspect scientifique et le contexte extérieur chaotique du monde. L’équipe de chercheurs est composée de multiples personnes venant de toute parts du monde et chacun à sa spécialité qui lui est propre.

On a de multiples points de vues, il y a un narrateur omniscient qui est constamment présent et qui nous guide tout au long de la lecture. Il y a également le point de vue de tous les personnages. L’histoire commence doucement à se construire quand les scientifiques de l’expédition plongent dans la glaces pour y trouver une capsule avec deux humains dedans, une femme et un homme.

L’aspect bande dessinée apporte des images à un récit écrit, ça nous permet d’avoir la vision du dessinateur mais ça apporte aussi au lecteur des informations sur l’ambiance générale de l’histoire. Quand le récit se porte sur le présent, les couleurs des cases sont plutôt neutres, construites avec des nuances de noir allant jusqu’au blanc avec quelques couleurs mais très pâles, et quand on se replonge dans le passé par la mémoire de Éléa ou par de simples évocations, ou encore par les souvenirs gelés dans la glace, ils sont représentés par des couleurs très vives englobant les couleurs d’un arc-en-ciel.

Le fait qu’il y ait des images nous permet de voir à quoi ressemblent les personnages, et de nous imprégner de cette image pour les identifier chacun leur tour, d’associer un nom à un visage.

La science-fiction prend place quand, on apprend dans le récit que les corps retrouvés ont 1 million d’années, et qu’avant notre ère il existait une civilisation encore plus développée que celle que nous connaissons aujourd’hui. Leur mode de fonctionnement était en surface plutôt basique mais en réalité assez complexe. Chaque enfant né est choisi à partir de ses 7 ans pour former un couple qui se développera ensemble pour la vie, l’auteur reprend ici le concept « d’âme soeurs ». Le système qu’il à trouvé permet aux personnages de vivre avec une clé qui leur sert de monnaie, qui comprends toutes leur données : leur psychologie, leur caractère, leur patrimoine génétique…, et qui leur sert avant de tout de contraception. Dans le cas ou une grossesse serait envisagée, les deux clés doivent être enlevées,

La clé sert aussi à contrôler les naissances. Pour pouvoir enfanter il faut que les deux êtres enlèvent leur clé. Lorsqu’il choisissent de le faire, leur émotion est… C’est… Une joie sans mesure.

Ce qui peut émerveiller encore c’est le simple fait que pour cette civilisation, il était facile d’aller sur la lune et d’y habiter, tandis que de nos jours il est beaucoup plus compliqué d’y accéder bien que les progrès soient fulgurants. On notera également que la lune était recouverte de verdure et que dans les souvenirs d’Éléa la terre était à l’envers et ressemblait davantage à la Pangée.

Vers la fin de la bd, on apprend qu’une personne de l’extérieur veut garder les informations découvertes pour lui tout seul, les scientifiques essaient donc de déterminer qui pourrait être la taupe dans leur groupe, l’enquête se conclut par la découverte du scientifique et sa mort dans la lutte pour l’arrêter. Ils apprennent aussi entre-temps que des charges explosives ont été placées afin de détruire toutes les informations accumulées au cours de cette expédition. L’avidité humaine à suivie les scientifiques jusqu’en antarctique et a provoqué la mort, ainsi que la perte de données précieuses étant donné le climat actuel.

Cette bande dessinée est un récit de science fiction qui relate malgré tout de l’avenir de l’humanité, cette dernière expédition est une main qui tend vers le savoir mais, l’espoir est tué dans l’oeuf, car l’humain ne souhaite pas changer sa vision des choses. Cette tragédie se renforce d’autant plus, par la perte de Éléa et de l’homme de la capsule qui n’est autre que son amoureux.

Ce récit nous rappelle que la vie est précieuse, mais souligne que la psychologie humaine peut vouloir le bien comme le mal, elle connaît le noir comme le blanc et est même parfois teintée de gris.

Passer par la bande dessinée est un excellent moyen de faire passer ce message à travers le dessin, et de représenter les propos de Barjavel. J’ai beaucoup apprécié sa lecture, j’ai été très touchée par son histoire et son message, je vous conseille fortement de la lire.

« Consolée » de Beata Umubyeyi Mairesse (Autrement, 2022) / par Louna Rachdi (master LCI)



Elle a leurs sang blanc,
l’enfant leur appartient plus qu’à nous, tu dois la rendre. […] Peut-être que c’est elle [a cause de son sang blanc] qui a tué la grand mère et recouvert d’une
épaisse pellicule blanche les yeux du grand-père, le privant de la beauté du monde”

Bleue avec des formes géométriques, Consolée de Beata Umubyeyi Mairesse m’attirait de par le design atypique de sa couverture. Je ne m’attendais à rien en ayant ce livre dans les mains et comme tous les soirs, chrono enclenché, une heure pas plus, je l’ai ouvert avec la même curiosité que quand on commence un film : alors, qu’est- ce qui m’attends ?

Et j’ai été happée. Happée par la poésie des mots, par la force avec laquelle Beata Umubyeyi Mairesse traduit des thèmes qui m’étaient jusque là étrangers.

Ce livre raconte l’histoire de trois femmes au destins liés : 

Il y a d’abord Consolée, en 1954 au Rwanda puis en Belgique, petite fille enlevée tel « l’enfant du péché » qu’elle était pour lui donner la bonne éducation, pour la laver. La laver pour qu’elle devienne plus blanche que noire. La laver pour qu’elle perde ses origines rwandaises. La laver jusqu’à en perdre son prénom..jusqu’à en perdre ses souvenirs. 

« Tu es devenue une blanche » lui dira sa mère.

Soixante-cinq ans plus tard, en 2019, on rencontre Madame Astrida, la vieille dame atteinte d’Alzheimer perdue dans les méandres de son amnésie au sein de l’EPHAD « Les oiseaux » le Sud-Ouest de la France, et qui n’arrive plus à communiquer qu’avec sa langue natale que personne ne comprend. Seule et incomprise, ce personnage doux et poétique sera l’emblème de la douleur des personnes âgées peu considérées en EHPAD dont l’auteur en fait violemment la critique. 

Puis il y a Ramata, femme immigrée, mère de famille, qui se bat pour trouver sa place en France au prix de nombreux sacrifices, jusqu’à en oublier ses origines à cause de normes sociales. Dans cet EPHAD, elle devient un refuge pour la vieille dame. Et la réciproque est vrai : Madame Astrida sera le miroir des racines de Ramata.

“ Tu as cru que tu pouvais habiter le milieu ? […] Tu ne seras jamais vraiment des nôtres alors tu dois apporter deux fois plus de preuves de ta fidélité”

Beata Umubyeyi Mairesse décrit dans ce roman la difficulté d’être pris au sérieux, de grandir et de mener ses combats quand on est étrangers en France. Il y a cette doctrine dans la famille de Ramata qui est qu’il vaut mieux ne pas faire de bruit, se taire et rester à sa place.

Trois générations qui s’entrecoupent pour donner du sens à une histoire commune : celle de la transmission culturelle et de l’entièreté de l’être au milieu des thématiques bien plus actuelles qu’il n’y paraît autour de l’identité, de l’immigration et du racisme.  

Le roman est construit tel une boucle, l’une ressoudant les racines familiales et culturelles de l’autre, un peu comme une réincarnation, pour qu’à la fin, la petite fille, la femme et la vieille dame soient consolées. 

Cette couverture bleue particulière qui m’attirait et qui n’avait de sens que pour donner un aspect atypique au livre devient maintenant riche de significations : les motifs reprennent ceux, rwandais, que Madame Astrida tricote sur ses pulls d’hiver. Ils renvoient aux dessins thérapeutiques réalisés en atelier d’art-thérapie qu’encadre Ramata et surtout, ces oiseaux représente le nom de l’EHPAD, les oiseaux que Madame Astrida passe ses journées à attendre, symbole de libération et de renaissance.

Le point final de Consolée m’as touchée en plein cœur, rendue muette par tant de force et de justesse dans ses mots. La boucle enfin bouclée, j’ai laissé le livre comme si j’avais laissé une amie partir, heureuse d’avoir fait un bout de chemin avec elle.


Lien vers le roman sur le site de la maison d’édition AUTREMENT : https://www.autrement.com/consolee/9782080289285

 

« Le feu du milieu » de Touhfat Mouhtare (Le bruit du monde, 2022) / par Juliette Martin (master LCI)

Cela avait été dur. Porter jour après jour ce secret, noué dans un coin de mon leso, et ne pas savoir de quoi il s’agissait. Les autres avaient l’habitude de dissimuler à cet endroit des gâteaux, des morceaux de caramel, préparés ensemble, des bonbons au gingembre fabriqués pour adoucir la voix à la lecture du Coran. Tels étaient les trésors que nos leso recelaient.

Pour les personnes qui ne le savent pas, un leso est une tenue courante chez les femmes d’Afrique de l’Est. Sur le tissu, il y a aura toujours un proverbe écrit en swahili qui signifie “Comment je suis aujourd’hui, c’est à cause de Dieu”. Ce bout de tissu peut être utilisé à la fois pour les cheveux, en top, en jupe et même en robe.  

Maintenant que vous savez ça, commençons !

L’histoire se déroule aux Comores, un archipel situé près de Mayotte. On ne sait pas vraiment à quelle époque et on ne le saura malheureusement jamais.

On suit l’histoire de Gaillard, jeune fille esclave qui ne rêve que de liberté. Quand elle n’est encore qu’une petite fille, Gaillard rencontre une fille de maître qui se nomme Halima. Malgré leurs rangs différents et toutes les interdictions, les deux jeunes filles finissent quand même par commencer à se parler et par devenir amies.

Juste avant qu’elle ne se fasse mariée de force, Halima confie un petit objet de forme cubique à Gaillard. Elle devra tenir cet objet secret jusqu’à ce qu’elles se revoient. 

Mais ce n’est que plusieurs années plus tard que Gaillard peut redonner ce petit dé à son amie Halima… Ce geste aura cependant de nombreuses conséquences sur leurs amitiés, et leurs vies en général. Halima, nouvellement veuve, se retrouve à devoir se marier avec quelqu’un qu’elle n’aime pas. Gaillard va alors devoir l’aider à retrouver son mari défunt, sans même savoir comment ni même pourquoi, elle doit traverser toute cette aventure. Elle se trouvera par la suite un amour pour la vie et la liberté qui va la mener à de très grandes découvertes qu’il vaut mieux ne pas dévoiler. 

Tout est si nouveau, si fascinant : la force que je sens dans mes bras, la fraicheur du vent sur ma peau et dans mes cheveux, le sel sur ma peau. Ma peau. Blanche comme le lait. Mes muscles. Fuselés, libres, ceux d’un homme.

Ce livre est alors à la fois très poignant et très mystique. Touhfat Mouhtare nous transporte dans une réalité obscure mais aussi dans un monde complètement fantastique, un monde parallèle, complètement irréaliste, et pourtant on a qu’une seule envie, c’est d’y croire ! Et j’aime croire en ce monde fantastique et décalé… Comme un multiverse de l’espoir.

Je mourrais d’envie de partager mon secret, pour en alléger le poids. Mais une force insondable m’intimait de me taire. Je souhaitai encore une fois être totalement transparente. Ne plus rendre de comptes à personne. Ne plus chercher à plaire pour survivre. Ne plus…  Mais cela, je ne le connaîtrais que dans d’autres vies.

L’écriture de Touhfat Mouhtare est vraiment admirable et plaisante à lire. On se laisse transporter dans différents de points de vues et les différentes pensées des personnages. Elle nous met surtout en accord avec le personnage de Gaillard, personnage principal. Ce qui fait que quand elle se fait trahir, on a les mêmes sentiments qu’elle, ce qui fait qu’on est beaucoup plus proche de Gaillard que des autres personnages, mais comme elle, on ne sait pas vraiment quoi penser de son entourage. Est-ce que ce sont des bonnes ou des mauvaises personnes ? Comment puis-je savoir qui est vraiment honnête, qui va vraiment aider Gaillard ou qui va la trahir pour ses propres intérêts ?

En bref, on est proche de Gaillard, on ne sait absolument pas ce qu’il va se passer par la suite, on ressent les mêmes émotions qu’elle, on a beaucoup d’empathie à l’égard de son personnage.  Ce livre nous fait penser qu’il y a toujours de l’espoir même quand tout semble perdu, même quand notre entourage n’est pas ce qu’on croyait… On n’est toujours plus fort que ce qu’on pense réellement.

Nos grands-parents avaient été enlevés à leur pays, mais personne ne savait exactement quel était ce pays, et tout cela était si lointain que nous n’y pensions pas

Gaillard est un personnage à la fois comme les autres et hors du commun. Sa mère biologique a tenté de la tuer quand elle n’était encore qu’un bébé . Elle a hérité de ses cheveux de pailles et de son surnom, Gaillard, à cause de son père qu’elle ne connait pas mais qui était un marchand d’épices de passage dans la ville d’Itsandra.

Jusqu’à ce qu’on nous montre de la compassion, notre condition de vie ne nous choquait pas le moins du monde, et nous demeurions aveugles à ce qui nous manquait. Rien n’est plus terrible pour le pauvre que la compassion : elle fait éclater les bulles de paix que les miséreux parviennent à s’aménager et dans lesquelles ils s’enferment. Elle leur tend ensuite un miroir qui leur martèle : « regarde, tu as besoin d’aide, je vis tellement mieux que toi, je vais t’aider ». Et qui a dit que nous avions besoin d’aide ? La compassion, c’est du voyeurisme déguisé en charité, parce que sans misère elle n’aurait pas lieu d’exister. Et quand bien même elle serait sincère, elle n’est d’aucune utilité pour ceux à qui elles s’adressent : elle se nourrit de la misère autant que la misère se nourrit d’elle. Qui, alors, du miséreux ou du compatissant, est le plus à plaindre ?

Ce livre est une claque. Le livre et l’histoire sont une claque. C’est un grand voyage dans le nul part, dans l’ailleurs, dans le ici, dans le maintenant et dans l’avant. On est transporté dans différents mondes, différentes temporalités mais aussi différents corps de Gaillard. On se perd, littéralement, dans différents univers, jusqu’à oublier d’où l’on vient et où l’on va. On la voit dans différentes vies qui lui donnent des leçons sur la vie qu’elle est en train de vivre, mais elle ressent aussi beaucoup de peine… Cependant, c’est ce qui va lui donner le goût de la liberté, le goût de s’en sortir, le goût d’avoir la vie qu’elle mérite vraiment.

Mon seul et unique conseil (c’est un ordre même) : lisez-le. Pour votre bien, lisez ce livre !

 

MARTIN Juliette

Le Feu du Milieu, Touhfat Mouhtare, 2022, Le bruit du monde

 

GPS, de Lucie Rico (Ed. POL, 2022) | par Océane Bernardet (M1, LCI)

« Mais parfois, tu imagines tellement fort que tu ne sais plus différencier la réalité de tes fictions. Tu te laisses envoûter. Tu divagues dans ta tête. Tu divagues dans l’espace. T’orienter est un vrai casse-tête »

 

C’est en mettant en avant une confusion très contemporaine, entre la réalité et le virtuel, que Lucie Rico nous présente son deuxième roman « GPS », paru aux éditions POL et publié en 2022. N’hésitant pas à partir de ses propres contradictions, « mes personnages me ressemblent d’une certaine manière », explique-t-elle dans un entretien avec Mathias Enard, nous n’hésiterons pas non plus à nous immerger dans son monde, dans notre propre monde aussi, plein d’ambivalence et totalement dicté par la montée des nouvelles technologies.

C’est donc à travers un roman, mêlant à la fois amitié, humour, inquiétude et addiction, que cette jeune autrice nous invite à réfléchir sur tous ces gestes du quotidien, désormais devenus automatiques et qui, dans toute leur ambivalence, finissent par nous rendre inactifs. Tout débute avec Ariane, qui désignée comme témoin de mariage de sa meilleure amie, ne va pas hésiter à utiliser la localisation de cette dernière afin de pouvoir se rendre sur le lieu de rendez-vous. Journaliste au chômage et déprimée, Ariane va en plus de cela faire l’expérience de la disparition de son amie. Une aventure par procuration va alors prendre place à travers la localisation permanente de la disparue et notamment ce fameux point rouge du GPS. C’est à travers une illusion maintenue tout le long du roman qu’Ariane va enquêter sur cette disparition inquiétante, tout comme elle a l’habitude d’enquêter en tant que journaliste de faits divers inventés. En effet, ayant déjà un problème avec la réalité et la fiction, elle reste, dès lors, une éternelle insatisfaite dans ses inventions, et restera comme telle face à ce point GPS, qui n’aura de cesse de la perturber, et de nous perturber par la même occasion. Comme Lucie Rico le dit si bien dans son entretien avec Mathias Enard « Elle enquête avec sa peur et sans aucune prise avec le réel » ainsi que dans son propre roman « et toi qui cherches partout dans la terre dans les pixels un cadavre – une actualisation – tu le vois bien que Google cherche avec toi »

Cependant, Lucie Rico n’hésite pas à souligner cette ambivalence par des touches d’humour et de jeu avec le lecteur. En effet, dès le début, j’ai été enthousiasmée et intriguée par les premières pages qui ne présentent qu’une seule phrase comme « Sandrine souhaite partager sa localisation avec vous » ou « Tournez à droite » Tout le roman va prendre cette direction, que ce soit à travers le remaniement de définitions qu’elle propose, par les jeux de mots présents dans les noms de rues ou encore par des pages ne présentant seulement que des coordonnées de localisation. Ces clins d’œil au lecteur et tous ses jeux ne font que poétiser davantage son roman ; poésie renforcée par des passages où les textes sont présentés comme des poèmes. En effet, c’est à travers un texte aéré et original que Lucie Rico nous fait voyager entre des passages en prose, des définitions remaniées, des passages d’articles en gras ou encore des mails, etc. Elle n’hésite pas non plus à jouer avec la page elle-même : les positionnements décalés des textes et les blancs typographiques ne font que renforcer la confortabilité de la lecture.

Cette liberté d’écriture et cette déstructuration m’a d’ailleurs fait penser aux poèmes oulipiens, ce qui apporte tout de suite à son roman à la fois démesure et rigueur. Son choix d’une adresse directe aux personnages ainsi qu’aux lecteurs permet de « donner le trouble qu’est la mise en abîme du voyeurisme », explique-t-elle dans une émission de La Grande Librairie. En effet, l’autrice souhaitait volontairement créer un trouble concernant cette adresse ; trouble totalement réussi étant donné que nous ne savons jamais si elle s’adresse à Ariane, à elle-même, à Sandrine ou encore à nous, lecteurs.

Mais elle ne s’arrête pas là, en plus de travailler sur l’humour et la poésie, elle nous propose aussi une histoire intrigante et remplie de suspense. Dans son entretien avec Mathias Enard, elle explique son projet d’un roman « très noir », « mental », vu « davantage comme un thriller » Son but étant de « convoquer quelque chose d’intellectuel par le frisson » en faisant partir son roman « d’une sensation plutôt que d’une réflexion », à l’inverse de Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock, dont elle s’est entièrement inspirée. Elle continuera d’ailleurs l’entretien en se demandant si le téléphone portable ne serait pas notre propre fenêtre sur le monde, ouvrant et fermant des possibilités sociales, tout comme le téléphone portable, et notamment à travers le GPS ici.

En effet, ce GPS est un moyen pour Ariane de garder un contact désespéré avec son amie, une sorte de maintien de l’illusion d’un contact permanent avec elle. « Tu n’es pas sûre que la vie sans le point te suffise » pense Ariane, et « Tes yeux sont arrimés à l’écran. Si tu les levais, ta respiration se couperait, et tu chuterais », constate Lucie Rico. Dans La Grande Librairie, Lucie Rico expliquait que « L’image vaut pour quelque chose d’affectif » et que « derrière le point GPS, la technologie la plus froide, il y a aussi de l’affect » Elle ajoute, dans son entretien avec Mathias Enard, que nous avons l’impression de « contrôler le monde » car nous tenons constamment notre téléphone dans les mains, et que c’est cela qui l’intrigue, voir qu’ « on s’immerge, à ce point-là, dans une représentation du monde »

 

C’est donc à travers « des personnages en prise avec des enjeux qui les dépassent complétement » (entretien avec Mathias Enard) que Lucie Rico nous met entièrement à nu face à notre propre condition.

 

Enivrant, poignant, saisissant : voici trois mots qui définissent pleinement l’expérience douloureuse d’Ariane et son invitation à vivre cela avec elle, à s’immerger totalement dans son monde. Cette histoire m’a captivée, je n’ai eu de cesse d’être à la fois émue, face au lien touchant entre deux amies et de la déchirure provoquée par la perte, mais aussi surprise par les quelques touches d’humour de la narratrice parsemées tout le long du roman. Je me suis laissée emportée à la fois par l’enquête menée par Ariane et par l’illusion qu’elle maintient tout le long de celle-ci, de l’espoir qu’elle met dans l’idée de retrouver Sandrine et de comprendre sa disparition. C’est un livre que je conseille grandement car il s’appuie sur un monde d’illusions dans lequel je me suis entièrement abandonnée et pour lequel chacun de nous a l’opportunité, voire l’obligation, d’en faire l’expérience.  

 

La sélection 2022-23 (Master Limès)

La sélection du Limès : 20 titres français

20 titres, parmi lesquels 8 premiers romans et quatre deuxièmes avec une attention particulière portée aux nouvelles voix et aux femmes ; dont les étudiant.e.s devront s’emparer pour blogger des notes de lecture, et élire un ou une autrice, qui après Thierry Illouz (2019), Alexandre Seurat (2020),  Laurine Roux (2021), Marie Mangez et Philippe Gerin en 2022 ; sera invité.e, accueilli.e et interviewé.e par elles et eux lors du festival Bruits de Langue (février 2023)…

Update janvier 2023 – c’est Diaty Diallo qui a emporté les suffrages et sera invitée à Bruits de Langue – lire deux chroniques de son livre ici : https://formationslirecrire.wordpress.com/tag/diaty-diallo

Les livres

(cliquer sur l’auteur pour lire les chroniques de son livre).

Basile Galais, Les Sables (Actes Sud) / Sibylle GrimbertLe dernier des siens (Anne Carrière) / Beata Umubyeyi-MairesseConsolée (Autrement) / Claire BaglinEn salle (Éditions de Minuit) / Victor JestinUn homme qui danse (Flammarion) / Anthony PasseronLes Enfants endormis (Globe) / Anne SavelliMusée Marylin (Inculte) / Hadrien BelsTibi la blanche (L’Iconoclaste) / Emmanuelle RichardHommes (L’Olivier) / Touhfat MouhtareLe Feu du milieu (Le bruit du monde) / Lili NyssenL’Effet Titanic (Les Avrils) / Lucie RicoGPS (P.O.L) / Amélie Fonlupt, La Passagère (Rivages) / Diaty DialloDeux secondes d’air qui brûle (Seuil) / Kinga WyrzkowskaPatte blanche (Seuil) / Cloé KormanLes Presque-sœurs (Seuil) / Sabyl GhoussoubBeyrouth-sur-Seine (Stock) / Jane SautièreLes corps flottant (Verticales) / Guillaume LebrunLes Guérillières (Bourgois) / Aurélie Djian, Du temps de ma splendeur (Julliard)

Les chroniques sont à lire en cliquant ici : https://formationslirecrire.wordpress.com/category/master-limes/master-limes-2022-23/notes-de-lecture-limes-22-23/

« Musée Marilyn », de Anne Savelli (Inculte, 2022) | par Océane NGUYEN ANH PHUONG (Limès)

Le Musée Marilyn s’est frayé un chemin et a trouvé sa place dans l’œuvre abondante d’Anne Savelli. Publié aux éditions Incultes en août 2022, ce roman est le fruit d’un méticuleux travail de recherches et de réflexions. Long ce travail ? Oui, de sept ans ! Le livre, lui, nous happe pourtant bien rapidement entre ses pages. Nous nous retrouvons immédiatement éblouis par le flash d’un appareil photo, le reflet du soleil sur une pancarte, immergés dans la ville et dans la foule. Le sujet du récit ? Marilyn Monroe, ou plutôt ses photographes ; quant à nous, nous faisons aussi partie de l’histoire, incarnés sous le mode de l’apostrophe au lecteur, du « tu » et du « vous ». Le cadre est posé : le lecteur est un personnage parmi d’autres, le livre n’en est pas un, il est une exposition, un musée comme le titre – la pancarte – indique, les chapitres sont des pièces, des œuvres, des noms de photographes, et alors la lecture se transforme en une véritable expérience. Cette expérience, elle ne se fait pas seul. Le narrateur accompagne, il se fait tour à tour guide du musée, voix désincarnées, bribes de conversations, photographes, et qui sait, Marilyn Monroe, Anne Savelli, voir le lecteur lui-même.

Plusieurs niveaux de narration s’enchevêtrent, tout comme les temporalités et les sujets du récit. Chaque chapitre – chaque œuvre ou salle – nous réserve des surprises, parfois sous la forme de la genèse d’une photo de Marilyn Monroe, nous faisons alors un bond dans le passé et observons des fragments de la vie de la célébrité ou d’un photographe ; d’autres fois les visiteurs anonymes du Musée dialoguent entre eux et livrent leurs réflexions sur les pièces ou le dispositif, souvent sans revenir à la ligne et sans guillemets. L’expérience de lecture est tout à fait troublante, l’auteure s’amuse à mettre en italique, en capitale, à ne pas finir ses phrases, en rappeler une trois pages plus loin, à créer des échos, des mises en abîmes, créant une véritable œuvre d’art stylistique. Il en résulte tout autant de l’admiration que de la confusion et l’étrange sentiment que l’on se perd, noyé par la masse d’informations et de descriptions, prit en étau entre le passé, le présent et le futur ; mais nous sommes prévenus, dès le début :

«Il paraît que c’est risqué. Que ce n’est pas vraiment une exposition ». p.11

Prend-t-on un risque, en lisant ce livre ? C’est une question qui, aussi étrange qu’elle puisse paraître, est légitime. On prend le risque de se confronter à une expérience nouvelle, des romans se prétendants musées, ce n’est pas courant. On prend aussi le risque de se tromper d’ouvrage. Voilà qui est plus embêtant. Si c’est une biographie de Marilyn Monroe que vous cherchez, vous n’êtes peut-être pas au bon endroit. Si vous souhaitez une pure fiction, vous n’y êtes sans doute pas non plus. Ce roman est inclassable quant à sa véracité historique. Il présente des dates, des photos, des photographes, des lieux… Il y a du contexte, des récits présentés comme une généalogie, des informations sensées être inconnues du grand public, mais sont-elles véridiques ? Peut-être. Sont-elles inventées de toutes pièces ? Peut-être aussi. Seules l’auteure et Marilyn le savent, certainement. Il n’y a ni bibliographie, ni notes de bas de page, rien qui puisse nous faire sortir du récit alors même que la quatrième de couverture précise bel et bien qu’Anne Savelli s’est nourrie d’une « documentation vertigineuse ».

Outre l’effet d’incertitude, cela permet aussi de ne pas fermer la lecture à ceux ne possédant que peu de connaissances préalables – voir aucune – sur la célébrité en question. Les fans ou simples connaisseurs pourrons certainement y confronter leur savoirs et en tirer une moelle différente de ceux qui, comme moi, ne savent rien de la vie de la star.

Une autre particularité de cet ouvrage est l’omniprésence de l’image. Paradoxalement, il n’en contient aucune, malgré son titre et ses sujets – les photographes – si l’on exempt la première et quatrième de couverture. Il n’a pas besoin d’en posséder, de les faire venir de quelconque document extérieur à lui-même, puisqu’elles surgissent bien au contraire, grâce à l’écriture même. La richesse de la description ne fait pas tout, car elle est soutenue et guidée par l’imitation des mouvements du regard, un regard narratif. Le lecteur devient un spectateur, il ne lit plus mais voit, il tourne les yeux, détourne le regard, s’accroche à des détails et en oublie d’autre, et, comme mentionné précédemment, il peut être ébloui :

« À certains moments, la réverbération du soleil peut donner l’illusion d’un flash produit par l’appareil de la femme aux gants noirs. C’est troublant. Ridicule aussi, en un sens. Est-ce voulu ? Est-ce qu’on aurait utilisé de la peinture réfléchissante pour produire cet effet ? » p.6

La même chose se produit pour les sons aussi, le toucher parfois, l’odorat très peu. Le lecteur est immergé en étant toujours pris à parti par une narration qui n’a jamais bâtie de quatrième mur, il est alors forcé de s’incarner en tant que personnage à part entière. Cette omniprésence du visuel, entre autre sens, n’est pas étonnante venant d’une auteure comme Anne Savelli ; rappelons qu’elle a fait des études de Lettres modernes mais aussi d’audiovisuel et qu’elle est également passionnée de photographie.

Le lecteur du Musée Marylin pourra t-il cependant s’extirper de sa condition de spectateur, quand, chancelant après une telle expérience de lecture il s’empresse par envie d’en savoir plus sur l’auteure et sur Marilyn et tombe sur autant de photographies de la célébrité que de posts sur le compte Instagram d’Anne Savelli ? Partout où il posera les yeux, il se souviendra de cette lecture, car elle est aussi une réflexion sur la soif de connaissance, sur l’illusion, sur le secret… et toute la beauté – et les dangers – de ce héroïque et vilain défaut que l’on nomme curiosité.

Océane Nguyen

« Corps flottants » de Jane Sautière (Editions Verticales, 2022) | par Marie Motard (Limès)

Je me suis longtemps demandée ce qu’était les corps flottants. Est-ce une sensation? Une allégorie de la vie? Une définition de la maladie ? A cela, je reste en suspens.

Dans cet ouvrage, Jane Sautière nous partage son histoire à travers des brides de son passé qui sont pourtant très précises malgré la présence de la maladie. Cela nous donne l’impression, en tant que lecteur, d’être nous-même un corps flottants, qui se raccroche à des moments de vie de l’autrice. C’est à la fois un voyage à travers le temps et un voyage tout court. Nous flottons, nous sommes en élévation entre le Cambodge et la France. Pour cela, les éditions Verticales sont les plus adaptés car très humain dans leur ligne éditoriale. En effet, ce livre traite de l’humanité. Nous pouvons retrouver divers aspects de l’humain notamment sa cruauté, sa naïveté mais aussi son amour.

Il y a donc une vision philosophique à travers ce livre. Bien heureusement, les parenthèses narratives ou encore l’usage de l’italique nous ramène souvent au présent, ce qui nous fait faire des va-et-vient à travers l’histoire.

Les chapitres y sont très courts, comme s’ils représentaient des notes sur lesquelles on aurait gravé ses souvenirs. Nous venons de traverser la vie de l’autrice mais aussi celle de l’histoire.

Il y a un attachement familiale à travers ce récit dont nous avons l’impression de faire partie. Sans doute parce que l’autrice nous donne une description à la fois émouvante et à la fois admirative de ses parents. Nous avons donc une pensée pour les nôtres.

Ce qui est particulièrement intéressant, c’est la vision de l’amour qui est mise en valeur durant plusieurs passages. On parle ici du grand amour avec un grand A. Du fameux coup de foudre. C’est avec beaucoup d’intensité que l’autrice nous partage cet amour et les tourments qui vont avec (le manque, le désir, l’espoir, les échanges, la tristesse, les retrouvailles). Mais nous nous retrouvons également face à la notion d’éphémère puisque malgré l’aspect idyllique, cet amour ne dure pas et nous sommes spectateur d’un amour qui s’éteint petit à petit.

“ Je retrouve P., mon amoureux, mais pas mon amour comme dans la chanson, cette histoire d’A finit mal. Quelque chose s’était estompé, évaporé, terni.”

Pourtant, l’amour ne semble jamais complètement mort. Il y a toujours une connexion, une sorte de lien infaillible, cela pourrait sans doute se traduire par la notion d’âme-sœur avec un aspect philosophique qui se rapproche le plus de la théorie de Platon.

“C’est quelque chose, ce cœur qui bat tout de travers au moment même où ce grand amour disparaît”

Par ailleurs, ce qui est très marquant dans cet ouvrage c’est aussi le rapport qu’entretient l’autrice avec la lecture. Il y a un lien très fort et intellectuelle, notamment lors de son éloge à Marguerite Duras. Nous comprenons rapidement que celle-ci a beaucoup impactée l’autrice dans sa vision du monde mais aussi probablement, dans son écriture. Bien qu’il n’y est pas toujours des exemples précis, nous comprenons que la littérature fait partie intégrante de la vie de l’autrice et que cela lui a permis une compréhension globale de l’humain.

“ Je ne sais plus où mes livres étaient rangés, je ne me souviens pas d’avoir fréquenté une librairie, je ne me souviens plus d’une bibliothèque. C’est impossible que je n’aie pas lu.”

Cependant, cela ne l’empêche pas de nous partager son expérience en tant que lectrice et d’avoir une vision du lecteur qui approfondi sa réflexion sur l’aspect profond de l’humain.

“ Aucun lecteur n’aime partager les livres qui fondent son existence , je n’y crois pas.”

Évidemment, il est impossible de ne pas mentionner le rapport à la maladie d’Alzheimer. Cette capacité à oublier. Ici, l’autrice décrit cette maladie à travers la présence des corps flottants. Cela nous pousse à nous questionner sur l’aspect de la mémoire. Il y a donc encore une fois une certaine vision de l’humain puisque la mémoire, le souvenir, font partie intégrante de sa constitution. Celui-ci sait qu’il a vécu à travers son passé et ses souvenirs. Il est donc très touchant de réaliser que beaucoup de choses finissent dans l’oubli. D’autant plus que cette maladie accélère ce processus. Il y a dans tout cela, une sorte de fatalité que Jane Sautière a su contrer à travers cet écrit.

« Et j’ai le cœur serré, car, de ça, je me souviens, et donc, du chien de ma mère et de son chagrin, je me souviens, mais si peu de ma propre enfance. Peut-être n’a-t-on pas le même Alzheimer.”

Nous en arrivons à nous questionner sur la place de l’humain dans le monde car l’absence de souvenir revient à l’absence d’existence. Mais, est-ce vraiment le cas? Il est clair que non puisque dans cet ouvrage nous nous basons sur des extraits de vie qui sont suffisamment marquants pour montrer l’existence de l’autrice. Par ailleurs, l’usage du présent lorsqu’elle utilise les parenthèses narratives est aussi une preuve d’existence malgré le manque ou l’incertitude des souvenirs.

“ Toute cette vie passée dans la fumée du rêve. Ne se souvenir de rien, si invraisemblablement peu. Cette absence de mémoire est aussi une absence d’attention, un défaut de présence au monde.”

Mais, autre que les souvenirs, nous avons également les émotions qui transcrivent l’existence. En effet, ce sont les différents éléments qui composent la vie de l’autrice qui nous transmettent une émotion. En tant qu’être humain nous pouvons éprouver de la tristesse, de la joie, de la jalousie, du dégoût etc., et notamment en tant que lecteur. C’est donc à travers son enfance, son amour, sa famille mais aussi à travers la cruauté de l’histoire que Jane Sautière nous partage ses émotions qui diffèrent selon les situations et qui la rendent vivante. Comme il s’agit d’une transmission, le fait de partager ses émotions et de raconter son récit provoque également des sentiments chez le lecteur ce qui, part effet boule de neige, le fait lui-même exister.

“ Je n’ai pas de présence à sa prémonition. Je n’aurai pas à la vivre. Je dis les mots d’usage. Je n’y suis pas parce que je n’y serai pas. C’est de la pure absence. Je l’ai abandonnée. Et ce n’est que maintenant que je l’entends. Trop tard.”

Finalement, j’ignore encore ce que sont réellement les corps flottants mais je pense que ce livre nous pousse à nous faire notre propre définition de ce terme. Il est impossible de refermer ce livre sans en tirer une leçon, telle qu’elle soit. Cette leçon est avant tout une leçon de vie, de souvenirs, d’histoire, de spectres, d’émotions, de philosophie, etc. Mais, c’est surtout une leçon humaine.

« En salle » de Claire Baglin (éditions de minuit) | par Léa Besse (Limés)

« Dans un menu enfant, on trouve un burger bien emballé, des frites, une boisson, des sauces, un jouet, le rêve. » 

Comme le soulignent les éditions de minuit  et comme le laisse transparaître Claire Baglin dans son récit, les fast food représentent pour les enfants ce que représente un bon livre pour les lecteurs, un moment de joie et de plénitude. L’effervescence du lieu se ressent, grâce au style d’écriture de l’auteure. J’ai eu l’impression de rentrer dans cette atmosphère par le regard d’une enfant qui, de son point de vue, paraît si bruyante, si magique. 

« Maman dit attendez mais c’est trop tard, Nico est déjà parti. Il se fraie un passage entre les gens, il les écarte avec ses petites mains, pousse les rangées de jambes et les sacs tenus à bout de bras. » (page 11) 

On a le sentiment d’évoluer dans cet environnement à sa hauteur et de parcourir la pièce des yeux pour découvrir ce qu’il s’y passe. 

« Et puis, quelques années plus tard, on prépare les commandes au drive, on passe le chiffon sur les tables, on obéit aux manageurs : on travaille au fastfood. »

Elle raconte également, avec un récit rapide et mécanique, l’enfer qu’elle vit lorsqu’elle y travaille, les tâches misérables qu’elle doit réaliser, les cris des enfants qu’elle ne supporte plus et la répétition des tâches assujettissantes. De nouveau, grâce à sa façon d’écrire, on suit son regard et on évolue en même temps qu’elle, j’ai senti que ce regard avait toutefois changé, il a grandi et il ne brille plus d’émerveillement. Par exemple, lorsqu’elle nettoie les tables, j’avais l’impression de voir ce qu’elle voit et cela m’a permis de m’identifier un peu plus au personnage mais aussi de découvrir à qu’elle point elle subit de la pression dans son travail et à quel point elle se sent insignifiante. Son récit est stressant, il nous laisse penser que chaque action est scrutée, elle se sent observée et jugée par son manager et ses co-équipières, cela se ressent jusque dans ses mots et sa façon de raconter cette expérience. Elle ne laisse pas le temps de souffler au lecteur, son récit est intense, les demandent s’enchaînent, il faut être sur tous les fronts en même temps pour ne pas montrer que l’on se tourne les pouces, pour que le client n’attende pas et que le maximum de clients soient servis. L’auteure utilise des phrases simples mais dans lesquelles s’enchaînent des verbes d’action qui donnent l’impression qu’elle ne s’arrête jamais et ce qui donne ce sentiment de stress et de ne pas pouvoir reprendre son souffle. Par exemple page 109, elle nous dit :

 

« Je tasse, secoue, relâche enfin.  Une alerte, il faut secouer secouer secouer mais pas le temps. […] Ils disent en fait il faut que tu, mais je n’écoute plus, il y a une énième explication au bout et je n’ai pas le temps. » 

J’ai senti que pour ce travail il ne faut penser qu’au rendement et non à ce que l’on peut ressentir en tant qu’humain. Donc j’ai eu moi aussi cette impression d’être observée, d’être mal à l’aise avec elle. J’ai également eu l’impression que ce travail la déshumanise petit à petit, elle ne réfléchit plus mais exécute les ordres de ses supérieurs sans s’arrêter, elle se fait mal mais ne ressent pas la douleur, ou bien n’y pense pas, pour continuer de travailler à une cadence nécessaire pour ne pas faire attendre le client. Cela devient son unique but au-delà de sa santé.

L’enchaînement entre ces deux périodes de sa vie, avec 10 ans d’écart entre les deux se fait à un rythme aléatoire, les paragraphes peuvent faire 2 lignes comme 2 pages. Cependant, le passage entre ces deux générations se fait avec fluidité, et ce que j’ai beaucoup aimé c’est qu’elle se sert d’un événement qui se passe à une période pour rebondir à l’autre période. Lors de son entretien d’embauche son employeur lui posent la question suivante : 

« D’accord, vous n’aimez pas les grasses matinées mais vous n’avez pas envie d’aller à la mer cet été ? De profiter de vos vacances ? » 

Puis le paragraphe qui suit, sur son enfance, commence par : 

« Oui on prend les chèques-vacances monsieur. » (répond un caissier au père de Claire) 

De plus, les paroles des autres personnages de l’histoire ne sont pas rapportées entre guillemets mais sont intégrées au texte comme à la page 10 « Nico les appelle, allez allez, […]. » ce qui donne un effet de platitude au texte mais aussi une impression que les actions s’enchaînent avec la même importance peu importe que ce soit des paroles d’enfant pressés ou bien des parents qui tentent d’apaiser les enfants surexcités. Les émotions des personnages ne se ressentent pas à travers leurs paroles mais ça ne donne pas moins d’importance au texte car j’ai apprécié ce que je ressentais face à ce style de retranscription de la parole. 

J’ai particulièrement apprécié ma lecture, l’organisation du livre en plusieurs parties, au lieu de chapitres bien définis, fait en sorte que l’on passe d’une époque à l’autre de façon très fluide, sans gêne pour la compréhension de l’histoire. De plus, mélanger les époques et les ressentis, totalement différents, donne une sorte de profondeur au texte, on passe d’un sentiment à l’autre mais l’un ne prend pas le dessus sur l’autre tout se fait naturellement et les deux ont leur importance. Enfin, ce texte est particulièrement bouleversant dans la vision de l’être humain qui petit à petit devient une sorte de machine qui ne réfléchit plus mais devient un outil pour assurer le rendement de notre société. L’évolution de celle-ci est palpable, le lecteur peut facilement s’en rendre compte grâce aux deux époques vécues par l’auteure. Le travail est représenté comme abrutissant et cela permet de remettre en cause les différents enjeux de notre société actuelle.


source : Babelio

« En salle »

de Claire Baglin

(date de publication : 01 Septembre 2022, aux éditions de minuit)

« La Passagère » de Amélie Fonlupt (Editions Payot & Rivages, 2022) | par Paul Arnaudon (LiMés)


La Passagère sonne comme une invitation au voyage. Les premières phrases du roman « Là-bas. Je venais de là-bas. Mes origines provenaient d’un endroit, au loin, désigné par un terme vague » résonnent dans nos têtes et font rêver. On s’imagine une personne perdue, qui a quitté son lieu d’origine, et qui peut-être aura pour but d’y retourner. Le début est d’ailleurs très poétique, laisse donc de grandes attentes pour la suite. Le décor est vite placé, le Cap-Vert, dans les années 40. On y rencontre une petite-fille, Mamé, qui pour moi a été un personnage coup de cœur dès lors. Si comme c’est mon cas, le lecteur ne s’est pas attardé sur le résumé en quatrième de couverture, il peut alors innocemment se persuader que Mamé sera le personnage principal, à sa grande déception. La vraie protagoniste, Léna, n’apparaîtra qu’au bout d’une cinquantaine de pages, et est la petite-fille de Mamé. On ne verra d’ailleurs jamais les deux femmes se rencontrer, et le passage de la narration du passé de la famille de Léna à celle de sa propre histoire donne à voir la première partie comme une simple introduction, alors qu’elle est, à mon sens, le passage le plus intéressant.

Voyage en adolescence

Le roman a donc pour héroïne Léna, une adolescente de quinze ans. Il est alors essentiel de saluer le travail de l’autrice, qui semble plutôt bien retranscrire ce que peut être la psyché et les idées d’une jeune adolescente « je devenais une femme toute seule. Avec mes amies, on se mettait du mascara dans les toilettes de l’école, on passait le pinceau plusieurs fois sur nos cils pour les foncer » Et c’est pour moi à la fois une qualité, donnant du réalisme et du volume à son personnage, qui est aussi la narratrice interne de son histoire, mais un défaut en même temps, et pour cause, j’ai trouvé le personnage de Léna tout à fait antipathique. La lecture est donc rendue d’autant plus compliquée qu’étant narratrice, Léna est constamment dans le récit. Je ne sais si c’est dû au fait que je n’ai rien à voir avoir une jeune femme de quinze ans, ou si c’est dû à la personnalité de la protagoniste. Léna n’est jamais heureuse, s’en veut pour tout, a peur de tout, ne veut rien, n’aime pas sa famille, n’aime pas sa vie, bref, rien ne semble aller chez cette jeune fille. Ses moments de joies semblent inexistants, ou bien parsemés de malheurs, l’un des seuls passages où elle est chez une de ses amies, qui sont par ailleurs des personnages inexistants, avec des noms mais qui n’apparaissent jamais, et bien ce seul moment est celui des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. C’est pour moi l’énorme défaut du livre : on passe d’une première partie traitant de pauvreté, de catastrophes naturelles et d’immigration à celle d’une adolescente malheureuse. Non pas que le mal-être des jeunes personnes soit à prendre à la légère (bien qu’à aucun moment Léna ne soit vue comme dépressive ou victime d’une pathologie psychologique) mais ses chagrins paraissent bien faibles face à l’avalanche de drames qu’on connut sa mère et sa grand-mère. Tout du moins au départ. Car s’approche le deuxième écueil du roman : le misérabilisme. Alors que le passé de Mamé et Reine, la mère de Léna, est clairsemé de tristesse, on ne tombe jamais dans le marasme. Mamé a le courage et la résilience de se relever des épreuves qu’elle vit et ainsi donne de l’espoir. La deuxième partie cependant, en plus de se passer de Mamé, qui disparait du jour au lendemain pour ne plus jamais revenir, ce qui est pour moi une erreur totale, fait connaître à la famille de cette pauvre Léna tous les malheurs qui puissent exister : harcèlement, addiction, perte d’argent, maladie, mort, mais tout cela s’enchaînement si vite que cela en devient presque ridicule, n’ayant rien à envier aux feuilletons télévisés. Et les conséquences étant la plupart du cas quasi inexistantes, les problèmes les plus graves se voient réglés en une demi page, pour passer à la catastrophes suivante. Il y a honnêtement un problème de rythme dans le livre, ce qui ironiquement est dommage, au vu de la grande place qu’il fait à la musique, le piano, les mornas de Cap-Vert… La rapidité des choses est à la fois une qualité, car le récit reste dynamique, mais certains événements mériteraient d’être approfondis, de gagner en importance pour avoir plus d’impact, comme cité précédemment, le départ de Mamé, personnage introductif qui est au centre de l’histoire pendant une partie du roman, disparait en deux lignes « elle ne trouvait plus sa place dans son deux-pièces dorénavant trop calme : alors du jour au lendemain ; elle choisit de rentrer au Cap ».

Une imagerie superficielle C’est donc mon principal reproche à ce livre : tout y est superficiel. Prenons l’image du départ, celle d’un voyage, quitter le Cap-Vert, l’immigration. Toutes ces thématiques, qui semblent pourtant si importantes au débuts, disparaissent, n’existent juste plus. Léna n’a pas de lien avec le Cap, ne parle pas d’y aller, d’en apprendre la culture, la question de l’émigration de sa mère ne la touche pas, ne la concerne pas, elle est une adolescente comme les autres. Alors pourquoi passer tant de temps sur cette thématique au début, si ce n’est pour qu’elle n’ait aucun impact sur l’héroïne au bout du compte ? La seule interaction de Léna avec le Cap-Vert se fait lors d’un concert à la fin, mais à mon sens ce n’est pas suffisant, car le curseur est alors placé sur sa passion du piano, alors quelle que soit la musique qu’elle joue, ce qui l’intéresse, c’est l’instrument. Cet épisode me semble plutôt une tentative de réconcilier les deux thèmes que le roman a souhaité aborder : l’immigration au travers de Mamé et Reine, et la musique au travers de Léna. Mais voilà les autres personnages n’ont pas assez de place dans le récit pour que ça fonctionne, ce qui fait que tous les thèmes sont traités avec superficialité. Même le piano, censé être la passion de Léna, reste au second plan. Son étude de l’instrument, ses entraînements, ses progrès, les difficultés qu’elle rencontre, tout ça existe, mais si peu explicité. Le tout ensemble n’est pas homogène, il manque de cohérence, comme un assemblage d’anecdotes n’ayant rien à voir les unes avec autres, la plupart du temps tragiques, probablement pour créer de l’empathie, peut-être pour pallier le fait qu’il serait quasi impossible d’en ressentir pour les personnages sinon. On revient à nouveau sur la question du misérabilisme : rien ne va dans la vie de Léna, non pas à cause de problèmes structurels, mais juste par malchance. Et les thèmes sont uniquement traités par cette lunette, de l’impossibilité, du malheur : « je me précipitai dans la chambre de mon frère. Le dos courbé sur sa table, il crayonnait sur mes partitions et entourait en rouge les notes de musique. Je fis demi-tour et, comme une petite fille, je m’effondrai en sanglot », cet épisode sert à montrer que Léna a des difficultés avec le piano, mais pas car n’en possédant pas chez elle, elle ne peut s’entrainer, simplement car son frère, qui est certes un enfant mais pas assez petit pour colorier tout ce qu’il trouve, griffonne ses partitions. Il n’y aura aucune raison donnée à cet acte, mais la protagoniste souhaite d’un seul coup tout arrêter, s’estimant presque maudite par le sort. Un thème qui est important et plutôt bien traité cependant, est celui de la transmission générationnelle, avec les liens et les ressemblances entre Mamé, Reine, et Léna, les trois générations. Mais si les destins et problèmes des deux premières font sens, les soucis de Léna font à nouveau pale figure, mais elle s’estime tout aussi malchanceuse que sa mère qui travaille comme bonne chez des bourgeois, mais qui adore son métier car ces patrons sont très gentils, preuve pour moi que l’autrice n’a pas dû connaître assez de femme de ménage. Le livre a des qualités, certains thèmes sont intéressants, mais tout va trop vite, ce qui fait que les conséquences ne durent pas dans le temps, elles sont effacées en un chapitre, ce qui donne cet impression de superficialité. La narratrice aussi est superficielle, pas dans sa façon d’être mais dans sa façon de penser : avoir quinze ans ne signifie pas qu’on pense uniquement que le monde nous déteste et que notre professeur de piano est trop beau. Je pense que le livre peut-être une bonne lecture pour les pré-adolescents et les très jeunes adultes, mais en ce qui me concerne, il ne m’a pas conquis. Cela n’efface néanmoins pas ses qualités inhérentes, qui donneraient à être plus mises en avant.


LUCIE RICO / GPS (Editions P.O.L) / par Clara Dufour (Limès)

GPS est le troisième livre de Lucie Rico pour lequel elle a reçu une bourse d’écriture du CNL en 2020. Publié aux Editions P.O.L pour la rentrée littéraire 2022, son court résumé ne comportant qu’une seule phrase intrigue beaucoup. GPS narre l’histoire d’une femme, Ariane, en difficulté sociale et qui ne sort jamais de chez elle. Un jour, elle est invitée aux fiançailles de son amie Sandrine et décide de s’y rendre. Sandrine lui partage alors sa localisation GPS mais disparaît le lendemain. Ariane va donc suivre le point GPS à la recherche de son amie et va découvrir de nombreuses choses. C’est le résumé d’une ligne sur la quatrième de couverture qui m’a convaincu d’ouvrir ce livre. En une seule phrase, Luci Rico sait comment attraper le lecteur et le pousser à découvrir l’histoire.

Ce que j’ai vraiment apprécié est la manière dont Lucie Rico nous pousse à tourner les pages. Parfois un simple « Tournez à droite » apparait et donne donc cette envie de tourner la page pour savoir ce qu’il se passe quand nous tournons à droite. De plus, les rebondissements et les découvertes que nous faisons au fil du récit donnent envie d’aller au bout pour avoir le fin mot de l’histoire.

Sous couvert d’un thriller, Lucie Rico nous donne à voir une grande réflexion sur la technologie à travers l’utilisation du GPS, de Google Maps, Street View… La narratrice (enfin nous qui sommes à la place d’Ariane) arrête de vivre pour suivre le point GPS qui continue de bouger. Elle est tellement obnubilée par ce mystère qu’elle se laisse aller à cette dépendance à la technologie, et, même quand elle essaye de reprendre sa vie en main et de retourner à sa vie d’avant, la technologie reprend le dessus. C’est comme si ce GPS prenait le pas sur la vie réelle d’Ariane. Lucie Rico a su inscrire son personnage dans un univers entre le réel et le virtuel. Même le prénom de la narratrice, Ariane, ramène à la technologie en nous faisant penser au programme Ariane qui vise à mettre des satellites en orbite.

 

Autrement, il faudrait que tu rejoignes toi aussi la carte. Intégrer son paysage de synthèse et devenir un point rouge.

J’ai tout de même trouvé ça un peu long parfois et j’ai pu me perdre à certains endroits. Je ne suis que très peu habituée à lire quand c’est écrit à la deuxième personne du singulier, et, même si cela donne un effet de rapprochement et implique le lecteur dans le récit puisqu’il se met directement à la place d’Ariane, j’ai eu du mal à rentrer dedans et à m’y faire. Ça peut vraiment être un élément perturbant pour certains lecteurs étant donné que c’est quelque chose que l’on ne voit jamais. Heureusement, mon envie de lire le livre et d’en arriver au bout à pris le dessus.

L’originalité de ce roman a quand même su me convaincre et me faire aller au bout de ma lecture. Il prenait des allures surprenantes, parfois étranges, parfois drôle mais il était surtout original et atypique. C’est ce qui en fait sa particularité. Lucie Rico sait entraîner le lecteur de la lecture du résumé jusqu’à la fin du roman. Tout en nous baladant entre le réel et le virtuel, la réflexion sur la dépendance à la technologie dans la société moderne est un sujet qu’il est très intéressant d’avoir abordé, surtout de cette manière, en le mêlant à une disparition, ce qui rend le récit deux fois plus inquiétant. Lucie Rico a su me faire apprécier son roman tout en me sortant de ma zone de confort.

 


GPS aux Editions P.O.L : https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-5596-0

Interview de Lucie Rico par le CNL : https://www.youtube.com/watch?v=qii4rr-mKoU

« Consolée » de Beata Umubyeyi Mairesse (Editions Autrement 2022) | par Marie-Elisabeth Smintina (LiMés)

Composé de 3 identités selon ma lecture, Consolée de Beata Umubyeyi Mairesse incarne par sa plume, un condensé de savoirs intimes, d’histoires douloureuses, et de voyages à travers le temps et l’espace. Publié à l’occasion de la rentrée littéraire 2022 par les éditions Autrement, l’autrice rwandaise parvient à transcrire par une écriture singulière et engagée, des témoignages réunissant des personnalités aux multiples facettes. La rencontre de deux âmes engendre une écriture donnant vie à des réflexions personnelles bousculant nos perceptions des différents pans du monde contemporain. Un découpage de thèmes forts est observable, exposant les cœurs aux fragilités des sentiments.

 

« Les uns lui disaient « tu es blanche », les autres l’avaient traitée de négresse, ils la voyaient comme un enfant du péché, mais en réalité elle était comme l’eau vert clair du vase, une troisième chose, un mélange fini où l’on ne peut plus séparer les éléments de départ, le produit d’une dilution irréversible. » (p.268)

On, lecteur, y découvre le regard de la jeune Consolée, illustrant d’une manière poétique son enfance rythmée d’injustice d’une « sang mêlée ». Le métissage proscrit devient fruit d’un verger du pécher. Mélange de deux couleurs, le blanc et noir, son appréciation et ses dires nous permettent de comprendre ce que représente le gris interdit sur une toile de couleur vive. Sa perception du monde n’est pour autant pas terne. D’une simple lecture, le dégustateur littéraire découvre la beauté du monde à travers les yeux d’une enfant, on y ressent les goûts et odeurs de son environnement dans une incompréhension innocente. Puis dans une dynamique sensorielle riche, l’auteure tente d’éveiller mais surtout de dévier nos regards unis.

Noyée d’histoire, l’intrigue prend place dès 1954 au Ruanda-Urundi, ou Rwanda actuel. Terre de conflits, ce petit bout d’Afrique a accueilli des dizaines de milliers de Tutsi, fuyant les tueries de 1959, 1960 et 1963. Entre tragédies et faits historiques, il en devient impératif d’écrire pour ne pas oublier. Pour ne pas renier. Pour ne pas abandonner son identité. Quand « l’Afrique se transforme en cadavre »[i], l’occident grandit de richesse étrangère.

Sous La plume d’une écriture italique, les lectures du roman signé par Consolée sont prenantes et fatiguent nos cœurs de la même manière qu’elle le fait pour nos yeux. La lecture d’une police maladroite choisie par l’écrivaine est certes déplaisante à déchiffrer, mais la difficulté de lecture illustre très certainement la contemplation d’une dure réalité.

 

« Quand les mulâtres sortent de l’enceinte de l’orphelinat de Save, les paysans les regardent passer en murmurant : « Voilà les enfants des sœurs ». Elle sait bien que les religieuses n’ont pas le droit d’enfanter. « Nous sommes une chose qui ne peut exister » se dit souvent Astrida. » (p.212)

Suite d’une destinée pessimiste, Astrida incarne le produit d’un colonialisme occidental passé. Une intrusion dans une culture de « Blancs », et une non-appartenance chez les siens au derrière des collines. Ces écrits remettent en question la place des métisses dont les parents, eux, possèdent des congénères qui les acceptent. Semée de réflexions imagées, la jeune Consolée, privée de son nom, devient Astrida, femme métisse sujette aux injustices et tragédies de la vie. Les épreuves difficiles enrichies de ses pensées, et de rencontres, permettent de relativiser sur nos sorts.

Obstiné par une envie de comprendre, Astrida avance malgré les morts, les amours interdits, et les échecs d’une existence lourde à supporter. De contrats en contrats, sa destinée l’oblige à avancer en acceptant la marginalisation injuste dont elle a été victime depuis sa tendre enfance.

 

« Elle portait l’exotisme en elle : les réflexions qu’elle taisait, sa démarche, sa façon de s’adresser aux gens. Tellement française. », « Tu as pris le parti des Blancs, alors tu mérites leur traitement. Son départ à l’âge de six ans la condamne à habiter sans fin ce moment-là, ce départ auquel tous n’auront de cesse de la renvoyer. » (p.364-365)

La dernière personnalité est Ramata, franco-sénégalaise en reconversion professionnelle dans l’ehpad des Oiseaux. Son début de carrière d’art thérapeute débute en 2019, mais ses difficultés de vie dans le monde du travail commencent bien avant. Cible de discrimination, les propos racistes deviennent pour elle un sordide quotidien qui ne devient plus nécessaire à relever. Une mélancholie ambiante embaume les cœurs des lectures intimes et douloureuses pour la majorité. Le tissage des discussions, l’assemblage des passés de chaque rencontre font grandirent l’impact des révélations que les lecteurs explorent.

 

« ça ne ressemble pas à ce que je m’étais imaginé de l’Afrique. […] Evidement que c’est différent ! a rétorqué Ines, le regard occidental a diffusé un tel cliché sur le continent : la saleté, la pauvreté, la sécheresse et la surpopulation. Le monde croit que l’Afrique est un unique pays au cœur des ténèbres qui grouille de demandeurs d’asile en attente d’une barque. » (p.362)

Écorché par des échanges de privilégiés, le regard que porte les lecteurs sur le monde peut être altéré par une littérature douce mais aux mots tranchants. Le discours lexical du roman est nourri de discussions douloureuses, de traductions riches et de voyages surprenants.

 

« Des femmes flamandes distribuent des couvertures et des boissons chaudes, les enfants en grappe apeurés qui regardent les grêlons s’abattre sur les immenses baies vitrées. L’appel dans une cacophonie linguistique, noms écorchés, identités essorées. Bienvenue en Belgique. » (p.257)

En terre inconnue, mais mère d’accueil, la Belgique représente ici un pays francophone agresseur, voleur d’identité, de père, et de racines. Fort d’une réalité touchante, les difficultés d’existences se transcrivent et se manifestent dans une littérature empathique, nous faisant ainsi ressentir une nostalgie qui n’est initialement pas la nôtre. La vraisemblabilité des évènements se déroulant dans le roman est quant à elle justifiée par un travail initial accru. L’auteure a en effet entreprit un incroyable travail de recherche dans des échanges avec des professionnels et des connaisseurs des différents thèmes abordés. Les travaux de recherche sur le bilinguisme réalisé par Mélissa Barkat-Defradas ont donné à Consolée un aspect linguistique profondément intéressant, et cela est très important à relever. Presque d’un regard de linguiste, on y observe la tristesse, la peur, et les moments de joies dans les vies de ces femmes.

Consolée mérite une grande envolée, vers un succès mérité.  

Par Smintina Marie-Elisabeth


[i] « Rwanda », Petit Pays, de Gaël Faye.

« Le Dernier des Siens » de Sibylle Grimbert (Éditions Anne Carrière) | par Clara Fillâtre (LiMés)

 

Le Dernier des Siens représente toute la beauté de la nature et toute la dualité de l’humain.

« Il respirait, ce qui n’était pas une surprise, mais cela l’émut. L’oiseau vivait (…) »

L’auteure, Sibylle Grimbert, publiée aux éditions Anne Carrière pour son livre Le Dernier des Siens, sorti à l’occasion de la rentrée littéraire 2022, explore des thèmes d’une importance capitale aujourd’hui, sans jamais délaisser les sentiments. Ce roman s’inscrit avec force dans notre réalité, malgré un récit se déroulant au XIXème siècle. À l’heure de la sixième extinction, une actualité que nous ne pouvons plus ignorer, les relations entre les humains et les animaux sont grandement remises en question. Aujourd’hui, c’est près d’un million d’espèces menacées d’extinction. Alors que certains humains détournent les yeux, pensant pouvoir se rendre aveugles et sourds devant une telle fatalité, d’autres tentent de faire changer la donne à leur échelle. Petit pas par petit pas.

La précision de la plume de l’auteure fait naître un personnage animal débordant de réalisme, parvenant à faire ressentir sa lucidité, sa profondeur, ses émotions avec finesse et vraisemblance. Le récit débute en 1835, notre regard se porte sur un jeune scientifique, Gus, envoyé en mission par le musée d’Histoire naturelle de Lille pour étudier la faune du nord de l’Europe. L’histoire prend dès le début un tournant dramatique après le massacre d’une colonie de grands pingouins, laissant derrière, un unique survivant, qui prendra le nom de Prosp plus tard dans le récit. Une relation profonde et saisissante entre l’homme et le pingouin s’installe alors doucement.

Le Dernier des Siens évoque la douceur dès l’instant où nos yeux se posent dessus, l’élégance du grand pingouin y est parfaitement illustrée. Sur la couverture, des couleurs simples, qui respectent l’harmonie entre la nature et l’animal, ce dernier y étant la seule chose représentée. Ce détail rappelle cruellement le titre de l’ouvrage. Le vert du titre et de la tranche est subtil, on y voit un sous-ton bleu. Je sais que les couleurs ont bon nombre de significations et si dans ce cas présent aucune n’est dévoilée, j’aime à penser que celle-ci en dit bien plus sur les intentions de l’auteure.

Du vert pour la vitalité.

Du vert pour l’espérance.

Du bleu pour l’océan.

Du bleu pour le majestueux. 

L’auteure semble avoir eu le coup de cœur pour l’espèce des grands pingouins, disparu depuis maintenant 178 ans et qui était connu de l’humain depuis au moins vingt mille ans. Si le récit tient de la fiction, le fond historique, lui, est bien réel. Elle s’inspire de différent.es auteur.es qui ont nourri son récit et lui ont permis de créer un univers qui, je trouve, est aussi merveilleux que déchirant. C’est à travers tous ces éléments que ce roman s’est emparé de mes émotions. Je pense que les personnages de Gus et de Prosp ont attiré ma curiosité à travers leur développement et j’ai pu concevoir le récit par le biais de deux points de vue très différents. Tout au long de ma lecture, une idée m’est restée en tête, je me suis demandé si on pouvait ressentir de l’empathie pour un animal dans une œuvre, et s’il était possible de s’y identifier. Peut-on avoir plus d’empathie pour un animal que pour un humain ? Je pense à présent pouvoir dire que oui, et j’en suis consciente au moment d’écrire ces mots. Il n’y a pas de mal à mieux comprendre une créature décrite avec tant de justesse, plutôt que des humains souvent dépourvus de compassion.

Je ne pensais pas, au moment de feuilleter les premières pages pour commencer ma lecture, que je fermerai le livre avec un sentiment de vide, comme si je venais de perdre quelque chose qui m’est cher. Ce n’est pas un mal en soi, ce livre m’a plus apporté qu’il ne m’a pris et cela reste une magnifique découverte. Le Dernier des Siens a trouvé sa place sur l’étagère de mes coups de cœur.

Ma lecture a été rythmée par toute sorte de réaction, j’y ai trouvé un réel réconfort, une chaleur propre à l’affection que peuvent nous offrir les animaux, de la fierté et parfois de l’amusement devant des scènes si semblables à mon vécu auprès de mes propres petits compagnons. Je pense que voir Gus tomber peu à peu sous le charme de Prosp, jusqu’à le nommer pour le garder à ses côtés, montre que cette relation improbable entre un homme et un pingouin peut être incroyablement touchante. Prosp vit à travers les yeux de Gus tout au long du roman et une part de moi sait que la présence du pingouin à ses côtés, a aidé Gus à ne plus seulement voir le monde, mais à le regarder. Et aussi paradoxalement que cela soit, ce monde, Gus le regarde par les yeux de Prosp.

Une amitié au-delà des mots.

« Prosp, après tout, ne savait pas à quoi il ressemblait, il ignorait qu’il était un pingouin, qu’il était noir, avec une grande étendue blanche sur le ventre. Peut-être croyait-il être le seul de son espèce ou au contraire qu’il était humain. Pourquoi, d’ailleurs, aurait-il imaginé autre chose ? Gus lui parlait, faisait des vocalises avec lui comme pour lui répondre. De même qu’il ne comprenait pas le langage des pingouins, le pingouin ne saisissait pas le sien, et pourtant Gus était convaincu qu’ils se comprenaient, que dans l’immensité de leur vocabulaire à chacun, ils avaient trouvé des modulations, un ton, des inflexions en commun. Pourquoi Prosp ne se serait-il pas cru humain ? Pourquoi Gus ne se croyait-il pas pingouin ? » 

Malgré toute la beauté et la sensibilité que j’ai trouvée dans ce roman, je ne peux pas oublier la peine et la pitié. L’histoire de Prosp est tragique, c’est un être vivant à qui l’humain a tout pris, le laissant si dépourvu que son seul espoir de survie s’est vu réduit à trouver refuge chez un homme qui, pendant longtemps, ne voyait en lui qu’un objet. L’ignorance de Gus à l’encontre des grands pingouins a été difficile à supporter, particulièrement au début du récit. L’animosité de certains humains contraste affreusement avec les paysages décrits semblant sortir d’un conte. Mais ce sont tous ces éléments qui rendent l’œuvre aussi désarmante, chaque ligne transpire de vérité et de réalisme et c’est aussi pour cela que je ne peux qu’admirer le travail de l’auteure.

Le récit m’a d’autant plus atteint de par les idéaux que l’auteure a su en faire immerger. La cause animale est à défendre le plus ardemment possible. Je fais en sorte de donner ma part le mieux que je peux et ce roman m’a conforté dans l’idée que c’est le cas, malgré les doutes. Jamais je ne reviendrais à un mode de vie qui consiste à se nourrir d’être vivant quand on peut faire autrement, de la même manière que jamais je ne jugerais quelqu’un qui ne peut pas en faire autant. J’espère et crois que ce livre peut ouvrir les yeux aux plus réticents. 

Si je pouvais relever une phrase qui décrit pleinement ce roman, ce serait la dernière de la quatrième de couverture, elle fait remonter en moi une profonde tristesse et une pensée pour chaque espèce animale aujourd’hui disparue ou en voie d’extinction par la seule faute de l’humain.

« Que veut dire aimer ce qui ne sera plus jamais ? »

« Le Dernier des siens » de Sibylle Grimbert (Editions Anne Carrière, 2022) | par Laureline Bouretz (Limès)

« Mais non, le dodo a été une exception, un accident : les animaux ne disparaissent pas, pensa-t-il aussitôt. La terre n’est que profusion. »

Cette citation pourrait tout à fait provenir d’un propos prononcé ces trente dernières années, pourtant le récit raconté par Sibylle Grimbert dans Le Dernier des siens nous transporte dans la première moitié du XIXè siècle, lorsque Gus, un jeune naturaliste français en expédition en Ecosse est témoin sur l’île d’Eldey, au large de l’Islande, du cruel massacre d’une colonie de grands pingouins par des marins. Par chance, il sauve l’un d’entre eux et décide de le ramener chez lui afin de l’étudier puis de l’envoyer au Musée d’Histoire Naturelle de Lille, espérant ainsi obtenir une certaine renommée. Au fur et à mesure, le scientifique finit par s’attacher au volatile, au point de lui donner un nom, Prosperous ou « Prosp », décidant même de s’installer aux îles Féroé pour les besoins du pingouin, qui vit alors avec lui pendant les quinze années suivantes comme un animal domestique atypique.

Alors qu’il réalise progressivement que Prosp est peut-être le dernier spécimen vivant de son espèce, Gus entame une profonde réflexion sur la destruction des espèces par l’homme, refusant de croire que leur disparition puisse être vraie, s’accrochant aux théories des naturalistes pertinents de son époque, tout en étant confronté à la réalité : personne n’a plus vu de grands pingouins depuis des années. Cette angoisse face à un phénomène impensable et immesurable nait alors et co-existe avec le quotidien de Gus et sa famille avec Prosp, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus supporter cette contradiction.

 

« Pendant les premiers temps de cette existence, il arriva à Gus de se demander qui de lui ou de Prosp était l’être humain ou le pingouin, il voulait dire : c’était comme si, à force d’être en tête à tête et d’avoir des habitudes communes, ils avaient créé une espèce d’hybride, une chimère d’oiseau marin et d’homme. »

J’ai beaucoup apprécié ce récit introspectif, notamment grâce au développement du personnage de Gus, au début un peu candide et insensible au sort de la colonie de grands pingouins qui se fait sauvagement tuer devant ses yeux. En effet, il évolue au contact de Prosp et réalise progressivement que l’existence perpétuelle des espèces n’est pas une réalité aussi immuable que ce qu’il pensait. Cette prise de conscience chamboule sa vie et son quotidien, qui devient alors marqué de profondes réflexions sur sa place dans le monde et sur l’injustice de la situation de Prosp, mais aussi par la culpabilité, en témoigne son état dépressif pendant une bonne partie du livre.

Sibylle Grimbert a également réussi à créer un personnage animal crédible et touchant. Si l’on voit au départ Prosp comme un simple pingouin sauvage, on réalise progressivement qu’il possède son propre caractère, ses humeurs et une façon singulière de s’exprimer alors même qu’il n’est pas humain.

Ce qui m’a surtout marquée lors de la lecture de ce livre, c’est la relation inédite entre l’homme et l’animal, Gus et Prosp, le scientifique et le spécimen à étudier. Si rien ne prédestinait ces deux êtres à se rencontrer, et encore moins à vivre ensemble, ils créent toutefois un lien très fort, une amitié qui s’affranchit des barrières du langage et des origines, voire un amour qui semble même dépasser celui que Gus porte à sa famille et ses propres enfants.

 

« Quelque-chose d’autre le hantait, qu’il n’osait formuler. C’était douloureux comme ce qu’on regrette, comme un caprice stupide devenu irrémédiable […]. Il ne s’agissait pas de ce que Gus avait fait, et pourtant il était responsable, puisqu’il était humain. Comment le dire ? Gus aurait mieux surmonté la disparition du grand pingouin s’il avait pu accuser un volcan, ou les orques, ou des ours blancs. Mais cet oiseau mourrait d’avoir été la matière première des ragoûts, de steaks noirs, d’huile qui n’était même pas meilleure que celle des baleines. […] C’était cela : il avait peur et n’osait formuler une idée qui lui paraissait indécente […] ; après Prosp, aucun autre oiseau n’aurait les traits propres à son espèce éteinte. »

Ce récit interroge les rapports entre les êtres humains et les animaux, d’une part parce-que c’est un parfait plaidoyer du fait que les humains et les animaux peuvent vivre ensemble, en harmonie et sans violence, mais aussi parce-que parfois, en pensant bien faire, l’homme accomplit plus de bien que de mal. En effet, en enlevant Prosp à son milieu naturel, au départ pour l’étudier sans se soucier de son bien-être mais ensuite pour le soigner et l’apprivoiser, Gus détourne l’ordre des choses et le grand pingouin n’est plus capable de se réintégrer parmi les siens. Cela rappelle ces animaux que l’on sauve et qui sont ensuite inadaptés à la vie sauvage car trop habitués aux hommes.

Le thème du livre ainsi que les questionnements soulevés sont particulièrement pertinents à notre époque, et encore plus aujourd’hui où, à l’occasion de la COP15 sur la Biodiversité qui s’est déroulée à Montréal, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a actualisé la liste rouge des espèces menacées, portant au nombre de 42 000 les animaux et végétaux en danger.

Il est intéressant de mentionner que ce livre a obtenu le prix littéraire 30 Millions d’Amis, autrement appelé Goncourt des animaux.

 

« Il avait honte, il ignorait comment il pourrait lui expliquer la chose étrange et insensée qui arrivait : être le seul des siens encore sur terre, être – autant le dire une fois pour toutes – le dernier grand pingouin d’un monde qui était pourtant immense et mystérieux, et aurait pu encore en habiter des millions. Un créature au destin unique : le dernier à connaître les sensations, le langage, l’instinct des siens, le seul de toute la non-éternité des grands pingouins à se souvenir des plus de cent mille ans qu’ils venaient de passer sur terre. »

La lecture de ce livre amène à réfléchir sur la place de l’homme dans la nature, sans toutefois pousser le discours vers le sermon mais plutôt vers la prise de conscience, avec un ton neutre, parfois difficile à conserver sur de tels sujets. Sibylle Grimbert réussit à nous toucher à travers des personnages attachants, évoluant dans les paysages inhospitaliers de l’Islande, de l’Ecosse, du Danemark ou des Îles Féroé. Il s’agit à la fois d’un roman d’amitié, de voyage, historique et scientifique. Le ton de l’œuvre est assez particulier, plutôt détaché, ce qui m’a légèrement déroutée à la lecture, mais en prenant du recul, cela restitue assez fidèlement une écriture similaire à celle d’un carnet scientifique de cette époque, ce qui s’explique très certainement par les lectures de l’autrice, dont elle nous fait part à la fin, dans une bibliographie particulièrement intéressante. Le personnage de Gus incarne par ailleurs avec justesse les mentalités du XIXè siècle, par sa soif de découverte, ses ambitions scientifiques, son inconscience de la fragilité des espèces, et ses croyances en un monde de profusion qui se renouvelle quoi qu’il arrive.

Il s’agit également d’un récit sur la solitude, celle de Prosp, destiné à vivre loin des siens et de son habitat naturel, à s’adapter aux êtres humains et à leur manière de vivre. Plusieurs passages m’ont ainsi touchée, notamment lorsque, à travers le regard de Gus, on assiste à cet animal démuni qui réalise qu’il ne pourra plus jamais faire partie des siens.

J’ai refermé ce livre avec une envie plus forte encore de prendre soin de la nature et de notre planète, afin que les espèces animales d’aujourd’hui ne soient pas les Prosp de demain.

« La passagère » d’Amélie Fonlupt (éditions Payot & Rivages 2022) – Madeleine Fugen (Limés)

La passagère est le premier roman d’Amélie Fonlupt. Il m’est arrivé dans les mains en septembre, au même moment où, en cours, nous préparions avec le master le festival littéraire Avant-Bruits-de-Langue dont le thème cette année était centré sur la littérature lusophone. Une coïncidence heureuse qui m’a permis d’en apprendre davantage. Le hasard fait bien les choses car je pense qu’autrement ce livre ne m’aurait pas particulièrement attiré l’œil, avec sa couverture sobre, bleu foncé. Couverture qui pourtant renferme des personnages intrigants et courageux. Là aussi, si ce titre, La passagère m’évoquait de prime abord un voyage, peut-être même bref comme pourrait l’être un trajet de bus ou même de bateau, j’ai été rapidement détrompée par le premier chapitre qui pose des mots esquissant un début de récit différent de cette vague impression.

« Là-bas. Je venais de là-bas. »

Là-bas, c’est le Cap-Vert, où est née Mamé le même jour d’ailleurs que Cesária Évora – la diva aux pieds nus du Cap-Vert. Cependant, ici s’arrêtent leurs similitudes : Mamé n’est pas chanteuse mais voleuse de sables, un travail illégal dangereux, à la fois pour celles qui le pratiquent, en majorité des femmes, mais dangereuse aussi pour la faune et la flore. Mamé passe alors ses journées à remplir des sacs de sable pour les revendre à faible coût à des industriels du bâtiment. Après deux ans à survivre dans des conditions difficiles, Mamé décide de partir en Europe pour offrir un meilleur avenir à sa fille, Reine.

La première partie du livre revient donc sur le récit de la vie de ces femmes, Mamé et Reine. On y déterre des schémas se faisant écho à travers les générations comme si certaines choses étaient vouées à se répéter. Cette première partie est un voyage, géographique, mais également dans le temps, un récit traversant les frontières et les âges. C’est une narration chronologique qui parcourt les générations jusqu’à la troisième, celle de Léna. Le rythme de cette partie est assez rapide et condensé, j’ai eu plus de mal à m’attacher aux personnages que durant la deuxième partie. Cependant, je n’ai pas lu le livre d’une traite et cette expérience saccadée du récit a probablement joué quant à mon immersion dans l’histoire. D’une certaine manière, nous ne sommes que de passage dans leurs vies.

C’est avec notre rencontre avec nous, lecteurs, et le personnage principal que la seconde partie du récit commence. Léna est la deuxième fille de Reine, mais la première née de ce mariage, suivie par Max son petit frère. Elle tente de trouver sa place, au milieu d’une famille se cherchant encore. Sa mère travaille et reste profondément marquée par ses peurs et regrets. Elle se consacre majoritairement à Max et l’accompagne à ses compétitions d’escalades. Son père, lui, passe tout son temps sur des chantiers et n’est que très peu présent.

L’absence, répétée, des hommes dans ce récit me semble être l’un des maillons d’un schéma qui se reproduit sans qu’on le veuille, génération après génération. Mamé et Reine ne connurent leurs pères que lors de leurs quatre premières années de leurs vies respectives, avant qu’ils ne laissent leur famille et partent. A son tour, une fois adulte, Reine se marie avec un certain Alessandro avec qui elle aura sa première fille Lilia. De nouveau, l’histoire se répète et le même schéma se dessine : Alessandro la quitte cinq ans plus tard et Reine se retrouve seule avec Lilia. C’est pourquoi tout porte à croire que l’histoire ne manquerait pas son coup cette fois encore. Or, les schémas sont faits pour être répétés, puis brisés.

La première partie du récit nous retrace donc l’histoire de cette lignée, décrivant la naissance de ces cycles dans lesquels les personnages semblent s’enfoncer perpétuellement, sans pouvoir un jour en sortir. Léna se trouve là, coincée dans ce cercle infernal, habitée par la peur et le doute. Elle devient alors malgré elle porteuse de cet héritage-là. Les autres femmes de sa lignée, sa grand-mère, sa mère, sa demi-sœur, ont chacune porté ce fardeau, en y faisant face de leur manière, en quittant son pays ou subissant encore son poids.

« Tout le monde a ricané, mais je n’ai rien dit. J’étais comme ma mère. Cette peur, je la portais en bandoulière. Elle coulait dans mes veines, c’était elle que j’avais reçu en héritage. La peur, comme une maladie héréditaire dont on ne guérit pas. »

Cet héritage c’est aussi des rêves avortés, d’études, de bonheur, de famille. Des rêves, Léna en a, elle voudrait être musicienne, comme un clin d’œil à la date de naissance de Mamé. Si elle en rêve, c’est en grande partie due à son professeur de musique, M. Selmach, à qui elle confie vouloir devenir pianiste. Là où elle ne s’imagine pas être soutenue par sa famille, c’est son professeur qui l’encouragera, envers et contre tout, sur cette voie. M. Selmach devient alors l’exact opposé des précédentes figures masculines, mais joue lui aussi un rôle de déclencheur : Léna peut rêver, mais surtout, elle peut se tourner vers le futur, rêver de l’avenir qu’elle souhaite.

« Mon regard s’attarda sur le visage de mon professeur et, petit à petit, ce sont ses mots qui résonnèrent dans ma tête. Oui, j’allais foutre ma peur à la porte. Devant ces quatre-vingts visages, j’allais lui tordre le cou, à cette ordure »

Après avoir raconté le passé, montré le présent, la musique apparait comme un moyen de rêver le futur. C’est une construction au fil des générations, c’est un voyage, qui continue encore avec Léna. Elle peut alors choisir comment faire face à son héritage, de cette peur qui colle bien trop à la peau, comme sa grand-mère, sa mère et sa demi-sœur l’ont fait avant elle, à leur manière. La musique donne le la, à deux reprises, au début du roman avec la naissance de Mamé et à la fin, où Léna peut choisir de commencer sa propre vie, comme une nouvelle chanson.

Et ainsi, ne plus être passagère, mais conductrice.


La passagère d’Amélie Fonlupt, éditions Payot-Rivages, 2022

GPS de Lucie Rico (P.O.L) | par VINGUIDASSALOM Shana (Limès)

 

Enquête numérique d’une amitié à toute épreuve, GPS oscille entre souvenance et voyages virtuels.

En pleine rentrée littéraire 2022, les éditions P.O.L publient GPS, polar moderne et original de l’autrice perpignanaise Lucie Rico, qui a souhaité s’intéresser à la dépendance au smartphone. Dans un monde toujours plus connecté où les interactions virtuelles prennent le pas sur les échanges réels en raison de leur rapidité, leur facilité et leur accessibilité, le monde de la localisation numérique est un sujet de choix, encore peu exploité dans la littérature, ce qui laisse une grande place aux nouvelles idées et intrigues.

GPS, c’est l’enquête à distance d’Ariane, journaliste de faits divers au chômage, qui cherche à retrouver sa meilleure amie Sandrine, disparue soudainement après une soirée. Pour ce faire, Ariane va se mettre à suivre un point rouge sur son téléphone, unique vestige du partage de localisation effectuée par la disparue pour la guider hors de chez elle le jour de la célébration. Ariane, mal dans sa peau, est prisonnière de son appartement, ne peut faire un pas dans le monde extérieur sans en devenir malade. Et pourtant, grâce à ce partage de localisation et à ce GPS, elle trouve le courage de s’évader, puisant détermination et force dans son smarphone, dans cette Sandrine ronde et rouge qui se déplace et qui lui indique les lieux où se rendre, lui faisant revivre son enfance, son adolescence, leur rencontre, leurs délires, leurs amours, leurs bêtises, leurs transformations chacune de leur côté et pourtant toujours ensemble. Cette Sandrine irréelle devient le point d’encrage virtuel d’Ariane, la libère de ses peurs, la pousse à aller de l’avant, tout en s’éloignant d’elle ; la rassure tout en l’abandonnant à elle-même.

Le GPS devient un personnage clé du roman et nous donne une nouvelle vision de cet outil si pratique qui est devenu, en très peu de temps, un élément de notre quotidien interconnecté. Cette façon de voyager sans avoir à se déplacer physiquement est une possibilité offerte aujourd’hui grâce aux photos à 360° réalisées dans de nombreuses villes, collectées pour former un nouveau monde virtuel qui est devenu, depuis quelques années, une habitude de visualisation pour la génération actuelle.

Ce thriller est une caricature de la société, dans laquelle nous nous concentrons plus sur ce que nous voyons sur un écran plutôt que sur ce qu’il se passe autour de nous ; où nous préférons vivre à travers nos téléphones plutôt que profiter de la vraie vie. Après tout, « Le problème du chômage ne se pose pas dans un GPS. Celui du réchauffement climatique non plus. Les incendies pas davantage : dans le GPS la nature se tient à carreau », tout y est plus tranquille et stable que dans la vraie vie et on s’y sent, comme Ariane, en sécurité.

Et à nous de plonger avec Ariane dans une version améliorée de Google maps et de sa fameuse option de streetview. Là, nous pouvoir visiter des cimetières, des salles de cours, monter des échelles ou des escaliers, revivre des souvenirs, guidée par la boule rouge qui vole d’un endroit à un autre, s’émancipe des frontières et des chemins.

« Elle bondit par-dessus les allées et les châteaux. Parcourt la zone, joggeuse folle et ronde en mouvement perpétuel. En vue satellite elle s’encastre dans la nature, devenant une rue, un arbre, un trottoir, une crotte de chien. »

Et nous visitons avec elle les lieux emblématiques de la vie d’Ariane et Sandrine, nous nous perdons entre vie réelle et numérique, entre réel et fantasme. Au détour de cet improbable itinéraire, Ariane fera des sauts dans le passé et ainsi apprendre des vérités improbables sur son amie et sur sa vie, elle qui pensait pourtant la connaitre comme personne.

Rédigé à destination d’Ariane, le perpétuel « tu » de ce roman projette le lecteur à la place privilégiée de personnage principal. Le lecteur devient Ariane, part à la recherche de Sandrine, s’inquiète lorsque le point rouge se déplace ou disparaît.

« Tu zoomes pour le faire grossir, c’est une vraie jouissance. Tu te déplaces avec ton amie concentrée, compacte entre tes mains, dans une fiction de ciel tranquille ».

Voyage virtuel en solitaire, et en même temps constamment accompagné d’une amie qui n’est pourtant pas là, c’est ce qu’inspire cette lecture. L’appréhension des évènements se fait différemment, le lecteur se sent investit de la mission d’Ariane qui est de découvrir la vérité et de retrouver Sandrine, où qu’elle soit, et quelle que soit les raisons de sa disparition.

Dans leur entièreté, les personnages peuvent nous apparaitre à la fois antipathique, pathétique, dévergondés et superficiels, mais aussi sensibles, forts et dignes d’une amitié sans faille. Nous découvrons leurs secrets au fur et mesure des souvenirs qui défilent, ressurgissant à l’aide du parcours que notre Sandrine ronde et rouge nous fait réaliser à travers Ariane. Nous compatissons aux épreuves vécues par les deux amies ; nous restons perplexes devant leurs choix douteux ; nous faisons preuve d’indulgence au récit de leurs exploits de jeunesse ; nous sourions à leurs moments d’innocence passée.

L’aventure virtuelle dans laquelle s’investit Ariane est comme un rappel de leur première rencontre, faite sur un forum en ligne bien avant de se voir face à face au bord d’un lac. Ce lieu, si symbolique dans leur amitié, sera leur lieu de rencontre comme celui de leur séparation, nous rappelant la boucle infinie des relations humaines et de la vie.

Et, finalement, peu importe les sentiments que tu pourras ressentir au contact de ces personnages, toi lecteur, comme Ariane :

« Tu t’accroches au point. Il te donne une destination. À la fin de son voyage, il viendra à toi, t’emmènera, et tu sauras comment réorienter ta vie ».


Rico Lucie, GPS, Edition P.O.L, 2022.

Le feu du milieu de Touhfat MOUHTARE, Le bruit du monde | par Florentine DAUDENTHUN (Limès)

 

Le feu du milieu de l’autrice Touhfat MOUHTARE est publié aux éditions Le bruit du monde en 2022. Le récit se déroule à Itsandra dans l’archipel des Comores. Le personnage principal, Gaillard, est une orpheline élevée par Tamu, sa mère adoptive. Elle est servante d’un Fundi (intellectuel au service duquel travaillent des esclaves) à l’école coranique. Pour présenter cet ouvrage, je parlerai tout d’abord de son format. Par la suite, j’évoquerai les aspects récurrents clairement identifiables dans le roman, puis les thématiques qui y sont présentes de façon sous-jacente.

 

Le format de l’ouvrage

Le jaune vif de la première de couverture, son illustration colorée et énigmatique, appellent le regard. Le choix de représenter une sirène est d’autant plus mystérieux, les sirènes ayant une double signification : elles appâtent les marins pour les noyer, ou les sauvent. Ce double sens est accentué par le miroir qui lui aussi symbolise une ambiguïté entre deux réalités : celle que l’on souhaite voir et celle qui est. Le serpent renvoie à des symboliques nombreuses et fortes : représentation du diable en Occident, métaphore du sexe masculin, phénomène cyclique, éternité… De quoi attiser la curiosité d’un potentiel lecteur.

J’ai découvert le livre dans sa version non corrigée. Celle-ci était très sobre, tandis que sa version sortie en librairie est surprenamment très riche en informations : rabats présentant l’autrice et la maison d’édition, résumé figurant au dos… Cependant semble en dire beaucoup, peut-être trop, sur le déroulé de l’intrigue. Des éléments clés sont révélés au lecteur, avant même d’avoir commencé sa lecture. Une simple phrase ou court extrait aurait été préférable et plus cohérent : dévoiler le mystère de l’intrigue et en gâcher le suspens avant d’avoir eu l’occasion d’en faire la lecture est regrettable.

Le livre est divisé en six parties titrées et accompagnées d’une version calligraphiée des mots arabes : sa’fas, qarshat, hawwaz, hutti, abjad, waw. Pour comprendre ces titres et leur portée, je vous conseille de consulter la page de l’Institut du Monde Arabe

 

Les thématiques récurrentes

Le style d’écriture facile à lire entraîne le lecteur et sa poésie l’émerveille. Particulièrement, une phrase où un personnage épris d’un autre pense :

« Elle ajouta mon accord à ses braises, puis partit en courant, suivie d’une ou deux étincelles qui voletaient derrière sa main. Un ou deux éclats de mon cœur qu’elle rapportait à sa maîtresse.»

La poésie du style fait écho aux thèmes abordés, entre textes sacrés coraniques et éléments de magie. La calligraphie des mots arabes titrant les parties de l’ouvrage a elle-même une dimension sacrée. La poésie du texte est en cohérence complète avec les sujets abordés et le contexte.

Les lecteurs peu gourmands seront probablement passés à côté, mais la présence récurrente bien que discrète de l’art culinaire n’aura pas laissé indifférent les gourmets. Les références culinaires correspondent parfois à la simple évocation d’un nom de plat, parfois à un passage plus descriptif d’un mets ou de l’une des étapes de sa préparation. L’une des descriptions m’a particulièrement  marquée par sa longueur (une page et demie) et sa précision : 

« Je crois que c’est la répétition qui me fascinait : la vie se renouvelant à l’infini sous nos yeux ébahis, jusqu’à ce que la mort vienne nous cuire. Le futra était la représentation parfaite de ce cycle, jusqu’à sa cuisson même, sur une poêle à charbon : on recueillait de l’eau salée au creux de la main, on la jetait sur la poêle en fonte, et ensuite on pouvait observer avec délectation les gouttes se disperser et courir dans tous les sens sur la surface brûlante, comme un peuple damné qui fuyait sa punition divine. »

Ce passage en dit beaucoup sur le personnage, son caractère, son état d’esprit, sa vision du monde. Tout ceci intégré dans un récit relativement terre-à-terre qui est celui d’une recette de cuisine.

 

Des thématiques sociales sous-jacentes 

Ce livre aborde aussi indirectement diverses problématiques sociales contemporaines. Le premier thème est celui concernant les discriminations entre différentes ethnies, Gaillard expliquant dès le début sa condition d’esclave.

« Nous étions la 3eme génération d’esclaves, celle dont les parents étaient nés sur l’île. Nos grands-parents avaient été enlevés à leur pays (…) Les grands-parents de Tamu avaient été offerts en cadeau de mariage à une princesse. Ils avaient défilé à travers la ville pendant les festivités, portant sur la tête des plats et des coffres chargés d’or et de pierreries »

Tout au long du roman, on constate le colorisme inhérent à la société comorienne. Anacaona Editions (axées sur la littérature des minorités) en donne une définition : « Concept sociologique qui désigne la différence de traitement social entre les personnes à peau claire et les personnes à peau sombre. La norme étant la peau blanche, tout ce qui s’en éloigne est infériorisé, considéré comme laid, ou arriéré ». Si ce colorisme n’est jamais présenté de façon explicite, il est cependant décelable : Gaillard mentionne le teint clair de la peau d’Halima à de nombreuses reprises (« visage clair », « teint doré ») tandis que les esclaves sont décrits comme ayant la peau foncée : « Le rouge monta à ses joues. Je n’avais encore jamais vu cela, car toutes mes amies avaient la peau sombre ; notre gêne s’y dissimulait parfaitement bien. Pour Halima, c’était différent. C’était comme assister à l’éclosion de deux hibiscus sous la peau. »

Halima n’est pas n’importe quelle femme, et le texte, à travers le regard de Gaillard, le montre bien : « tout en elle était parfait (…) C’était comme si toutes les autres filles n’étaient que les étapes d’un long processus dont elle était l’aboutissement ». Elle est même comparée aux astres : « Elle avait le teint doré de la lune à son coucher », et semble comme élue de Dieu – « Abé m’a donné la capacité de faire parler n’importe qui ». La couleur de la peau est vue comme une forme de beauté qui est admirée et marque une hiérarchie dans cette société, puisque Halima est la fille du chef de la cité. A son propos, la mère de Gaillard dit même : « Ces femmes-là nous sont vraiment supérieures ». Au sujet du Fundi, il est écrit : « Il faisait partie de la descendance supposée du Prophète, et portait donc avec orgueil ses origines arabes et perses – moins son ascendance africaine qui aplatissait son nez. ». Gaillard fait la remarque qu’en effet sa peau est plus foncée que les autres maîtres, ce qui confirme cette vision coloriste, hiérarchisée, de la société.

Le deuxième thème, qui est central dans le roman puisque nous suivons en grande majorité des personnages féminins, c’est la condition des femmes. Dans cette société, elles sont de réels femmes-objets. Halima se compare à un « sac à patate qui passe de mains en mains » et pense : « Étais-je donc le jouet que deux coqs se disputaient ? ». Elle subit par ailleurs deux mariages forcés. Le corps féminin est objet du désir des hommes et le viol est récurrent dans l’œuvre : toutes les filles et femmes du récit l’ont subi. Seule Gaillard y échappe.

Les personnages féminins sont à l’entière disposition des hommes : « Chaque fois que l’une de ses augustes épouses l’agaçait, il se rendait devant notre case en tôle, annonçait sa venue d’un ‘hoodi’ appuyé, et quand Tamu lui ouvrait la porte, il la suivait jusque dans la chambre séparée de la mienne ». 

Le consentement n’est absolument pas évoqué. Le Fundi, pourtant dépeint comme une figure positive, ne s’embarrasse pas de cette notion. Il se marie avec une jeune fille déjà mariée avec un homme qu’elle aime, et dont l’amour est réciproque, puis il s’impatiente qu’elle ne lui partage pas son intimité. Cette dernière finit alors par lui céder. 

Le dernier thème abordé est celui de la famille. Gaillard a été adoptée et évolue dans une famille monoparentale : Tamu endosse ce rôle de mère avec brio et fait en sorte d’offrir le meilleur à Gaillard. Désespérée, elle lui crie : « Je n’ai rien à te donner moi, moi. Rien. Je n’ai même pas le droit de te défendre, si un jour on a décidé de te faire du mal ! Sa voix se brisa lorsqu’elle prononça les derniers mots, et elle resta devant moi tandis que je voyais son visage se liquéfier. Par mimétisme je me mis à pleurer ». Gaillard exprime à son égard une grande reconnaissance : « Jamais elle ne m’avait fait sentir que je pouvais lui être redevable. Jamais elle ne s’était opposée à mes envies d’explorer le monde (…). Elle me disait : ‘Comme tu es différente, ma fille !’, avec de la tristesse dans le regard. Elle aurait voulu pour moi un monde meilleur que celui-ci, un monde où la curiosité ne serait pas une tare ». Tamu est l’image de l’amour inconditionnel qui dépasse les simples liens du sang, et la relation entre elle et Gaillard est celle d’une famille emplie de tendresse, qui s’est choisie.

 

Pour conclure, ce roman est un appel désespéré à un apaisement et à la recherche de paix : un espoir d’unité entre les êtres humains, un espoir de construire un monde où nous serions tous égaux. Si le monde dans lequel les personnages évoluent est terrible, on y trouve tout de même une note d’espoir. Fadili, amoureux d’Halima, incarne le rôle d’un homme qui sympathise avec la cause de l’émancipation des femmes. 

« (Halima) – Le monde n’est peut-être pas prêt à entendre ce que j’ai à exprimer, lui disais-je, inquiète.  (Fadili) – Le monde n’est jamais prêt à ce qu’on le remette en cause, rétorquait-il. Un jour, tes mots franchiront la barrière de ces murs. Quand, toi, tu seras prête. » 

Pour Halima, la notion de genre n’est pas pertinente : quand Gaillard dit « – Est-ce que nous étions des hommes ? » elle répond « – Des hommes, des femmes… Pour moi, tu es tout simplement toi ». Cette affirmation ferme est libératrice : elle offre pendant quelques instants l’impression que le poids de cette société patriarcale s’est envolé. Ce livre prend au ventre, d’autant plus en tant que lectrice. Ce vécu de femme, s’il n’est pas exactement le même, a quelque chose d’universel. Gaillard représente un combat interne entre une société oppressive, injuste, et un intense désir de liberté.

Tout au long du récit, on ressent une grande sincérité de l’autrice et sa tendresse envers ses personnages. Ce ressenti se constate d’une part au travers des remerciements rédigés par l’autrice,  d’autre part à la lecture d’un long entretien qu’elle a donné au FRAC Centre Val-de-Loire. Elle s’est beaucoup inspirée, consciemment ou inconsciemment, de ses proches : 

« A mes frères, Alhaddad le forgeron, Elhad le guide et El Badaoui le bédoin, tous espiègles et graves à la fois, qui infusent mes personnages bien au-delà de ce que j’imagine. (…) A mes sœurs de sang et de cœur, Noura, Ruqqayyah, Nafja, je vous suis reconnaissante de m’aimer telle que je suis, et pour les anecdotes que vous me racontez au cœur de la nuit ; comme je ne sais pas tenir ma langue, je les déguise dans mes livres (…) Je termine par Mahamoud, mon contraire, mon port, mon île tantôt fixe tantôt flottante, toujours refuge et havre de paix : merci d’être mon Fadili. »

Elle projette son conjoint dans le personnage de Fadili, et dans le Fundi son père. Selon elle, bien que le Fundi semble s’opposer régulièrement à une émancipation des femmes, en les instruisant, il leur en donne tout de même les clés et fait le choix de les soutenir d’une certaine façon. : « J’avais envie je pense, à travers cette figure du maître, de plonger dans la psyché de ces hommes-là qui libèrent malgré eux (…) de rendre hommage à cette figure là que j’ai connue aussi, que j’ai eu la chance de connaître ». Elle s’inspire également de son vécu : née à quelques kilomètres d’Itsandra, elle a fait, comme Gaillard, l’école coranique.

Le feu du milieu, inspiré des proches et de l’expérience propre de l’autrice, est donc une œuvre extrêmement personnelle. Ce mélange entre fiction et réalité rapproche le lecteur des personnages, qui lui semblent ancrés dans une réalité.

 


 

Instagram de l’éditeur : https://www.instagram.com/le_bruit_du_monde/?hl=fr

Présentation du livre et premières pages du récit : https://actualitte.com/article/106019/avant-parutions/touhfat-mouhtare-deux-femmes-avec-le-feu-du-milieu-en-partage

Patte Blanche de Kinga Wyrzykowska (Seuil, 2022) | par VINGUIDASSALOM Shana (Limès)

Patte blanche est un voyage au cœur de la haute sphère BCBG contemporaine de Paris, entre secrets et ambitions familiales.

Publié aux Editions du Seuil en août 2022, Patte blanche est l’œuvre de Kinga Wyrzykowska. D’origine polonaise, cette autrice signe ainsi son premier roman pour adulte, en choisissant de nous faire entrer, par son intermédiaire, au sein d’une famille moderne et riche, et cependant toujours insatisfaite.

Présenté comme une intrigue familiale, les secrets et disputes ne sont que prétextes pour dénoncer la société d’aujourd’hui. Cette société où l’influence des réseaux sociaux peut devenir si grande, qu’elle pousse une personne à ses propres limites.

« [Une] société abêtie, léthargique, qui a mis son intelligence en jachère pour se contenter de faux-semblants, de vérités idéologiques, qui refuse de regarder la vérité telle qu’elle est ».

Les personnages que nous rencontrons dans Patte blanche, victimes aux multiples facettes, sont des êtres au sommets de la réussite sociétale. Ils sont ambitieux, bien entourés, et pourtant portent, comme tout un chacun, d’intimes secrets, des problèmes personnels et des peurs absolues. La peur de la mort, de l’échec ou encore de la solitude, sont autant de reflets des angoisses humaines que le lecteur peut retrouver en eux. Après tout, « Rien de tel que la peur pour se sentir vivant ». Et c’est à travers ces peurs que l’auteur tisse son histoire, elles deviennent les piliers qui s’effondreront et conduiront les personnages à leur déchéance ultime.

 À sa façon, la famille Simart-Duteil est une réplique de la famille lambda pour qui tout parait aller pour le mieux quand le pire est pourtant en train de subvenir, caché aux yeux de tous. Les courriels de leur présumé demi-frère qui leur implore leur aide pour immigrer en France, sont comme une première énigme à résoudre : est-il vraiment leur frère ? pourquoi prendre contact avec eux maintenant ? que se passe-t-il donc qu’ils ignorent tous ? Puis viennent les menaces, les mésententes au sujet des décisions à prendre – Clothilde veut aider cet inconnu qui se dit de leur sang, Paul cherche des preuves de la honteuse vérité sur leur père et sur cet homme. Et ce frère devient la cause de tous leurs maux, prenant sa place dans un vaste complot qui n’a pour unique objectif que de les mener à leur fin.

Inspiré d’un fait divers de 2010, celui des Reclus de Monflanquin, Patte blanche dénonce des problèmes d’actualité, tout en s’appuyant sur des faits réels médiatisés qui viennent égayer cette fiction construite avec minutie et intelligence. Réseaux sociaux, migrants et complots s’imbriquent, bien que de façon complexe, et nous guident sur les pas d’une vengeance nourrie de rancœurs.

Un langage cru, direct, des termes anglophones désormais entrés dans le langage courant, des habitudes virtuelles contestables que nous avons presque tous, voilà comment Kinga Wyrzykowska tente de créer une proximité avec des personnages pourtant si différents de la majorité de la société. Bien que ces personnages possèdent chacun leur personnalité, les descriptions de leurs caractères peuvent légèrement perdre le lecteur, tous étant ambitieux, compliqués et ridicules dans leur conception de la vie.

« Bien. Très bien. Au mieux. Je reviens. De loin mais je suis là. Comptez sur moi. Je ne suis pas mort. C’est mon moment. My time. À vos marques. Feu. »

Nous pouvons éventuellement nous retrouver dans le Paul qui a ses paroles, qui ne cesse de rechercher le succès sur internet et l’approbation de ses proches pour chaque action, qui pense que son heure de gloire est enfin venue, mais aussi en Clothilde, malheureuse dans sa petite vie bien rangée et qui se cherche encore elle-même, ou encore dans Samuel, récemment devenu père, qui doit combiner vie professionnelle et personnelle auprès d’une épouse pour le moins particulière. N’oublions pas également leur mère, qui croit pouvoir atteindre l’immortalité en faisant appel à la chirurgie esthétique pour laquelle son fil aîné est si doué. Cette appréhension de la vieillesse altère sa raison et son comportement ; elle la fait revenir sur sa vie d’antan, cette vie prometteuse mise de côté pour être une épouse et une mère de famille modèle à défaut de faire une carrière professionnelle réussite comme son mari.

L’histoire, qui semble parfois suivre un fil quelque peu décousu, nous retrace le destin de cette famille qui, nous le savons dès le début, finira cloitrée dans sa résidence secondaire. Chaque membre de cette « tragédie » sera passé au peigne fin, à travers fantasmes inutiles, souvenirs de jeunesse et faits d’actualités casés ci et là pour donner davantage de crédibilité au décor. L’objectif ? Nous dévoiler les raisons de cet isolement, leur chute brutale en cheminant sur les sentiers qui mènent tous à cette situation finale sans aucune issue.

Finalement, tout devient clair une fois la lecture terminée, donnant presque envie de recommencer une nouvelle fois ce roman, connaissant maintenant le fin mot de l’histoire et l’importance des détails et des événements dans la globalité de l’intrigue et ce, malgré tous les passages superflus de leur intimité et la confusion des faits relatés. Ce n’est qu’à ce moment que les indices parsemés tout au long du livre se font clairs dans l’esprit du lecteur, donnant l’impression d’être passé à côté de tous les éléments importants durant la lecture, d’avoir concentré son attention sur tout ce qui ne le méritait pas, et de s’être comportés comme les personnages de ce livre.

« De vraies autruches. Malgré l’évidence, ils ne voient pas, ne croient pas, la tête enfoncée dans le sable, ils creusent un trou où s’enterrer vivants. »


Wyrzykowska Kinga, Patte Blanche, Editions du Seuil, 2022

Consolée de Beata Umubyeyi Mairesse Consolée (Editions Autrement, 2022) / par Mélie Kaz (Limés)

« Elle avait appris en une phrase, courte et dure comme une gifle, qu’elle était une bâtarde et que vivre avec les indigènes était dévalorisé par les Blancs, même quand on était né d’un ventre noir. » Page 144

Après avoir reçu le Prix des cinq continents de la Francophonie avec Tous tes enfants dispersés, Beata Umubyeyi Mairesse revient avec un nouveau roman, Consolée paru en août 2022 aux éditions Autrement. L’autrice construit un récit bouleversant autour de deux destins féminins marqués par la colonisation et l’exil et illustre, avec une force narrative indéniable, le pouvoir de la langue. Cette langue indissociable de la construction identitaire, outil à la fois de domination et de libération, médium essentiel à l’intégration, à la transmission et finalement à la réconciliation.

Le roman est porté par deux voix de femmes de couleurs, celles de Consolée et de Ramata, dont les destins vont se croiser en France. La trajectoire de la première apporte un regard peu connu sur l’occupation par les Belges du Rwanda, tandis que le parcours de la seconde illustre l’empreinte douloureuse de l’immigration sur une enfant du Sénégal venue en Europe. Leur rencontre va leur ouvrir la voie de la reconstruction et de l’acceptation. Beata Umubyeyi Mairesse porte sur les questions mémorielles un regard délicat et rempli d’humanité, en abordant cependant de manière frontale le combat que mènent les victimes pour la reconnaissance des préjudices causés par la colonisation et par la discrimination. 

« Quand je vois que la seule femme non-blanche dans une institution est ainsi ignorée. Je ne dis pas que nos collègues font ça de façon intentionnelle, mais je pense qu’on devrait lui accorder une attention accrue, comme on le fait des résidents qui n’ont plus aucune famille et qui se trouvent plus isolés que les autres » Page 101

C’est lorsque que Ramata intègre un EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), dans le cadre d’une reconversion professionnelle, qu’elle va rencontrer Consolée. Cette résidente délaissée connait une érosion progressive de sa mémoire, processus qui conduit à la perte de sa deuxième langue, le français. Dès lors, une course contre la montre s’engage pour Ramata qui va tout faire pour que le témoignage de cette rescapée ne tombe pas dans l’oubli. C’est en enquêtant pour savoir quelle langue parle Consolée que Ramata va aller jusqu’aux racines de son histoire qui plongent le lecteur dans les faits de la colonisation belge en Afrique centrale.

« Elle est vivante une dernière fois, elle veut croire qu’elle est d’ici, de son sang de sa lignée, qu’elle appartient à cette famille à la peau brune et aux cheveux noirs. » Page 143

Ce livre permet de mieux comprendre l’histoire du Rwanda, pays dont est originaire l’autrice. Les colons Belges y avaient mis en place des institutions pour « enfants mulâtres » entraînant la souffrance de ses enfants et des familles desquelles ils étaient arrachés. Beata Umubyeyi Mairesse insiste sur l’importance de la transmission de cette mémoire post-coloniale, sur la mise en lumière d’une histoire trop souvent passée sous silence. Son roman est construit de manière originale, oscillant entre passé et présent. Le lecteur se retrouve happé dans les souvenirs de Consolée, tantôt joyeux au sein de sa famille maternelle, tantôt douloureux et révoltés face aux traitements réservés par les soeurs aux « enfants mulâtres ». Les chapitres se répondent les uns aux autres apportant toujours plus de profondeur aux souvenirs évoqués. Le lecteur se déplace ainsi au fil de sa lecture dans le temps et l’espace, passant par exemple par la chaleur du Rwanda et de ses maisons en terre à la froideur de la Belgique et de ses EHPAD.

« Les uns lui disaient « tu es blanche », les autres l’avaient traitée de négresse, ils la voyaient comme un enfant du péché, mais en réalité elle était comme l’eau vert clair du vase, une troisième chose, un mélange fini où l’on ne peut séparer les éléments de départ, le produit d’une dilution irréversible. » (Page 268)

Ce roman témoigne du rejet dont étaient victimes les enfants métisses ainsi que des dangers qu’ils encouraient lors de la colonisation. Ces enfants dérangeaient, car ils étaient issus d’une union désapprouvée par les deux parties, au point d’être déshumanisés, cachés à la vue de tous dans des orphelinats coloniaux alors que leurs parents étaient encore vivants. Le personnage de Consolée est le produit de cette histoire, qui va ancrer en elle la peur de ne jamais être à sa place.

« Elle devait tout abandonner derrière elle. Sa famille, sa maison, et même son nom. » Page 153

Le lecteur assiste à la transformation de Consolée, prénom donné par sa famille noire, en Astrida. Lorsque son nom de naissance lui est retiré pour être remplacé par un autre, les soeurs la dépossèdent de son identité et de ses racines. L’objectif est alors d’effacer toutes traces des origines de ces enfants en commençant par leur nom puis par leur langue maternelle. Cependant, cette dernière ne s’oublie pas, elle reste gravée dans la mémoire plus profondément encore que la seconde langue qui disparaît peu à peu. Consolée incarne l’histoire d’une langue perdue et d’une langue retrouvée, elle fait le voyage inverse et récupère ce qu’on lui a forcé d’oublier. Beata Umubyeyi Mairesse, elle-même, a été profondément marquée par ce lien entre deux langues, après avoir échappé, adolescente, au génocide rwandais en faisant croire à ses ravisseurs qu’elle ne parlait pas le kinyarwanda, mais seulement le français, langue apprise à l’âge de 3 ans. Arrivée ensuite en France, elle y fait ses études, et a été interpellée par la place faite aux immigrés. 

« Je pensais devoir aller chercher les réponses à leur racine, dans la génération qui avait façonné le monde actuel, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, chez ceux qui avaient fait venir mes parents et ceux de mon mari en France, une main-d’oeuvre bon marché dont ils ne voulaient imaginer qu’elle allait planter sur leur terre des milliers de pousses rebelles. » Page 33

Pendant longtemps l’image des immigrés véhiculée par la société représentait une main d’oeuvre de passage et il n’était pas prévu qu’ils passent toute leur vie en France ni que certains y vieillissent en EHPAD. L’autrice alerte de manière bienveillante la société face à la problématique de la perte de la langue française par de nombreux immigrés atteints de maladies dégénératives et par l’absence de réponses mises en oeuvre dans un contexte de racisme systémique. 

« Tu as cru que tu pouvais habiter le milieu ? Tu t’es imaginée au dessus des lois de la nature ? Tu ne seras jamais vraiment des nôtres, alors tu dois apporter deux fois plus de preuves de ta fidélité. Il faut avoir le geste sûr, appartenir sans tergiversions. Trancher. » Page 13

A travers le parcours professionnel et familial de Ramata, Beata Umubyeyi Mairesse interpelle le lecteur quant aux traces laissées par l’immigration sur l’identité individuelle et trans-générationnelle, et par celles du désir d’intégration qui semble hors d’atteinte. En effet, Ramata tout au long de sa carrière professionnelle a été victime de discrimination. L’héroïne, qui a pendant longtemps obéi aux injonctions de discrétion et d’excellence, en est venue à s’effacer elle-même au point d’en faire un burn-out. La crise identitaire est provoquée par l’impératif de ne pas faire de vagues afin d’espérer pourvoir être acceptée dans la société. Cet idéal impliquant de rejeter une partie de soi dans un violent processus d’assimilation. 

« Pourquoi avais-je toujours eu l’impression que je devais habiter l’un ou l’autre, comme on choisit un camp, comme on se coupe un membre ? J’avais décidé d’être entière. Enfin. » Page 38

Consolée comme Ramata ont été arrachées à leurs racines et envoyées dans des lieux et un pays qui leur ont demandé une totale reconstruction de leur être, de leur langue, de leurs croyances et de leurs valeurs. Elles ont été confrontées toutes deux aux difficultés d’intégration au sein d’une population hostile, pour elles-mêmes et pour les générations suivantes, toujours considérées comme des étrangers. La solidarité qui s’établit entre les deux femmes va leur permettre de se réconcilier avec leurs histoires respectives. Cette rencontre va amener Ramata à se questionner sur ses origines qu’elle avait jusqu’ici refoulées. C’est l’histoire d’une réparation symbolique, qui met en résonance l’exil engendré par l’immigration et le passé colonial. De même, sont interrogés les rapports entre la langue vernaculaire et la langue coloniale, l’un apprise avec l’amour des parents, l’autre inculquée de manière répressive mais qui finalement s’impose comme celle du langage courant et la clé de l’inclusion. L’autrice met en exergue au travers de ce livre combien la langue est un élément constitutif de l’identité, de la mémoire et du lien entre générations, tout en étant un outil d’adaptation et de domination qu’il convient de nommer.  

« Comprendre mais pas excuser. » page 322

Ce roman est aussi celui des fils enchevêtrés de l’histoire coloniale subie par les aïeuls et de celles des enfants et petits enfants d’immigrés dans la France actuelle. Il vient tout à la fois éclairer le passé et le présent pour que le « passé passe » et permette aux générations d’aujourd’hui de se libérer du poids du silence et de se réconcilier avec leur histoire. Ce passé colonial est encore très présent dans les familles, pour ne pas dire pesant. Beata Umubyeyi Mairesse interroge la condition noire, passée et actuelle, en abordant l’oppression, le métissage, l’exil et l’affiliation. Au travers de Ramata et Consolée, l’autrice questionne l’urgence de la transmission des mémoires pour construire et apaiser les identités. Il lui semble essentiel que les générations à venir puissent entendre et comprendre leur histoire familiale. L’autrice tient au travers de son ouvrage à consoler les personnes issues de la colonisation et de l’immigration afin qu’elles puissent, à l’exemple de Ramata, s’alléger du poids de leur passé sans chercher à l’excuser. Elle rend présente à leurs yeux les réalités vécues. Son travail est en écho avec celui de Pierre Rosanvallon, sociologue, qui dans son ouvrage Les épreuves de la vie (2021) souligne combien la souffrance liée au mépris, à l’injustice et à la discrimination sont au coeur de la question sociale aujourd’hui. Ses recherches concluent que mieux connaitre ses épreuves et les raconter est la voie vers une société d’émancipation. C’est ce chemin là que nous engage à prendre Beata Umubyeyi Mairesse. 


La page concernant le roman sur le site des Editions Autrement : https://www.autrement.com/consolee/9782080289285

« Les Enfants endormis » de Anthony Passeron (Editions Globe, 2022) | par Paul Arnaudon (LiMés)

 


On entre dans Les Enfants Endormis comme on ouvrirait un album de famille ; c’est d’ailleurs la promesse qui nous est offerte par la couverture, avec ses photos disposées sur fond blanc, un peu vieillies, signe de leur datation, représentant des moments passés qui ont filés, des visages heureux, des enfants qui jouent. On comprend tout de suite que l’on sera propulsés dans un temps révolu, et que les sourires ont à présent fanés. L’auteur nous le confirme d’ailleurs dès le prologue, « ce livre est l’ultime tentative que quelque chose subsiste » nous confie-t-il, tout en nous proposant de nous plonger dans les souvenirs de sa famille, dans ce qui a été effacé, de retrouver ce qui a été oublié avant que tout ne disparaisse entièrement. Le pacte de lecture ainsi scellé, la quête des souvenirs et des non-dits peut débuter. J’ai immédiatement ressenti une lourde charge en commençant le livre, comme si j’étais, moi lecteur, investi d’une mission : celle d’observer la vie de ceux qui ont vécu, et de porter sur leurs actions un regard sans jugement, mais empli de compréhension. Se retrouver face aux récits de nos congénères est selon moi autrement plus ardu que de parcourir les aventures de nos ersatzs de papier : qui sommes nous pour critiquer d’autres êtres humains, aurions nous fait mieux ou pire ? Par leur existence même, les personnages de ce livre sont attachants : ils nous sont semblables. L’empathie n’en est que plus forte, et rendra l’expérience de lecture plus émouvante.

A la recherche de Désiré

Le postulat des Enfants Endormis est de rendre justice à une histoire familiale de l’auteur que tous ont passé sous silence durant des décennies : la vie de Désiré, l’oncle d’Anthony Passeron, aîné de son père. Cet homme, héroïnomane, décédera dans les années 80 d’une maladie encore méconnue à l’époque mais qui commettra des ravages : on la nomme aujourd’hui SIDA, pour syndrome d’immunodéficience acquise, phase finale du VIH, virus d’immunodéficience humaine. La honte et les remords ont enseveli la fin de vie cet homme, au point qu’il soit devenu presque un fantôme parmi les siens « c’était la première fois, de toute mon enfance, que j’entendais dans sa bouche le nom de son frère ainé » écrit l’auteur en parlant de son père. Le livre nous raconte alors sans euphémisme quelle a été la vie de Désiré, sa mort, et sa postérité. Plongé dans le cadre d’une petite ville de l’arrière-pays niçois, nichée dans les vallons, presque isolée, on y fait la rencontre d’une famille de commerçants, des bouchers, de bonne réputation. Une famille comme les autres en somme. Les parents ont connu des difficultés, notamment Louise, la mère, issue de l’immigration italienne, ayant côtoyé la pauvreté et la xénophobie, et pour qui l’honneur des siens, dans ce presque huit-clos que représente cette communauté où tout le monde se connaît, est primordial. Et la plus grande fierté d’Emile et Louise, c’est leur fils, Désiré, « Désiré était le fils préféré. C’était souvent le cas dans les fratries de la vallée, le premier des garçons était plus choyé que les autres, il bénéficiait d’un statut à part ». Ce fils porte les espoirs de ses parents, étudiant à Nice, promis à un bon avenir, loin du métier dur et épuisant de ses parents, et parangon de modernité. Désiré est libre, plus que ses frères et sœurs. Il veut autre chose, fuir, s’en aller. Je me suis tout de suite pris d’attachement pour ce personnage : bien que son destin soit scellé depuis le début, que sa fin soit inéluctable, et ses actions l’entraîneront à sa chute, sa soif de liberté, de découverte, d’ailleurs, le rend intéressant. Ses envies divergent de celles des siens, les plans que l’on prévoit pour lui ne lui convienne pas : il veut être lui, faire ce qui lui plaît, quitte à se consumer. C’est pour moi une des grande force de ce roman : Désiré n’est pas qu’un toxicomane, un malade, et malgré toutes ses erreurs et ses mauvaises actions, il reste un personnage aimable, pris dans une dualité : victime et bourreau. Ce besoin de liberté le conduira à l’héroïne. Mais son addiction ne pose pas un problème tout de suite, car ceux qui l’entourent ne veulent pas la voir, notamment sa mère. Selon moi, est ici montré l’amour que les uns et les autres se portent dans cette famille, mais aussi comment celui-ci peut rendre aveugle face aux fautes des autres. Pour Louise, impossible d’imaginer que son fils préféré est un toxicomane, et quand bien même cela serait possible, une telle nouvelle mettrait l’honneur de la famille en péril. Alors les mensonges et les euphémismes valent mieux qu’une vérité trop lourde à porter. La monstration des mécanismes d’évitement de la réalité dans le but de préserver l’unité de la structure familiale sont très bien incarnés par cette matriarche. Pourtant, assez vite dans la famille, plus personne ne s’attachera à ses illusions « leur maigreur, leurs visages décharnés et leurs dents déchaussées leur donnent une allure de squelettes. Ils se ressemblent tellement qu’on les croirait frère et sœur. Désiré et Brigitte, sa femme, sont déjà dans l’héroïne jusqu’au cou. Ça crève la pellicule mais il n’y avait plus que ma grand-mère pour ne pas voir ce que tout le monde savait depuis longtemps ». A la toxicomanie viendra alors s’ajouter le cruel verdict, Désiré est atteint du VIH, contaminé par une seringue que les héroïnomanes s’échangent entre eux. Sa fin est annoncée, mais pas son oubli à venir « sur la trentaine de bobines que compte la collection de mon père, Désiré et Brigitte n’apparaissent qu’une autre fois ».

Au royaume de l’ignorance

Les Enfants Endormis est un roman surprenant par bien des aspects : malgré la tragédie annoncée, on ne tombe jamais dans le marasme ou le misérabilisme, tout du moins pas avant la deuxième partie. Alors qu’on s’attend à une histoire sans remous, la vie et la fin d’un héroïnomane séropositif, des nouvelles inattendues viennent surprendre le lecteur, notamment une qui changera le cours du récit et viendra apporter un élan d’espoir, tout en ajoutant une dimension encore plus tragique au récit. Mais même par sa forme, le livre sait briser nos attendus, se déclinant en une dichotomie alternant entre chapitres narratifs sur la famille de l’auteur et chapitres sur l’histoire de la découverte du VIH en France. Ces moments sont une véritables plus-value, car ils offrent un regard historique sur les combats des scientifiques qui ont travaillé à découvrir l’origine de cette maladie, dans l’indifférence et le mépris général, notamment dû à un facteur simple : les premiers patients étaient pour la majorité des hommes homosexuels, puis des toxicomanes. Dans les années 80, rares étaient les médecins qui souhaitaient soigner ces personnes « les spécialistes et les médecins renommés de l’époque ne portent pas d’intérêt à cette maladie qui touche peu de personnes, celles-ci appartenant en outre à des catégories de population considérées comme marginales ». Les recherches de Willy Rozenbaum, Jacques Leibowitch ou encore Françoise Brun-Vézinet se sont heurtées aux aprioris de cette époque, et c’est sans le soutien de la communauté scientifique qu’ils ont dû avancer pour pouvoir sauver des vies. Ces chapitres racontent les hypothèses, les essais, les traitements, les échecs, tout ce qui a pu aboutir à ce qu’on sait aujourd’hui. Je suis d’avis que ces parties sont essentielles, car encore trop peu de personnes sont sensibilisées au VIH, et encore moins à l’histoire de sa découverte en France, à moins d’être infectiologue. Mais on peut cependant reprocher le côté très scolaire, qui si pour les parties narratives, rend le tout incisif, sans fioritures, authentique, transforment les parties scientifiques en articles de journaux spécialisés manquant d’une vulgarisation qui serait la bienvenue, certains termes (nom de molécules, de bactéries, de médicaments) étant complexes. La grande force de cette alternance dans la narration réside dans la connaissance qu’elle nous offre, alors que les personnages eux sont dans l’ignorance. On commence à en apprendre sur l’histoire du SIDA avant même que Désiré en soit atteint, et tandis que les événements ont lieu dans le microcosme de la famille, on a un point de vue sur la situation générale, hors du village, du travail des chercheurs, de l’avancé de la maladie. Nous gagnons alors ce droit à la connaissance, alors que les protagonistes eux sont dans le noir : parce qu’on ignore tout de cette maladie à cette époque-là, mais aussi parce qu’on ne veut pas voir la vérité « Une mère qui affirme que son fils ne souffre pas d’une maladie d’homosexuels et de drogués. Un fils qui dit qu’il ne se drogue plus. A chacun son domaine. Aux médecins la science, à ma famille le mensonge ». L’idée du mensonge est prégnante dans le livre, à la fois par amour, mais aussi par égo. Et c’est cet honneur, dernière chose qu’on peut sauver après toutes les tragédies, la seule chose qui reste, qui pousse à l’oubli. Puisque la vérité n’est pas acceptable, autant la cacher. L’histoire du SIDA est indissociable de ces questions de mensonges et d’honneur : sociétalement, c’est une maladie qui fait honte, une maladie d’homosexuel, qu’on ne peut pas assumer comme un cancer, qu’en diraient les gens ? Alors on ment, on cache, on fait comme-ci de rien n’était, la maladie se propage, la recherche avance lentement. Tout le monde joue sa partition. Et des tragédies ont lieu.  Pour moi, Les Enfants Endormis montre les dégâts qu’on put faire les mensonges et l’honneur, et cherche à rétablir une vérité, qu’elle soit acceptable ou non, car c’est cela faire justice à ceux qui ont disparus, sans mentir, dire qui ils étaient. La démarche de l’auteur est admirable, et son travail de recherche remarquable, même si déranger les fantômes du passé n’a pas été au goût de tout le monde, comme il le confie à Télérama « La famille était ennuyée ; elle aurait préféré qu’on ne reparle plus jamais de la toxicomanie de mon oncle. » Pour moi ce livre est un chef d’œuvre et je suis très heureux d’avoir pu le lire, il m’a fait ressentir un panel d’émotions tout en m’instruisant, mais aussi en me faisant réfléchir. L’expérience de lecture fut fascinante et je remercie chaleureusement Anthony Passeron de m’avoir, par le biais de son roman, permis de m’immiscer dans l’histoire de sa famille.


« Les presque sœurs » de Cloé Korman (éditions Seuil) / Léa Besse (master Limès)

« Certaines histoires sont comme des forêts, le but est d’en sortir. »

Le blurb nous prévient que cette histoire ne nous laissera pas indemne. Ce n’est pas une histoire légère et inoffensive. Ce livre raconte l’histoire de deux familles juives desquelles les parents ont été déportés entre 1942 et 1944 et dont les six enfants, rendus orphelins, ont été amenés dans des foyers au sein de la capitale. Cloé Korman, pour écrire ce livre, s’est inspirée de témoignages de survivants de ces épisodes de déportation au sein de foyers pour enfants mais aussi des membres de sa famille car elle nous informe que les trois personnages principaux de son récit sont des membres de sa famille paternelle, ce sont trois cousines de son père.

« Les Presque Sœurs, une enquête à la fois documentée, inventive et empathique sur l’histoire de six fillettes juives dont trois cousines de son père tuées à Auschwitz, après la déportation de leurs parents pendant la Seconde Guerre mondiale. » selon Radio France. Ce livre est donc bien le récit d’un moment important de l’histoire commune mais aussi un moment de vie de l’auteure racontée avec des parties très documentées et des parties plus personnelles sur les sentiments et les ressentis des protagonistes qui aident le lecteur à comprendre les enjeux perçus par les différents personnages. 

Dans ce livre, plusieurs phrases de l’auteure m’ont touché et m’ont permis de me rendre compte que l’on aborde les événements du point de vue de très jeunes enfants, ce qui rend en partie l’histoire difficile à lire. 

« Mireille dit à ses soeurs des paroles de consolation qu’elle a dû emprunter aux adultes, des « Soyez sages », « Tout va bien se passer » » (p.14)

La plus grande des sœurs se retrouve alors confrontée aux responsabilités d’adulte, elle doit veiller sur ses petites sœurs et sur les trois autres enfants de la deuxième famille alors qu’elle n’a qu’une dizaine d’années et qu’elle doit affronter ses propres émotions et les peurs de ses sœurs. Elle doit grandir très vite afin de surveiller et de rassurer ses plus petites sœurs car personne d’autre n’est là pour le faire. Ces événements qui vont lier les deux familles dont les fillettes vont devenir des « presque sœurs ».  

« Quant à Rose [elle a environ 7/8 ans], elle écoute avec beaucoup d’intérêt, sans qu’on puisse dire si les consignes qui lui entrent dans la tête restent claires ou lui font l’effet d’un tube de gouache bleue, qu’elle mélangerait immédiatement à toutes les autres couleurs de ses pensées. » (p.215)

La seconde citation nous montre à quel point ces enfants sont jeunes avec la métaphore de la gouache pour symboliser les pensées des filles. L’élément de la gouache est très représentatif du jeune âge des enfants de ce récit et permet encore une fois de montrer que ces trois petites filles ne sont encore que de jeunes enfants. J’ai trouvé cela très bouleversant et très représentatif d’une période de l’Histoire que l’on n’aborde que très peu sous cet angle mais qu’il est pourtant important de se rappeler.

Cependant, il faut réussir à rentrer dans l’histoire et j’ai trouvé cela parfois complexe. La narratrice est l’auteure elle-même mais l’on comprend dès le début de l’histoire qu’elle en est aussi un des personnages. En effet, Cloé Korman est aussi une protagoniste dans le récit car, lorsqu’elle ne raconte pas les moments de vie vécus par les trois petites cousines de son père, elle raconte son parcours pour obtenir des témoignages et ses ressentis face à la vérité qui se dévoile petit à petit. Par ailleurs, à certains moments de l’histoire, on peut remarquer que le narrateur change. Effectivement, on s’aperçoit que le sujet n’est plus le même lorsque l’auteure évoque le passé des enfants, se sont alors ceux-ci qui deviennent le/les narrateurs de l’histoire. Cela m’a permis d’être plus imprégnée dans l’histoire parce que j’ai vraiment eu l’impression que c’était les petites filles elles-mêmes qui me racontaient ce qu’elles ont vécu. J’ai vécu les événements à travers leurs yeux. Cependant, le changement de narrateur se fait parfois abruptement et cela rend la lecture compliquée car on ne sait plus qui parle. Cette transition est difficile à remarquer parfois et on comprend bien plus tard que ce n’est plus la même personne qui parle, ce qui peut complètement changer la compréhension de l’histoire. Ce n’est pas indiqué clairement par l’usage des prénoms, par exemple, donc il est facile d’être perdu au cours du récit.

Par ailleurs, l’histoire évolue entre différents événements survenus dans la vie des trois petites filles mais aussi dans la vie de l’auteure et des autres protagonistes, notamment la deuxième famille de l’histoire. Mais l’évolution entre ces événements se fait parfois au sein d’un même bloc de texte ce qui fait qu’ils sont difficiles à suivre, on se perd facilement entre tous les événements. On ne sait, très vite, plus qui est concerné et quelles en sont les conséquences pour les personnages. 

Enfin, l’histoire des enfants se déroule sur 2 ans (de 1942 à 1944) mais la trame de l’auteure évolue en même temps que le récit. Elle part d’une histoire qu’elle ne connaît pas pour finir par éprouver de réels sentiments pour les différents protagonistes et même créer un lien entre eux et sa vie actuelle, avec ses enfants, etc. La variation de temporalité n’est pas dérangeante dans le récit car on se rend facilement compte que l’époque n’est pas la même. Cependant, la narration se fait principalement au présent donc il est parfois difficile de savoir si c’est un temps de présent d’énonciation ou bien du présent de narration mais cela n’enlève en rien la fluidité de lecture et ne gêne pas la compréhension de l’histoire. 

À la page 29, Cloé Korman dit : 

« Perchée dans le platane depuis toujours, elle captait les allées et venues dans son œil de verre, lissant ses plumes couleur vinyle. ». 

Elle évoque alors la caméra de surveillance placée devant l’enceinte de la prison dans laquelle elle se rend pour obtenir des informations. D’une part, la métaphore de l’oiseau perché en hauteur et qui surveille les allées et venues des prisonniers comme des visiteurs m’a particulièrement intéressée car elle m’a permis de me mettre à la place de la caméra, car l’attention a été portée sur celle-ci, et ainsi de m’imprégner un peu plus de l’histoire, de la vivre en même temps que la narratrice. D’autre part, je trouve que comparée la caméra de surveillance, objet associé au fait que les individus sont privés de leur liberté car on surveille leurs moindres faits et gestes, à un oiseau, animal relativement libre car il peut s’envoler rapidement et aller où bon lui semble, est fascinant et rend ce lieu (la prison) moins austère et moins froid. Cependant, à la suite de cette métaphore, l’auteure dit rentrer dans cette prison afin de demander des renseignements aux gardiens présents mais elle ne donnera jamais suite à cet événement. En effet, elle racontera alors ce que la caméra aurait pu filmer de la vie des petites filles mais ne dira jamais qu’elle (l’auteure) est sortie de la prison ou bien si elle a obtenu les informations qu’elle est venue chercher. Elle laisse, volontairement ou non, le lecteur imaginer et je trouve que ça reflète bien mon expérience difficile de lecture. Certains passages de l’histoire ne sont pas développés et n’ont pas de conclusion de la part de l’auteure, ou bien l’histoire enchaîne sur différents événements sans que l’on sache plus en détail ce qu’il se passe et cela rend parfois l’histoire difficile à comprendre. 

En résumé, l’histoire m’a plu car elle est bouleversante et c’est une forme de témoignage de ce qui s’est passé pendant la seconde guerre mondiale ce qui, je trouve, est très important pour le devoir de mémoire. Toutefois, le style d’écriture de l’auteure, qui est difficile à suivre pour moi, n’aide pas à se plonger totalement dans l’histoire et donc les sentiments ne sont pas forcément partagés avec les protagonistes. En effet, je me suis fréquemment perdue dans le fil de l’histoire et j’ai pu, parfois, perdre de vue le fait que ces événements ont réellement été vécus et dont le résultat fut tragique pour de nombreuses familles. Ceci étant dit les éléments historiques sont très pertinents et très précis et permettent de découvrir des moments de l’histoire commune mais aussi des drames qui ont été passés sous silence alors qu’ils ont changé le destin de plusieurs familles.


« Les presque sœurs » 

de Cloé Korman

(Date de publication : 19.08.2022, au Seuil)

« Consolée » de Beata Umubyeyi Mairesse (autrement) | par Clara Fillâtre (Limés)

« Le blanc est devenu pour elle, une couleur dont il faut se méfier, une promesse d’amertume »

Une phrase qui fait sens et prend vie dans Consolée, une oeuvre touchante et profonde écrite par Beata Umubyeyi Mairesse, auteure franco-rwandaise. Publié aux éditions autrement, en septembre 2022 à l’occasion de la rentrée littéraire, ce livre navigue à travers le temps et l’espace, laissant couler entre nos doigts l’histoire de deux femmes réunies par la dureté de la vie. L’auteure manœuvre avec beaucoup de dextérité et de délicatesse entre les thèmes parfois étouffants que sont l’exil, la recherche de soi, les doutes, la perte de repères et les discriminations.

Consolée retrace une histoire intense, jonchée de difficultés et d’obstacles. Une histoire qui commence en 1954 au Ruanda-Urundi devenue le Rwanda actuel. Une histoire racontée au travers des yeux de Consolée, une jeune fille qui a tout à découvrir et qui pourtant en sait déjà tant. Ce personnage articulé par son souvenir fascinant et secret devient Astrida Papailiaki, une femme dont le récit est conté en 2019 et qui voit sa vie lui fuir. La seconde femme, Ramata Barry se présente comme étant en reconversion professionnelle dans un récit également conté en 2019, une femme pleine de convictions et pourtant remplie d’incertitudes, appréhendant sa vie avec des œillères.

La rencontre de ces deux femmes extraordinaires semble être guidée par le destin. Une bonne étoile prête à les réunir pour trouver les réponses dont elles ne pensaient pas avoir besoin. Un fils rouge qui les relie d’une douloureuse manière alors que leur première rencontre se passe dans un EHPAD dans le Sud-Ouest de la France. Astrida, alors atteinte de la maladie d’Alzheimer, perd peu à peu la seule chose qui peut encore ouvrir les portes de son passé, la langue française. Ramata, quant à elle, tente de reconstituer le puzzle de la vie de cette femme, essayant par la même occasion de ne pas défaire le sien.

Le destin de ces deux femmes se croise alors que le récit oscille entre trois réalités, chacune s’entrechoquant à des degrés différents représentés grâce à la structure de l’œuvre. Alors que Consolée est le reflet succinct de ce qu’était Astrida, Ramata, elle, semble être la clef qui mène vers la sanité de celle-ci et son propre apaisement.  

Consolée attire facilement le regard grâce à sa première de couverture ressemblant au tissu africain, également appelé wax, un textile de coton aux couleurs vives et aux motifs complexes imprimés selon une technique à la cire. Parmi la sélection, c’est l’ouvrage qui m’a le plus attiré visuellement, de par son esthétique singulière et ses quatre couleurs dominantes, le bleu, le blanc, le noir et le jaune, il est impossible de passer à côté. J’ai lu également que le bleu était synonyme de fiabilité, de tranquillité, de vérité et dans un certain sens, je pense que ce sont des notions qui lui vont bien. Je peux indéniablement dire que j’ai fortement apprécié ma lecture et le visuel agréable est un plus que j’ai savouré.

Malgré le fait que j’ai aimé ce livre dans sa globalité, sa lecture a été quelque peu agitée et parfois désordonnée, il n’est pas question du fond, mais de la forme. J’ai adapté ma lecture à celle-ci, grâce à des petites pauses par chapitre pour écrire ce qui me paraissait important, ce qui m’avait marqué ou simplement ce que j’avais compris. C’est une méthode de lecture nouvelle pour moi et qui, je pense, ne conviendra pas à tous les livres. C’est surtout grâce à l’agencement de l’ouvrage que cette petite habitude mise en place a pu se faire. En effet, la structure du livre est selon moi plus que pertinente et adaptée, avec un changement de point de vue régulier et réguler à chaque chapitre, donnant ainsi un rythme agréable au livre. Cependant, le choix éditorial pour les chapitres intitulés « Consolée 1954 » est grandement questionnable. L’italique est une forme intéressante pour donner de la vie à un texte et, utiliser à bon escient, il peut aider grandement à l’appréciation d’une œuvre. Pourtant, dans Consolée, ce n’est pas le cas et je peux dire que cela lui porte préjudice, effectivement l’italique couvrant des chapitres entiers rend la lecture difficile voire presque fatigante. Je pense néanmoins que dans ce cas précis, cela reflète un fond plus poétique, plus complexe, décrivant un passé plus secret, plus fuyant à l’image de l’enfant innocent qui voit sa vie lui échapper en même temps qu’il nous est dévoilé.

« Peut-être cette sève tapie en elle est-elle un poison dangereux pour les vieilles personnes, peut-être que c’est elle qui a tué la grand-mère et recouvert d’une épaisse pellicule blanche les yeux du grand-père, le privant de la beauté du monde ? » 

Beata Umubyeyi Mairesse se tient debout, Consolée dans ses bras, lui murmurant que tout ira bien, une promesse tenue à travers ce livre. Une promesse faite à une petite fille qui pense que sa couleur de peau est une malédiction, une promesse faite à toutes les femmes noires ou métisses qui se sont battues et continuent de se battre pour faire entendre leur voix et trouver leur chemin.

La finesse et la régularité de la plume de l’auteure m’ont d’autant plus touché dans sa métaphore récurrente du gecko et de l’araignée.

«Cette beauté console la petite fille de sa différence. Elle sait qu’elle a choisi le bon camp, celui des noires araignées qui tricotent des toiles opalescentes, subtils ouvrages de soie, qui ploient sous la menace des geckos mais jamais ne démentent leur promesse de légèreté. Un jour elle aussi tressera de telles échelles aux motifs abstraits : deux couleurs, une pour chaque pied. Une marelle pour toutes les petites filles bigarrées, en équilibre entre le ciel et la terre. » 

Un écho à la pensée d’une petite fille qui a grandi dans un monde où l’on ne peut être qu’une seule chose à la fois. 

Cette justesse d’écriture m’a également été dévoilée à travers la symbolique de l’oiseau. On retrouve cette dernière dans le nom de l’EHPAD, à savoir, la résidence « Les Oiseaux », ainsi que dans l’allégorie même du renouveau avec la migration des oiseaux, ou encore dans l’animal totem de la famille de Consolée, le Sakabaka. L’oiseau est souvent associé au rêve, à la liberté et en l’occurrence, dans Consolée, il semble incarner le temps qui s’écoule doucement.

En lisant ce livre de nombreux questionnements sont revenus fréquemment, mais il y en a un en particulier que j’ai ressassé dans mon esprit plus fortement que les autres, d’autant plus au moment de l’écriture de cette critique. Suis-je légitime ? Y a-t-il des limites, des règles à concevoir et à prendre en compte lorsqu’on écrit une critique sur l’histoire de femmes métisses, leurs vécus, leurs peines et leurs combats ? Je ne suis pas certaine d’avoir trouvé des réponses à ces interrogations, mais je pense ne plus craindre leurs vérités, au contraire, je les trouve aujourd’hui plus pertinentes et fondamentales que jamais.

Ce livre est le symbole d’une réparation possible pour chacun.

« Tibi La Blanche » D’Hadrien BELS ( éditions L’Iconoclaste, 2022) / Par Yasmine HADDOUCHE (Limés)

Hadrien Bels, signe son deuxième roman avec la maison d’édition L’Iconoclaste. Après avoir dressé le portrait de Marseille dans Cinq dans Tes yeux, cette fois-ci, il nous fait voyager au Sénégal avec Tibi La Blanche. Vidéaste et réalisateur, il est né à Marseille, ville cosmopolite. Lors d’un entretien pour France Radio, il explique : « Depuis que je suis enfant, j’ai pris l’habitude de voyager dans la culture de l’autre, et Marseille est une ville où on voyage sans voyager : on y voyage dans la culture de l’autre. ».

La première chose qui m’a attiré en choisissant ce roman, ce sont les éléments paratextuels notamment la première de couverture et le titre.  L’image m’a incité à découvrir l’histoire. Il s’agit d’une photographie représentant trois jeunes femmes qui rient aux éclats, une est assise sur une banquette et les deux autres sont debout, avec un arrière-plan la façade d’une maison en terre crue avec quelques fissures sur le mur, cette couleur terreuse me fais penser au climat chaud d’Afrique. Le choix de la photographie comme photo de couverture véhicule une certaine crédibilité et elle représente le réel. La couleur jaune du titre, me fais penser, encore une fois à l’Afrique subsaharienne. L’intitulé Tibi La Blanche a attisé ma curiosité, il m’a mené à des questionnements : quelle est la relation de Tibi avec l’Afrique ? Pourquoi Tibi « La Blanche » ? Dans une chronique d’Emmanuelle George pour la Page des libraires, l’écrivain  explique  son  choix : « […] Tibi la blanche, […]. Une fille qui a déjà des papiers français parce que son grand-père a travaillé sur le port de Marseille. On la surnomme Tibi la Française pas uniquement à cause de ses papiers : elle résiste à tout, à faire le ménage, à préparer le thiep, etc. Elle a un fort caractère et ce qui la caractérise, c’est son envie d’aller en France […] ».

Organisé en plusieurs et courts chapitres Tibi La Blanche, est un livre qui se lit d’un trait, le style est fluide, l’univers de ce roman est mûrement réfléchi, bien bâti avec un narrateur omniscient, il relate l’histoire de Tibi, Issa et Neurone, trois jeunes amis dakarois, aux ethnies différentes, mais aux destins croisés, car ils viennent de passer le bac et attendent les résultats. Diplôme nécessaire pour passer dans le monde des adultes et débuter un nouveau chapitre. De là, commence l’intrigue, Tibilé la rebelle, personnage principal, rêve d’une chose ! Avoir son bac avec mention et partir étudier en France. Issa, peu assidu, a fait appel à l’artillerie lourde ! Armé d’un Bic marabouté durant les épreuves, il espère décrocher le bac afin de devenir styliste. Rigobert surnommé Neurone est sûr d’avoir son diplôme, mais il vise la mention très bien. À travers l’humour et une certaine intelligence dans l’écriture, Hadrien Bels traite des thèmes sérieux.

Tibi La Blanche raconte également l’émancipation d’une jeunesse sénégalaise, de plus en plus avide de liberté et de découverte entre tradition et modernité. Ce livre témoigne aussi de la bouleversante réalité que subissent les femmes encore sous la tutelle du patriarche, elles demeurent prisonnières et silencieuses face au dictat de la famille :  « Une Soninkée comme moi doit se marier avec un autre Soninké, de ma caste, bien choisi, sélectionné par ma mère, approuvé par mes oncles et validé par Baba. » p 69.

Au fil des pages, le narrateur nous dévoile des bribes du quotidien de Tibi, mais aussi des femmes qui l’entourent : « Elle me parlera de toutes ces subtilités qui feront de moi une bonne épouse : le ventre, la chambre et la maison. Veiller à toujours être désirable, bien nourrir mon homme, ne pas être trop dépensière. »p 70. Servir le mari ! C’est le quotidien auquel sont prédestinées Tibi et les femmes en générales qui évoluent dans un système sociétal à forte tradition, étouffant, intolérant et injuste. Mais Tibi est une jeune femme ambitieuse et courageuse qui ne recule devant  rien pour réaliser ses rêves et ses envies, elle refuse de se soumettre au dictat de sa famille, d’ailleurs, elle rêve de quitter le Sénégal pour la France :

« Mais aujourd’hui, la seule information qui compte est celle de son départ en France. Avec ses amis, ils en ont toujours parlé. Pour Neurone et Issa, c’étaient des rêves de richesse et de succès. Des défilés de mode à Paris et à Milan, pour l’un. Une carrière de médecin, de chercheur ou de chef d’entreprise, pour l’autre. Pour elle, c’étaient juste des rêves de solitude. Quitter sa chambre à partager, son tour de ménage, de thiep. Ne plus avoir le souffle de Baba et d’Aïcha dans sa nuque. » p 169

Partir loin ! Ou plutôt fuir l’enfer familial et le joug de la société, entre les tâches ménagères, un futur époux sélectionné par sa mère et un mariage imposé. Pour Tibi, la France est un espace de délivrance, de liberté et de solitude, contrairement à ses amis, à qui pour eux, c’est un espace de succès et de richesse.

L’œuvre d’Ahmadou Kourouma le soleil des indépendances est citée dans le roman, un chef-d’œuvre de la littérature africaine d’expression française qui fait partie des romans classiques que j’ai énormément aimé, c’est une œuvre qui berce dans l’ironie, la satire et rapporte la réalité de l’Afrique dans les années 60, son écriture contient un noyau socio-économique. Évoquer cet écrivain n’est pas anodin. Je trouve que c’est ingénieux, car il nous donne des indices sur la nature du livre et les thématiques qui vont être traitées.

La dimension humoristique joue un double rôle dans le roman d’un côté, il fait rire, mais d’un autre côté, il permet d’évoquer des thèmes sensibles, notamment sur le néo-colonialisme, la corruption, la relation entre la France et le Sénégal…. Une relation que l’écrivain qualifie de vieux couple qui se disputent fréquemment, mais qui ne veulent pas divorcer : « Les deux pays forment un couple qui se tournent le dos dans le lit conjugal. »p 68

Certains personnages dans ce roman me font penser à un livre que j’ai lu, peau noire, masques blancs de Frantz Fanon, ouvrage daté, mais toujours d’actualité. Il s’agit d’un essai où l’auteur fait une étude psychologique sur ce que le colonialisme a laissé sur le colonisé, mais aussi sur le rapport ambigu entre l’Homme noir et l’Homme blanc. Je pense qu’on retrouve cette ambiguïté sur le personnage de David ; un cousin que la famille de Tibi veut lui imposer comme époux. 

« David approche sa bouche de l’oreille de Tibilé. Son haleine a des effluves de toilette propre.
– C’est quoi ces gens ? il fait avec son accent.
– Ben, c’est des gens, quoi ! elle lui répond avec une sècheresse de Sahel.
– Ils sont tous bizarres, ici !
David n’a plus de repères. On est très loin d’un salon soninké ou d’un repas de midi avec des collègues de travail dans le petit snack turc à quelques mètres de sa petite agence bancaire d’Antony sud.
La seule personne qu’elle trouve bizarre dans cette soirée, c’est lui. David est un produit qu’on essaie de lui refourguer. Une vente forcée avec laquelle elle devra vivre toute sa vie. » Pages 219-220.

David rejette son identité et opte pour l’identité occidentale, qui est à ses yeux la plus idéale, ce qui agace ses paires. Cette acculturation ou plutôt aliénation  modifie ses rapports  avec les siens. Attiré et fasciné par l’autre, il idéalise  la culture européenne au détriment de la sienne.

Un peu déçu pour la fin, que je ne vais sûrement pas spoiler, je l’ai trouvé un peu pauvre, manquant d’épaisseur et de consistance, par rapport à tout le reste du livre si riche. Au-delà des thèmes sérieux qui ont été traités, ce roman m’a fait voyager au Sénégal et m’a fait découvrir la culture de l’autre, une culture qui mêle les traditions et les coutumes ancestrales métissées avec une culture à l’occidentale. Les personnages sont attachants, porteurs d’espoir et plein de vie, ils sont à l’image de la photographie sur la couverture du livre. Qu’ils décident de partir à l’étranger ou de rester dans leur pays natal, ils sont dotés d’énergie, de créativité et de talent, ils véhiculent de nombreuses aspirations. Malgré les difficultés, ils aspirent à une chose : atteindre les objectifs afin de réaliser les rêves. 

« Le lycée Abdoulaye-Sadji de Rufisque a la peau qui pèle. La peinture du bâtiment s’écaille comme celle d’un vieux colon qui n’a pas mis de crème solaire. Durant la journée, les voix des professeurs s’échappent par les murs craquelés, et les salles sont bien aérées, grâce aux vitres cassées. Ce bâtiment, classé au Patrimoine mondial de l’humanité, attend sa douce mort avec le sourire. » p 110.

 


 

Tibi La Blanche, Hadrien BELS, éditions L’iconoclaste, 2022.

« Corps flottants » de Jane Sautière (Editions Verticales, 2022) | par Laureline Bouretz (Limès)

« J’ai vécu au Cambodge de juillet 1967 à juillet 1970, de quinze à dix-huit ans… Et je n’en garde que peu de souvenirs. Bien moins que d’années antérieures de mon enfance en Iran. »

Dans ce récit autobiographique, Jane Sautière explore son passé, la courte période où elle a vécu au Cambodge, pendant ses années au lycée français de Phnom Penh. Elle a passé les premières années de sa vie à naviguer entre divers lieux et s’est arrêtée quelques temps dans la capitale asiatique, dont elle se remémore les paysages, les odeurs, les sensations, les saveurs et toutes les émotions que cela avait fait naître chez elle. Elle narre son adolescence dans ce cadre exotique, son expérience d’une école mixte, ses premiers émois amoureux, les conflits typiques avec ses parents, dans un contexte trouble et troublé, qu’elle ne comprendra que bien plus tard. En effet, l’insurrection des Khmers rouges et la guerre civile secouent le Cambodge à la fin des années 60, et les expatriés français peinent à comprendre ce qui se joue à ce moment-là.

Ce cheminement à travers les souvenirs, c’est aussi l’occasion pour l’autrice de se replonger dans les secrets familiaux qui font surface à cette époque. Elle évoque en effet le véritable métier de son père, ainsi que les tragédies de sa mère qui lui pèsent encore aujourd’hui.

« Il y a, dans ces hallucinations brèves, que nous n’osons pas évoquer, parce qu’elles nous mettent en rupture avec les autres – précisément parce qu’elles sont l’écrasement de l’individu dans sa singularité, dans son impossibilité d’être relié –, il y a dans ces moments quelque chose qui se substitue à ce qui devrait être et qui devient pire que la disparition même. Des corps flottants. »

Les corps flottants sont un phénomène expliqué par la médecine comme des opacités qui bougent à travers le champ visuel et ne correspondent pas à des objets visuels extérieurs. Ils interviennent avec le vieillissement naturel inhérent à la nature humaine. C’est justement ce thème du vieillissement et du temps qui passe que Jane Sautière interroge ici. En effet, les souvenirs qu’elle évoque ne sont que des bribes qu’elle couche sur le papier, un flou d’images et de sensations qu’elle essaye de retranscrire le plus justement, et dont la mise au point est difficile. Elle dresse un tableau du passé, aux parties parfois effacées, travaillant comme une restauratrice de sa propre mémoire. A travers des évènements de son adolescence qu’elle saisit presque comme au vol, elle questionne l’effet du temps sur nos souvenirs, le fonctionnement de notre mémoire, sélective, ainsi que l’inexplicable : pourquoi certains souvenirs restent gravés en nous malgré tout, quand d’autres disparaissent à jamais.

Les corps flottants sont décrits comme des impressions lumineuses brèves, qui ressemblent à des éclairs, appelées des photopsies. Il est intéressant de constater que Jane Sautière écrit à la manière de ces éclairs, avec des débuts de chapitres abruptes, à l’image d’une pensée qui survient, ou encore des phrases courtes et successives comme le mouvement du temps qui passe. On trouve aussi des phrases longues, avec une construction parfois inhabituelle et beaucoup d’adjectifs, qui évoquent le fouillis de la mémoire, les mots et les images qui se mélangent avec les années. Le présent s’inscrit dans le passé, ce qui rend les souvenirs confus et le lecteur également.

Lorsque l’autrice perd le fil, elle va chercher les éléments manquants dans l’œuvre de Marguerite Duras, qui a exploré elle aussi son lien intime avec le Cambodge. Ce n’est d’ailleurs pas la seule figure littéraire et artistique que Jane Sautière évoque dans ce livre.

« Je me dis, c’est par le corps qu’il faut chercher, ce qu’il a composté de nos gestes, les frissons de la peau, les lits du sommeil, les lampes de chevet, les armoires, la forme d’une clef ; ce que les yeux ont saisi de la mer insensée, de la laitance de la lune, de la couleur d’une chevelure ; ce que la bouche a gardé et des figues et des pêches et de l’amer et du vin et des baisers. »

Jane Sautière porte une grande attention aux détails, mêmes infimes, et écrit le quotidien avec délicatesse. Ses mots marquent l’esprit par leur poésie et font défiler sur l’écran de notre imagination les couleurs des paysages et de leurs habitants, les odeurs et les bruits de la ville et de la forêt, le goût de la cuisine locale, la sensation du sol sous les pieds nus. Ses choix stylistiques nous transportent dans l’esquisse de la vie qu’elle a mené à cette époque, loin de la France. Cette expression poétique de la vie quotidienne tranche avec la fin du récit, plus centré sur les atrocités de la guerre et comment elles ont touché personnellement l’autrice de manière inattendue.

« Derrière ces formes sombres, compactes, épaisses, celles des formes sociales, il y avait des lueurs. Une autre vie, des désirs, de la joie seraient possibles. Même pas un espoir, une simple aspiration qui pourrait s’éteindre au moindre souffle. Ne pas se dire comme l’enfantine cliente de la petite marchande de bonbons : « je n’ai pas eu mon compte », car ce serait faux. Rien n’est dû, tout est don. A condition qu’Eros soit là. Qu’il vienne mettre son grain de sel. Le puissant dieu Eros. »

Si j’ai particulièrement apprécié la poésie du texte, j’ai jugé dans un premier temps que le style prenait le pas sur la substance du récit et se faisait au détriment du message que souhaitait passer l’autrice. J’ai trouvé que cela rendait la compréhension assez inaccessible par moments, surtout lorsque l’on lit Jane Sautière pour la première fois.

En effet, après avoir lu le livre d’une traite, puisqu’il est assez court (une centaine de pages), je suis ressortie de ma première lecture assez désorientée, sans savoir réellement ce que j’avais eu sous les yeux : une sorte de suite accélérée de scènes de la vie de l’autrice, entrecoupées de réflexions philosophiques, sur fond d’évènements historiques ?

En relisant le livre pour rédiger cette critique, j’ai réalisé que les choix de l’autrice étaient volontaires afin de mieux transcrire cette notion de corps flottants et de mémoire qui flanche.

J’ai regretté de ne pas avoir assez de connaissances sur le contexte historique pour pouvoir apprécier le témoignage de l’autrice sur son vécu de française blanche au Cambodge à cette période, surtout vers la fin du récit, qui tranche avec le reste du livre. Néanmoins, cela m’a poussée à effectuer des cherches pour mieux comprendre les évènements dramatiques qui se sont déroulés à ce moment-là.

Habituée des romans suivant un schéma narratif plus classique, je suis beaucoup moins sensible aux récits et à ce que je qualifierais de « tranche de vie ». De plus, l’autrice a tissé un lien avec ses lecteurs à travers ses précédents ouvrages où elle se confie déjà sur son passé et sa famille, ce qui explique peut-être pourquoi je me suis sentie perdue au premier abord.

Cependant, au-delà ma perplexité première, il m’est impossible de nier que la plume de Jane Sautière est tout à fait marquante dans cet ouvrage et qu’elle nous plonge dans les méandres de la mémoire à travers des chapitres qui pourraient, eux aussi, porter le nom de corps flottants.

« Deux secondes d’air qui brûle » Diaty Diallo (Seuil, 2022) par Candice Goubert (LiMés)

Diaty Diallo, critique littéraire française, publie son premier roman aux éditions du Seuil. Paru dans la collection Fiction & Cie, Deux secondes d’air qui brûle retrace l’histoire d’une bande d’amis comme il y en a des dizaines, vivant dans une banlieue.

La volonté première de cette autrice était de dénoncer les violences policières, autant dans les harcèlements quotidiens que peuvent subir ces quartiers populaires que des actes plus violents, qui peuvent parfois conduire à la mort. (Lien vers le site officiel du Seuil et une vidéo de Diaty Diallo qui parle de son livre).

Ce roman se divise en deux grandes parties. La première porte sur une expérience particulière, avec une journée singulière dans la vie de cette bande d’amis. Les conséquences de cette journée, comme par exemple le deuil avec une dimension collective, est traité dans la seconde partie.

« Beige. Beige ! Genre c’est une couleur d’yeux qui existe normal.

Ma tête surchauffe. Je sens mon cœur battre à la surface de ma peau, dans mes paumes et sous la pulpe du bout de mes doigts. Il faut que je me calme. Que je me calme. Suffisamment pour pouvoir dire la phrase suivante : voudras-tu boire un verre avec moi, un jour ? »

La plume de Diaty Diallo est particulière : elle se démarque par son mélange des genres. Entre un parler courant que l’on peut retrouver dans les cités et une touche poétique, cette stylistique m’est apparue dans un premier temps comme une difficulté à rentrer dans ce roman, à cause des phrases qui me paraissaient courtes, coupées dans leur élan. Néanmoins, au fur et à mesure de ma lecture, cette rythmique s’est mise au service de l’histoire. Les phrases que je trouvais écourtées, ressemblent finalement à des ajouts constants d’informations, comme lorsque l’on apprend de mauvaises nouvelles. Tout semble nous abattre davantage et c’est en cela qu’elle correspond à la situation du roman. De plus, on peut y voir une certaine musicalité par cette poésie et par les références que l’autrice fait. C’est d’autant plus voyant avec la playlist que Diaty Diallo propose à la fin de ce récit, tel un prologue à cette histoire.

Ce roman a pour moi été compliqué à lire : j’étais partagée entre la beauté du texte et la difficulté du sujet abordé. La manière dont a été traité la tragédie du livre m’a bouleversé, à tel point que j’ai dû reposer le livre quelques jours. Beaucoup de questions ont émergé dans mon esprit, un mal-être de vivre dans ce monde, qui est dépeint avec autant de justesse dans cette ouvrage, une colère de vivre avec tant d’injustices minimisées autour de moi. Pour moi, il s’est posé la question de la légitimité. Je ne savais pas comment réagir, n’habitant pas dans ces quartiers et semblant vivre dans une autre réalité, par le fait que je n’ai jamais assisté à ces violences, et par le fait que ces dernières, répétées, soient pourtant peu visibles. Malgré tout, je suis retournée à ma lecture et c’est avec grand plaisir que j’ai découvert la suite, bien que les questions d’injustices raisonnaient encore en moi. C’était d’autant plus le cas que les injustices semblent être habituelles pour les personnages et cette souffrance intégrée pour eux est d’autant plus marquante pour moi.

« Moi, je fume des clopes toute la nuit à ma fenêtre jusqu’à ce que le jour se lève. Je pense à pas mal de trucs. En boucle. Furieux. Je fume, je me flingue la gorge. Avaler ma salive devient une épreuve.

Je suis pas mal énervé.

Je suis pas mal énervé parce que, vu le nombre de potes à nous qu’on a récupérés dans des états sombres à la sortie de nos trop nombreuses gardes à vue, je savais qu’un jour ça irait plus loin qu’une gueule en sang. Qu’on finirait par perdre quelqu’un dans cette bataille qui n’est même pas la nôtre. Une bataille à laquelle on a jamais pigé quelque chose. On savait qu’on perdrait quelqu’un, simplement on ne savait ni qui ni quand. On savait juste qu’il s’agirait de celui de trop. »

Cette citation est pour moi représentative de cette peur habituelle pour ces jeunes. C’est un passage très fort que je trouve très émouvant. Astor, le personnage principal, semble être le porte-parole de cette génération : on éprouve ses sentiments, ou on les a déjà éprouvés, et cela permet de comprendre leur tristesse et leur colère.

Pour conclure, je dirais que ce livre est un avertissement. Il permet de montrer une réalité, souvent atténuée et d’en connaître les enjeux et les conséquences, grâce à la plume musicale de Diaty Diallo.


Deux secondes d’air qui brûle par Diaty Diallo, éditions du Seuil, collection Fiction & Cie, 2022.

« Fantaisies Guérillères » de Guillaume Lebrun, ed. Bourgois, par Ilona Mousseau (LiMés)

 

Avec sa couverture rose qui brille et ce chevalier (ou chevalière) un peu bizarre, on se demande ce qui est entre nos mains. Pour un premier roman, Guillaume Lebrun attaque fort. Yolande d’Aragon et Jehanne, il leur donne une voix pour raconter leur histoire que vous pensez peut-être connaître. Mais votre réalité est pourtant loin de la leur.

« Laisse-moi me présenter comme il se doit :

my name is Yolande,

and I am from Aragon. »

(Citation des premières lignes du texte, page 11)

Sur fond de vérité historique et de monde fantastique, il nous plonge dans l’histoire de France et dans celle de femmes qui n’ont pas toujours eu l’importance à laquelle elles ont droit. 

Avec sa langue au croisement du vieux français, du langage courant et de l’anglais, Guillaume Lebrun réinvente la langue et l’invente en même temps. Alors préparez-vous à plonger immédiatement dans son univers aussi fantaisiste que fantastique.

Oscillant entre le « je » de Yolande et celui de Jehanne la douzième, mais toujours grâce au scribe qui nous permet d’avoir une trace écrite de cette histoire, j’ai eu un accès à deux visions d’un même événement mais aussi à la genèse de cette rencontre entre une enfant un peu particulière et une femme de pouvoir, aussi intelligente que visionnaire.

Cette Jehanne n’est pas conventionnelle et est parfaitement assumée. A la fois queer et grosse, et Guillaume Lebrun le dit lui-même et insiste, il tient à ce mot, « elle est grosse » (interview « Guillaume Lebrun – Fantaisies guérillères », publié sur Youtube par la Librairie Mollat). Exactement comme l’auteur se l’imagine depuis tout petit, elle surprend par son caractère, plus encline à se battre qu’à étudier, malgré le programme complet que Yolande a mis sur pied, avec par exemple :

Lundi

8 h à 10 h : Apprentissage de la lecture par le biais de textes d’autrices de grande valeur antimâle (Marie de France, Christine de Pisan, etc.)

10 h à 12 h 30 : L’invisibilisation des Femmes Puissantes dans l’Histoire par la diablerie des hommes. Etude de cas

[…] 14 h à 16 h : Petits pains et fontaine de vin : la véritable vie de Jésus-en-Christ […]

Mardi

8 h à 9 h 30 : Les Evangiles, leurs incohérences et comment les expliquer aux clampins pour avoir la paix

9h 30 à 12 h : Initiation à l’esgorgement et au krav maga […]

Jeudi

[…] 15 h à 16 h : Comment éviter le bûcher ? Méthode Guillemette Latubée

16 h à 17 h : Vies parallèles des Femmes Illustres

Vendredi

[…] 16 h à 17 h : Espées, hallebardes et objets contondants : quelle est la meilleure façon de venir à bout d’un ennemi ?

Samedi

[…] 15 h à 17 h : Confessions (facultatives)

Dimanche

8 h 30 à 12 h : Messe et communion (facultatives)

12 h à 17 h : Ripailles

(Extraits tirés des pages 75 à 78 de Fantaisies Guérillères de Guillaume Lebrun, éditions Bourgois.)

Ce qui m’a tout de suite plu, c’est non seulement la maîtrise de cette langue complexe, mais aussi et surtout le fait d’être plongée directement dans l’univers avec la « note à l’attention des moines copistes » qui ouvre le livre (« Vous tenez entre les mains la véritable geste Jehannesque, telle que recueillie auprès de Yolande d’Aragon et de Jehanne la douzième, apostillée ci et là lorsque cela s’avérait nécessaire. Aucune protestation de votre part concernant la véracité de ce récit ne sera prise en compte, Deus autem ille aut defendat et custodiat te, Abdul al-Haz Eugène IV, pape »), et d’y rester jusqu’aux dernières pages, que ce soit avec les annexes des textes de poèmes, avec un extrait d’un livre que Yolande a écrit sur les femmes illustres ou encore avec un arbre généalogique et un petit mot de fin de Yolande. J’ai été transporté par l’attention qui a été apportée aux détails hors du texte principal qui, à mon sens, montrent vraiment l’implication et l’attachement de l’auteur à son royaume de France et ses Guérillères. D’ailleurs, les plus connaisseurs remarqueront la présence de Céline Dion, sous le nom et la plume de Marie-Claudette de Charlemagne, dans les poèmes en annexe, avec une attention particulière de la part de l’auteur à garder les mêmes rythmes et vers que la chanteuse.

Ce premier roman mérite d’être remarqué, non seulement parce qu’il aborde des sujets importants mais aussi parce qu’il le fait d’une façon originale sans forcer le trait dessus : l’engagement du livre semble si naturel qu’on se croirait plongé dans un passé tel qu’il aurait dû être. Alors, vous aussi, laissez vous tenter par l’aventure Guérillère. Pour finir correctement, laissons la parole à Jehanne :

« Je ne sais pas ce qui arrivera quand la vie aura passé sur nos cadavres et que ceux qui viendront après nous auront loisir de lire la vérité de nostre histoire.

Mais voici ce que je sais au jour d’hui :

Je m’appelle Jehanne, je suis guérillère, prophétesse, anciennement sainte, toujours riante, gabelante, ripaillante, bienbuvante et bienbaisante, issue de la compagnie des Hautes Gousses et diablement fiérote, harnacheuse de pimpantes, apte à la chasse des gibiers de tous ordres et gourmette de mets humains, Maîtresse des hallebardes, Impératrice des espées, Hardie à la lutte, Dévorante à mains nues, Ennemie de la curaille d’abbaye, Carnassière ultime, Reine combattante ayant reçue la puissance de toutes celles qui m’ont précédée et qui me succéderont, par le sang que je répands Sorcière de premier ordre, Dernière Survivante de l’Assemblée, Piratesse parmi les Piratesses, Druidesse parmi les Druidesses, Samouraï parmi les Samouraï, Habile au trémouillage de la langue et de la Sainte Chope, Dévoreuse de cochonailles, Adextre du majeur tendu, Experte en anéantissement des bullshiteux de toutes obédiences, Bien Au-dessus du lot genré, toujours Hautement Irrécupérable,

Heureuse, Vivante,

et ça suffit bien pour l’instant. »

(Citation des pages 283 et 284)


Fantaisies Guérillères, Guillaume Lebrun, Editions Christian Bourgois, 2022

L’Effet Titanic, Lili Nyssen (Editions Les Avrils, 2022):par Marie Motard (LiMés)

L’Effet Titanic, c’est naviguer à travers les brides de vie d’une jeune narratrice et de sa rupture amoureuse. Pour surmonter cela, elle écrit l’histoire de Zak et Flora qui se déroule au Havre. Ces deux ados n’ont en réalité, pas grand-chose en commun. Ils sont socialement différents et pourtant, ce qui les attirent c’est l’envie d’aimer et d’être aimé par l’autre. Nous retrouvons l’amour naissant de l’adolescence mais aussi des tourments et des premières expériences qui vont avec. Ayant tous deux des situations compliquées, Zak et Flora tentent de se sauver de leur quotidien, ce qui donne à l’amour, l’aspect d’une porte de sortie. C’est donc à travers leur histoire que la narratrice fait face au deuil de l’amour et celui de l’enfance, qu’elle partage avec nous. 

Publié par la maison d’édition Les Avrils (2020), cet ouvrage impose son originalité autant dans son contenu que dans sa forme puisque le logo choisi pour faire office d’illustration est la célèbre Grande Vague de Kanagawa du peintre Hokusai. Celle-ci nous renvoie directement à l’océan et permet de mettre en avant l’un des grands thèmes de cet écrit pour plonger le lecteur au cœur de l’œuvre avant même de l’avoir ouvert. 

C’est avec le style d’un poème contemporain que la narratrice débute le récit où elle met en avant l’océan afin de plonger le lecteur dans le thème. 

J’ai suspendu le livre au moment où un petit garçon dit que les yeux de la mer sont les bateaux. Il dit que les naufrages, les tempêtes et les typhons, c’est la mer qui ferme les yeux. 

Dans cet écrit, nous voguons dans deux histoires qui se complètent, celle de Flora et Zack puis celle de la narratrice. Concernant Zack et Flora, leur histoire d’amour est dès le départ très touchante puisqu’il s’agit de deux adolescents socialement différents qui vont à la fois se découvrir mais aussi découvrir les sentiments amoureux. Ils sont le reflet même de l’adolescence, de la jeunesse. Celle qui se découvre, se cherche. Celle qui est mystérieuse et parfois dangereuse. Celle qui est douloureuse. Il est donc impossible de ne pas se reconnaitre en eux puisque nous avons tous été un jour adolescent et amoureux. Nous retrouvons alors une certaine identification vis-à-vis des personnages. Notamment grâce au langage familier utilisé. Il y a également un rapport au corps très présent puisqu’à l’adolescence le corps se développe et nous cherchons à le découvrir. Cela se remarque lors de la première masturbation de Flora qui, comme toutes les jeunes femmes se découvre, elle et son corps et nous fait part de son expérience. Cela se retrouve aussi lors du premier rapport sexuel entre Zack et Flora où les deux protagonistes semble avoir une certaine pression qui est également présente dans la réalité. Cette pression redescend lorsqu’ils se découvrent et se mettent à rire, laissant l’innocence réapparaitre. 

Cependant, leur amour est rapide. En effet, dès le début, l’auteure nous plonge dans cette attirance entre Zak et Flora à travers leur retrouvailles. Puis, leur premier baiser arrive ce même soir. C’est durant leur relation que le véritable amour se développe. C’est à travers les sorties, les manques, les messages et les problèmes de l’un et de l’autre que l’amour éclos véritablement. Nous nous attendons tous à ce que les deux protagonistes finissent heureux ensembles et qu’ils puissent représenter la relation que la narratrice n’a pas eu. Mais nous comprenons finalement que l’amour est parfois éphémère mais le vécu de chaque histoire à son importance et permet d’évoluer.

« On était encore un peu ados mais est-ce que ça passe après, est-ce qu’on a moins peur quand on est grand. »

Par ailleurs, la narratrice fait aussi partie de cette évolution puisque c’est à travers l’histoire de Zack et Flora qu’elle nous partage son deuil amoureux ainsi que le deuil de sa propre adolescence. Elle travaille sa nostalgie à travers de l’italique, des parenthèses narratives et l’usage de l’espace ce qui donne l’impression de nous remémorer cette relation en même temps qu’elle. Cette évolution est notamment présente dans les titres des grandes parties. La narratrice semble proche de nous, elle se livre à travers Flora et Zack en s’immiscent parfois dans leur propre histoire. Elle nous parle de son quotidien et de sa façon d’avancer, cela nous pousse à vouloir l’aider et provoque en nous une certaine sympathie. La rupture amoureuse ainsi que le passage à la vie d’adulte sont des périodes compliquées que nous avons tous déjà plus ou moins vécus alors nous avons le sentiment d’être compris(e) par la narratrice. Lorsque nous fermons le livre, nous avons l’impression d’avoir aidé la narratrice à tourner la page et nous avons également la sensation d’avoir évolué avec elle le temps d’une lecture. 

Le livre se termine avec une page de références culturelles à la fois littéraires, musicales ou encore cinématographiques ce qui permet de suivre et de comprendre la pensée de l’auteure de façon touchante et personnel. C’est donc grâce à diverses références que nous pouvons facilement comprendre l’univers de l’auteure. En effet, dès les premières pages nous pouvons observer une citation en anglais « And if you die I wanna die with you » (et si tu meurs, je voudrais mourir avec toi). Ce n’est que dans les références que nous comprenons qu’il s’agit des paroles provenant de la chanson Lonely Day  du groupe de rock System of a Down que lui a fait découvrir son ancienne relation, ce qui provoque un effet nostalgique. De plus, il est indéniable de ne pas penser au film de James Cameron lorsque nous lisons le titre.

Ainsi, à travers Flora et Zack et notamment leurs différences qui mènent pourtant à l’amour, nous retrouvons facilement le rôle de Jack et Rose. Cela s’ajoute au rapport à l’océan qui est constamment présent dans cette œuvre puisque nous sommes au Havre. Cela pourrait faire penser aux écrits de Jean-Michel Maulpoix dans Une histoire de bleu. La présence du champ lexical de la navigation consolide cet aspect maritime. L’omniprésence de l’océan nous montre que l’amour peut être représenté par un bateau qui navigue sur une mer tumultueuse. Ce qui provoque « l’effet Titanic » ,qui pourrait être une représentation du coup de foudre amoureux mais aussi de l’amour durable. Lili Nyssen partage avec nous son expérience et sa nostalgie puisqu’elle nous rappelle des éléments de l’enfance des années 2000. Mais aussi, les péripéties que nous rencontrons en amour au 21ème siècle avec les sites de rencontres et leurs aspects humoristiques, loin du romantisme. Nous retrouvons également l’usage des textos, de Youtube, de l’emprunt à l’anglais, de la musique, du cinéma et surtout de la littérature. Il est évident que le récit du poème de Jacques Prévert nous a rappelé un poème que nous connaissions par cœur (Chanson d’automne de Paul Verlaine pour ma part). 

« Je pleure chaque fois que Jack sombre devant Rose qui congèle alors que je connais Titanic par cœur. (Y a de la place pour deux sur cette planche bande de cons, je t’entends dire.) » 

L’auteure nous fait alors chavirer entre la folie amoureuse et ses déceptions et la nostalgie de la jeunesse. À la fois touchant, évadant et impactant, Lili Nyssen nous dévoile sa plume pour redéfinir l’évolution de la vie de façon poétique et contemporaine. 

Vous pouvez retrouver ce livre sur le site: https://www.lesavrils.fr

« Hommes » de Emmanuelle Richard (Éditions de L’Olivier, 2022) | de Anaëlle Vallery (LiMés)

 

En écrivant cette critique, je réfléchis à la fois à ma lecture qui vient de se terminer, mais également à qui je souhaite adresser cette note retraçant mes impressions sur ce roman. Puis pour me renseigner, je suis allée consulter des critiques sur internet, tombant sur les mots acerbes de dizaine de lecteurs décrivant leur lecture comme inutile et insipide. Alors cette critique que je rédige, j’aimerais l’adresser à ceux qui, anonymement sur Internet, se permettent de remettre en question le quotidien des femmes à travers les mots d’Emmanuelle Richard.

À ceux qui parcourent les rues d’un pas solide sans même s’arrêter un court instant pour observer et lire, sur les murs longeant les trottoirs, les collages féministes affichant à la vue de tous les passants l’urgence de la situation féminine dans la société moderne.

À ceux qui ne comprennent pas ô combien le titre Hommes du roman d’Emmanuelle Richard est assez évocateur pour plonger une part de la population dans un état d’appréhension à la simple lecture de cet unique mot.

À ceux qui « débandent dès qu’ils ne dominent plus ».

À ceux dont le nombre du décompte des féminicides tenu année ne saute pas aux yeux comme le cri de détresse d’une centaine de femmes mortes sous les mains d’hommes violents, que certains aurait pu qualifier de « bon gars » comme les proches de la narratrice du roman, Lena Moss.

À ceux à qui l’homme énoncé sans patronyme au début du roman n’évoquera pas à l’esprit l’image d’un homme représentatif de la gente masculine, comme allégorie du patriarcat et la domination genrée qui en découle.

À ceux qui n’ont pas l’estomac noué à la lecture des quelques mots de Léna « épargne moi », émis sous la peur et le choc, formant une supplication douloureuse sous la violence de l’homme.

À ceux dont la présence masculine dans le texte, à travers les ombres dans la cour ou les bruits de pas dans les couloirs du château ne les oppresse pas, jusqu’à sentir la pression des mains de l’homme autour de leur cou.

À ceux qui, en même temps que la lecture de cet ouvrage, ne recevront pas un message d’une amie expliquant comment elle vient se faire insulter dans la rue en refusant les soi-disant avances d’un homme de l’âge de son père.

À ceux qui rigolent lorsqu’ils sont témoins de « tentatives de mains au cul, les propositions déplacées, le reste. Les regards avilissants, dégradants ; les allusions en escadron, pénibles et grasses comme de la vieille eau de vaisselle ; les insinuations insistantes, douteuses, graveleuses ; les blagues et les commentaires salaces sexistes ; leur humour lourd ».

À ceux qui diront, « personne ne l’avait pas vu venir », quand ils apprendront que l’homme qui a étranglé sa compagne lors d’un dîner est devenu un meurtrier 20 ans plus tard, connu pour des crimes perpétrés sur des femmes qu’il a fréquentées.

À ceux dont la dimension réflective du texte, sur les actions de la narratrice, qui pousse le lecteur à s’interroger sur ses propres valeurs et sa capacité d’action dans une situation d’emprise relationnelle, passe outre leur interprétation du texte.

À ceux qui n’auront jamais à « joué la petite meuf souriante aimable inoffensive enjouée d’accord docile polie rigolote et surtout bon public, dans la rue ou ailleurs, face à des saillies grasses et lourdes, obscènes et vulgaires, rien que pour éviter de me faire tabasser ou virer. »

À ceux dont l’anticipation temporelle sur seize longues années comme trame au récit semblera issue d’un point de vue pessimiste sur l’avenir sociétal autour des relations hommes-femmes et non comme représentation des violences masculines persistantes aujourd’hui et qui ne font que croître d’années en années.

À ceux dont « oser exister » est déjà un acte défini.

À ceux dérangés par les phrases décousues entre la ponctuation aléatoire et le discours entrecoupé, sans chercher à comprendre que cela reflète l’affolement de la narratrice et sa lutte pour sa survie.

À ceux dont les 256 pages de récit, écrites sous le joug d’un langage cru entre scènes de sexe et violence, dérangeront à la lecture comme d’une provocation à l’expression du désir de la femme qui cherche à se réapproprier son corps et sa vie.

À ceux qui se permettent de décrire ce roman, sur des sites de critiques littéraires, par les termes de lecture « au pire, […] dispensable », se cachant ironiquement derrière une magnifique photo de profil représentant le personnage notablement sexiste du Capitaine Haddock soûl.

À ceux qui verront seulement l’étranglement de l’homme comme un geste déplacé, sans comprendre cet acte violent comme un signe présageant l’engrenage de la relation dans un schéma de violences conjugales.

Ce que j’aimerais surtout dire à ceux-là, c’est que « c’est toujours la même histoire ».

« L’homme qui danse » de Victor Jestin (Flammarion, 2022) | Par Anaëlle Vallery (LiMés)

 

Suivant la définition du dictionnaire du Robert l’addiction est la dépendance très forte, à une substance nocive ou une pratique, entraînant une conduite compulsive. Le second roman que nous livre Victor Jestin, L’homme qui danse, évoque cette solitude face à cette pathologie cérébrale qui plonge le malade à la dépendance, au détriment de sa vie. Suivant le chemin de vie d’Arthur au cœur d’une petite ville du bord de la Loire, qui passe d’un adolescent solitaire et timide enfermé dans des relations amicales nocives, à un homme dans la quarantaine qui fait face à la pression sociale en s’enfermant dans le cocon qu’il se crée à la boite de nuit La Plage.

Le roman se construit autour de ce même lieu, d’un même décor : La Plage.

D’un nom évoquant un endroit paradisiaque, Arthur y trouve son refuge suite à la découverte de cette invisibilité au travers de la foule dont il a si peur et cette possibilité nouvelle de créer des liens sociaux d’une facilité qu’il ne possède pas en dehors de ce refuge. Entre lumières tamisées et musique vibrante « on est jamais seul quand on danse avec quelqu’un ». Plongé dans cette ambiance enivrante de la boîte, comme de l’intériorité d’Arthur au travers de phrases courtes et d’un langage simple, parfois un peu trop, et familier d’un adolescent des années 90, le lecteur arrive à s’attacher à ce danseur agile au travers de sa passion pour les gin to’ et ses danses endiablées sur la piste de danse. Notamment grâce à la plume de l’auteur, qui lui-même, se retrouve dans son personnage, lui laissant un bout de son âme de danseur maladroit et timide qui a du mal à établir des liens sociaux. Moyen d’expression, la danse s’établit dans notre esprit comme un refrain entêtant qui permet de rythmer le texte comme une chorégraphie et de ressentir l’euphorie d’Arthur au travers de cette passion « C’est là que j’ai ressenti précisément pourquoi j’aimais tant ça. […] dans la danse, la vie s’ordonnait, se réglait en un système de rythmes et de mouvements dont même les ruptures répondaient à une logique ; c’était comme un quadrillage géant, un filtre familier posé sur ce qui partout ailleurs relevait pour moi de l’immaîtrisable. ».

Au travers de cet espace-temps parallèle, qu’il considère comme son refuge, Arthur s’y enferme comme dans une prison qui va grignoter ses relations, son argent et sa santé jusqu’à le laisser seul avec ses mouvements de danse. Typique du schéma obsessionnel et compulsif de l’addiction, Arthur s’enferme dans cette routine de danseurs de boite de nuit, d’abord occasionnellement, puis quotidiennement. Au travers des années apparentes en chiffres au début des chapitres, de 1990 à 2019, on comprend la déchéance présente dans sa quête d’amour et de désir. En suivant sa relation avec Isabelle, femme charmante qu’il rencontre sur une application de rencontre lors de la fermeture de la boîte durant le confinement, on comprend la contradiction entre sa recherche de l’amour constante voir obsessive avec le terme de « l’urgence d’une rencontre » et la perte de sa relation par le moyen de cette quête. L’attachant établit en début de roman pour ce personnage timide et simple semble alors nous tordre le cœur, refusant de voir la chute qui s’opère dans ses agissements.

Incessante comme la musique tapante des boîtes de nuit, la tristesse inconsciente dans laquelle vit le personnage nous place dans cette pitié attendrissante envers Arthur, voulant rentrer entre les lignes afin d’aller l’aider, donnant à réfléchir sur le comportement destructeur que peuvent adopter les addicts. Ressort de cette addiction, la passion abusive pour la danse, mais à travers celle-ci, le moyen d’être aimé, d’abord de ses amis qui le pousse aux relations sexuelles alors qu’il ne se sent pas près, la pression familiale qui s’opère autour de son statut d’homme quarantenaire célibataire, et de lui-même qu’il cherche à se protéger du monde extérieur entre d’abord la musculation comme d’un bouclier et puis de la danse comme d’un moyen d’expression. Le coup de blues que laisse ce livre après la dernière page tourné est atroce. Laissant sur cette mélancolie autour de notre héros dansant qui s’efface dans cette vie superficielle et froide de solitude qu’il a lui-même choisit inconsciemment.

En livrant au lecteur, à travers sa plume, cette peine immense pour son héros, Victor Jestin donne à ressentir, à travers le thème plus léger de la danse et la boîte de nuit, la difficulté de communiquer pour certaines personnes comme notre danseur, l’addiction d’un point de vue interne qui permet de comprendre la profondeur de cette difficulté, et le poids de la pression sociale qui engendre les troubles énoncés. On ressort de cette lecture entre le cœur léger d’une envie de gin to’ et la peine au cœur d’assister à la déchéance d’un homme trop candide pour cette société dans laquelle il se sent accablé.


La page concernant le roman sur le site des Éditions Flammarion : https://editions.flammarion.com/lhomme-qui-danse/9782080239204

Beyrouth-sur-Seine, Sabyl Ghoussoub, éditions Stock / Marie Guichard (Limés)

À 31 ans, Sabyl se rend compte qu’il ne connait rien de l’histoire de ses parents. Il ne sait pas comment ils ont traversé la guerre du Liban, quand et comment ils sont arrivés en France, de quelle manière ils vont vécu tous ces bouleversements, entre l’exil, la difficulté de l’intégration, le mal du pays. Il nous offre finalement ce livre autobiographique, Beyrouth-sur-Seine, grand gagnant du prix Goncourt des lycéens, en hommage à ses parents, sa famille et à tous.tes les exilé.es, les personnes en quête de leur identité.

L’exercice de recueillement de témoignages est une tâche épineuse mais cruciale autant pour lui, receveur, que pour ses parents, donneurs. Il a besoin d’apprendre d’où il vient. Il ne savait même pas qu’il était Libanais avant ses 18 ans, moment où sa mère lui dit que son pays est en guerre. Avant de réussir à questionner ses parents sur leur passé, il redoute les tabous, l’impossibilité de transmettre oralement des événements traumatisants.

« Il m’a fallu du temps avant de commencer à interroger mes parents. Pourtant rien ne m’en empêchait. […] Je sonnais à leur porte, convaincu de m’y mettre, et à peine assis sur le fauteuil du salon, je perdais mes moyens. En les questionnant sur leur vie, j’avais l’impression de les agresser, de les violer, presque de les tuer. Ils ne m’avaient jamais parlé de leur passé, ou presque, il devait bien y avoir une raison. » page 117

Sabyl Ghoussoub donne une voix à ses parents qui se sont longtemps tus. Et quelle voix ! Ils racontent leur vie durant la guerre à travers des anecdotes, des albums photos, parfois avec humour et pudeur mais toujours avec sincérité. Leurs témoignages sont des cadeaux pour l’auteur lui-même mais aussi pour nous, lecteur.rice, en quête d’identité, à la recherche de ses origines ou simplement par plaisir et curiosité de recevoir ces paroles. Pour Sabyl Ghoussoub, c’est aussi la réflexion et la recherche d’une identité entre Liban et France. Comment se sentir chez soi dans un pays dans lequel il n’est pas né mais qui constitue son héritage ? À l’inverse, comment s’identifier à un pays dont sa famille est peu proche mais dans lequel il a grandi ? Cette quête guide la démarche de l’auteur qui n’a pas connu la guerre du Liban mais qui veut comprendre, creuser, connaître pour se rapprocher de sa famille et de son pays, se les réapproprier.

Hanane et Kaïssar sont arrivés à Paris en 1975, juste avant que la guerre du Liban n’éclate. D’abord venus pour un temps provisoire, ce séjour durera pour toujours, la guerre les empêchant de retourner chez eux. Déracinés, ils ont dû se construire dans un pays de fausses promesses où ils ne se sont jamais sentis à leur place. La condescendance de la France face aux étrangers, le racisme latent liés aux attentats associés à la guerre libanaise les ont éloignés de leur pays d’adoption. Sabyl Ghoussoub nous transmet leur mal du pays, la tentative acharnée de retrouver des bribes du Liban à Paris.

« Je reste aussi persuadé qu’un jour, la France ne voudra plus de moi, enfin de nous : les bougnoules, et qu’elle nous poussera à nous exiler ailleurs (et ainsi de suite) comme le Liban, pour d’autres raisons, l’a déjà fait avec mes parents. » pages 115-116

Par manque de repères et par nostalgie, ses parents ont voulu recréer en France leur Liban regretté en élevant leurs enfants dans cette culture tout en les protégeant du passé violent de leur pays. Ils ne voulaient pas laisser une image de ruines et de violences à ce Liban auquel ils vouent une si grande tendresse.

« Mes parents me racontent presque uniquement leurs mauvais souvenirs : les attentats, la prise d’otages, le mal du pays. Pourtant, lorsque j’observe les albums de famille que ma mère a composés, je ne vois aucune trace de guerre, d’attentats, de malheur sur les images. Si quelqu’un les feuillette, on croirait à une vie idéale faite de soleil, de repas de famille et de fleurs. » page 195.

Ils racontent pourtant la guerre des années 70-80, les massacres, les exécutions sommaires de civils, la peur pour sa famille, l’angoisse de mourir. Pour comprendre la petite histoire dans la grande Histoire, l’auteur complète ces témoignages avec la lecture de nombreux ouvrages historiques, politiques, sociaux sur cette « guerre dégueulasse » (page 282) qui a marqué plusieurs générations. Ce cher Liban est laissé en ruines : famine, inflation, désespoir ponctuent la vie des Libanais. Ce bilan consternant fait encore plus écho à son état actuel.

« Ce ne sont pas les cowboy contre les Indiens, leurs armes paraissent toutes les mêmes mais eux savent déjà qu’une kalachnikov n’est pas une degtiarev, ni une simonov. Certains détails, certaines attitudes, certains gestes trop précis finissent par faire oublier qu’il s’agit de jeux et d’enfants. Ils ont de six à douze ans. À longueur de journée, ils répètent les scènes d’horreur qu’ils ont vu se jouer sous leurs yeux » pages 58-59.

Par des phrases courtes et percutantes, Sabyl Ghoussoub dresse le portrait de ses parents, leurs petites habitudes, leur franc-parler, leurs failles et moments de fierté. Son père, poète, dramaturge, journaliste et artiste, et sa mère, travaillant dans une galerie d’artistes, ont toujours accordé à l’art un coin de refuge en ces temps de guerre. L’auteur remet à sa juste place les créateurs arabes engagés, comme Jocelyne Saab, productrice d’un documentaire sur l’invasion du Liban par l’armée israélienne ou le caricaturiste Mazen Kerbaj dénonçant la censure libanaise. Pour remettre de la beauté dans ce pays qui souffre, les poèmes de son père et la librairie-galerie de ses oncles Habib et Elias, ont eu des places essentielles.

Pour Sabyl, le Liban c’est ses parents, ses parents c’est le Liban. Quand son pays est touché, ce sont ses parents qui sont attaqués et cela, il ne peut pas le supporter. La famille, c’est sacré, il n’y a rien de plus important au monde. C’est ce que sa mère n’a cessé de lui répéter. On ne laisse personne de côté. On peut oublier la politique et les actes de chacun.e, bons ou mauvais, si cela permet de rester une famille soudée. Tout est pardonnable, les liens du sang surpassent le reste. Par besoin d’être entourée ou par peur d’avoir trop le temps de penser, sa mère a mis un point d’honneur à conserver les liens avec sa famille, proche ou lointaine. Sabyl Ghoussoub voit les choses un peu différemment. Bien qu’essentielle, la famille peut aussi faillir, être remise en question et désacralisée.

« Il n’y a rien de plus important que la famille, Sabyl, me répète-t-elle, et tu sais, les gens comme nous, les exilés, les étrangers, il ne nous reste que la famille pour nous protéger, nous retrouver, nous réfugier. C’est notre safe place. Sans ça, nous ne sommes plus rien. Ici, nous ne connaissons personne, nous n’avons aucun passe-droit, ne l’oublie jamais. » page 299

À la fin de cette lecture, j’ai été submergée par l’émotion. Reconnaissante d’avoir pu lire cette histoire touchante, bienveillante et remplie de tendresse. Parler, témoigner et partager peut soigner les maux du passé. Ce livre est peut-être un élan pour nous, pour celles, pour ceux qui n’osent pas questionner leurs parents, leurs grands-parents, ni ne réussissent à se plonger dans un passé qui effraie encore.


Beyrouth-sur-Seine, Sabyl Ghoussoub, éditions Stock, 2022, https://www.editions-stock.fr/livres/la-bleue/beyrouth-sur-seine-9782234092570

L’homme qui danse / Victor Jestin / Editions Flammarion / Marie GUICHARD (Limès)

 

L’homme qui danse de Victor Jestin, publié aux éditions Flammarion à l’occasion de la rentrée littéraire, est d’abord un livre sur la solitude. L’insupportable solitude d’Arthur, celle qui le poursuit fatalement toute sa vie dans ses relations amicales, amoureuses, professionnelles, celle qui nous fait déborder de compassion à son égard. Construit comme un journal qui fait des bonds dans le temps, cet ouvrage dépeint le portrait de cet homme qui ne trouve du réconfort que dans le brouhaha d’une boite de nuit de campagne et dans la désarticulation des corps en mouvement. Il cherche son bonheur uniquement dans ce lieu et avec des inconnu.es. Une fois les portes de la boite franchies, sa timidité revient au galop et sa vie se fige jusqu’au prochain soir.

« J’ai jeté un regard par-dessus mon épaule. La fête se poursuivait, indifférente à mon départ. J’aurais aimé que l’on me retienne, ou que tout le monde aille se coucher en même temps que moi » page 34

Plus jeune, la boîte de nuit était pour lui un lieu d’angoisse qui le mettait face à sa propre gaucherie et son incapacité à nouer un contact durable avec les autres. Et pourtant il y retourne. L’habitude s’installe en même temps que ce lieu devient sa seconde maison, un espace alternatif dont il ne peut plus se passer. Il y est fidèle et conserve cet amour pour La Plage pendant des dizaines d’années, à l’inverse de toute relation amoureuse entreprise. Là-bas, il fait disparaitre sa solitude derrière les soirées de fête étourdissantes, se noie dans le vacarme de corps et de musique constants.

Tout comme Arthur dans sa boite de nuit tous les vendredis soir, j’étais moi aussi encerclée par la cacophonie du train le soir en lisant ce roman, et j’ai été entourée de voyageur.ses inconnu.es. Personne ne dansait mais je pouvais retrouver cette ambiance joyeuse et assez assourdissante. J’ai coupé ma lecture à plusieurs reprises, comme l’entrecoupement des chapitres, le fait de faire un saut dans le temps d’une ou de dix années dans sa vie, comme des flash de vie, des flash d’une nuit ou de quelques jours. Cette ambiance m’a aidée à me rapprocher émotionnellement d’Arthur, à ressentir de l’empathie pour lui. Je me suis sentie proche de lui par sa timidité, le fait qu’il soit mal à l’aise avec les autres, sans trop savoir comment entretenir les relations. Il fuit ses responsabilités d’adulte, est inadapté aux relations sociales.

« Je ne savais pas comment faire. On ne m’avait jamais montré. Il me manquait une impulsion pour démarrer. Chaque idée de mouvement portait en elle toutes celles auxquelles il fallait renoncer. J’ai essayé plusieurs fois, comme une voiture qui cale. Mes efforts étaient invisibles. » page 16

L’envie de lui faire changer de direction, d’un coup du destin qui le ferait sortir de ce chemin tout tracé de perpétuelle solitude ne m’a pas quittée. On souhaite que la vie lui offre une fin grandiose, en contraste avec son quotidien pathétique. On peine à voir cet enfant rejeté, invisibilisé et toujours mal à l’aise à l’idée d’aborder quelqu’un sans se faire devancer par moins timide ou courant derrière le temps qui s’écoule. On ne sait finalement pas grand-chose d’Arthur tout en connaissant l’essentiel : sa solitude, sa timidité, sa quête de sens dans cette vaste vie, sa passion pour la danse et son unique joie de vivre, La Plage. Peut-être est-ce simplement ce qu’il a à offrir. Pourtant, on rêve de le voir prendre sa revanche sur la vie. On voudrait que sa quête de l’amour se solde par un succès retentissant, peut-être une femme qui lui ressemble pour qu’il ne se sente plus jamais seul. Ses rencontres amoureuses laissent systématiquement entrevoir un fossé émotionnel, un vide séparant les deux potentiels amants, frustrant presque les lecteurs les plus romantiques.

« Je n’accrochais rien. Les gens me glissaient entre les mains. Une distance incompressible persistait entre eux et moi. » page 39

Ce roman est aussi une réflexion sur la manière dont un homme se construit au contact d’autres hommes. Chaque chapitre porte le nom d’un personnage masculin qu’Arthur rencontre. Tous à leur façon, ces hommes le façonnent et le modèlent. Par ce biais-là, Victor Jestin fait exister la foule informe de la boite de nuit et en fait ressortir les silhouettes les plus marquantes. Nos modèles évoluent tout au long de notre vie et ceux d’Arthur aussi. Guy est celui qu’il admirait étant petit, celui qui l’a bousculé dans sa timidité. Chez Wassim, c’est son aisance à parler, danser, nouer des liens, et penser le mouvement comme un rituel à pratiquer ensemble qu’Arthur admire.

Pour se construire, il faut aussi trouver des personnes à qui on ne veut pas ressembler. Vincent était l’ami d’enfance qui l’a toujours rejeté, celui qui l’humiliait. Ange, quant à lui, est le stéréotype de l’homme qui n’a pas supporté le mouvement MeToo, frustré de voir sa « séduction » piquer une tête vers le béton, et qui fait de la boite un lieu dangereux pour les femmes. Sylvain est le frère parfait. Il a tout réussi, femme, maison, enfant. Il est l’incarnation de la stabilité, tout ce qu’Arthur n’est pas et ne veut pas être. A travers ces rencontres masculines, il essaie de se trouver lui-même.

Dans la boite, les femmes lui échappent malgré leur proximité physique, sensuelle, désirable. Il fuit aussi leur attachement, l’amour qu’elles ont à lui offrir. Les « choses de couple » l’effraient, le bousculent dans sa routine de solitaire. Paradoxalement (encore une fois), il cherche le grand amour qui le rendra heureux mais fausse compagnie à celles qui lui tendent la main. Tout comme pour les hommes, Arthur se construit à travers les personnages féminins, par leurs (non-)relations, les liens fragiles qu’ils entretiennent.

Mais avec le recul, est-ce que ce livre ne serait pas une ode à la danse ? À son pouvoir exutoire, à sa capacité à nous faire oublier notre propre physique, nos maux et notre solitude quand les corps se meuvent et prennent vie tous ensemble. Tout comme Arthur dans son enfance, d’abord on n’ose pas faire le premier pas, on contrôle tant notre corps que nos mouvements qui se bloquent dans une impasse. Le temps passe, le corps grandit, l’esprit se libère peu à peu et la danse aux côtés d’autres corps dans cette boite commencent à lui plaire. La danse devient un moyen de créer un premier contact, de traverser le fossé qui sépare d’autrui. Elle devient un outil de rassemblement, de connexion corporelle, sensuelle qui éloigne de la solitude insupportable.

« Je ne suis pas seul. On n’est jamais seul, quand on danse avec quelqu’un » page 187

L’homme qui danse, Victor Jestin, éditions Flammarion, 2022, https://editions.flammarion.com/lhomme-qui-danse/9782080239204

« Beyrouth-sur-Seine » de Sabyl Ghoussoub (Editions Stock 2022) | par Marie-Elisabeth Smintina (LiMés)

 

Critique-sur-Seine

De par son bleu nuancé, le roman avec un petit enfant pleurant sur l’épaule de 200 pages. Beyrouth-sur-seine nous oriente à l’avance sur le thème prédominant du récit, la tristesse. Troisième livre d’une trilogie sur le Liban, Sabyl Ghoussoub nous offre par sa plume,  une qualité rédactionnelle remarquable. Son temps, son investissement littéraire, et sa qualité à relater les faits historiques lui permettent de remporter le prix Goncourt des lycéens. https://www.20minutes.fr/culture/4011639-20221124-goncourt-lyceens-prix-decerne-sabyl-ghoussoub-beyrouth-seine

Cette attribution se trouve justifiée du fait des avis littéraires, et surtout des critiques presses. Le Figaro dira le 6 Octobre 2022 :« Beyrouth-sur-Seine a le mérite de poser la topographie de ce récit autobiographique éminemment romanesque, drôle, émouvant. »https://www.lefigaro.fr/livres/beyrouth-sur-seine-de-sabyl-ghoussoub-le-liban-en-tete-20221005

Radio France rajoutera le 12 Octobre 2022 : « Livre plein d’humour et d’amour. [Avec une] réflexion tendre et acerbe sur la famille, les identités multiples et l’immigration où beaucoup peuvent se retrouver au-delà de la réalité libanaise. »https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaire-critique/critique-litterature-beyrouth-sur-seine-de-sabyl-ghoussoub-prix-goncourt-des-lyceens-2022-9443201 Ce roman rappelle à ses lecteurs des faits conséquents. Entre guerre civile libanaise, la libération de la Palestine, ou encore le meurtre du dirigeant d’Hezbollah. Les relations humaines, les échanges universitaires, les origines diverses et les mélanges de cultures font de ce livre un puit de ressources riches et variées.

Son auteur nait à Paris en 1988 dans une famille libanaise. Ses origines attestent du fort intérêt que porte l’écrivain pour sa République étrangère. Fort en investissement personnel,  l’auteur pourvoit dans ses ouvrages un dévouement grandissant avec un fort attachement à la famille. Il dédira en conséquence son dernier roman à ses proches,

(préface)

« à mon père et ma mère, à mon frère sans qui je n’aurais jamais vu le jour »

Par ailleurs, les divers contextes politiques des pays principaux sont en contrastes. Une France « calme » face à un Liban instable. La peur du régime, des combats, et de la non-vie est forte. La présence de date vient nous rappeler la contemporanéité des conflits. De 2020 aux années 70, Sabyl nous fait remonter les dates pour ensuite nous ramener dans le présent pour nous faire regarder une réalité abrupte et cruelle. Thème lourd, implique vocabulaire et émotion du même registre. Des photos en noir et blanc viennent rajouter aux lexèmes ce que les mots ne peuvent pas raconter. Khalil Gibran dira quant à lui à la fin du récit : 

(l’excipit)

« Il y a un moment où les mots s’usent. Et le silence commence à raconter »

Il est pour l’auteur très certainement le temps de commencer à écouter le silence, et ce dernier nous incite à faire de même. De part un contexte politique fragile, Sabyl Ghoussoub ose retranscrire une guerre civile libanaise sanglante. Entre Paris riche et Liban que l’on doit fuir.

L’écrivain prend une initiative surprenante pour ce type d’ouvrage. Il décide en effet de ne pas explorer les sentiments forts des textes, et de ne malheureusement pas creuser la tristesse des tragédies évoquées. Il les traite, mais n’épilogue pas sur des centaines de lignes ses ressentis. La subtile touche d’humour intensifie l’effet de recul sur l’empathie que les lecteurs sont susceptibles de ressentir. Approche inattendue qui permet à nous lecteur d’expérimenter une nouvelle lecture. Puis l’auteur introduit les vols de journaux de son père de manière grotesque et loufoque. Ces situations donnent à sourire et viennent apporter un rayonnement positif à l’histoire. Le père confesse par exemple à son fils

(l.3-4 page 47).

« Paris était déguelasse et le pire, c’était le métro Sabyl, ça puait »

Puis les mots de l’écrivaine Lydie Salvayre, salués et retranscrits par la mère nous font découvrir un monde

(l.16-21 page211)

« de gros cons, de gros conflits en connerie, de gros cons émerveillés d’eux-mêmes, […] de gros cons encore plus cons que ces cons de kangourous, de gros cons dont il [faut] se tenir à distance »

, dans lequel la mère Ghoussoub a travaillé.

De plus, les phrases et comportements de la mère rajoutent, par addition à ceux du père, des sourires aux lecteurs. Rire pour de pas pleurer. Pour ne pas compter les morts. Les énumérations de morts ; de mots, de noms, de dates, font réaliser l’impact de cette précédente tristesse. Pleur sur celle d’un inconnu, ou sur celle d’un proche. La douleur d’une perte raisonne fort dans les écrits. Les morts et crimes ne sont pas passés sous silence. Ces derniers sont explicitement évoqués, mais atténués par une littérature simple, pure, dénuée d’artifice. Les énumérations des attentats « français » font prendre conscience d’une réalité désolante. Dans la galerie d’art, dans le restaurant, en pleine ville… La lecture se trouve être cependant agréable et linéaire. Malgré les allers-retours inlassables entre Beyrouth et Paris, l’auteur réussit à nous guider et ne pas nous perdre dans notre lecture. Les chapitres courts, structurés, même concentrés permettent une lecture courte, rapide et fluide. On soulignera une structure en 3 parties, non numérotées. Les chapitres sont courts mais forts. Cette forme peut toutefois créer un effet ambivalent.

Le texte est avant tout une balade familiale. Lu de tous et par tous, ses textes courts, le vocabulaire de choix, et la syntaxe intuitive permet une sensibilisation et ouverture conséquente. Le thème de la famille est central dans l’ouvrage. Les liens du sang sont au cœur des histoires. Les vies de ses oncles, tantes, parents et femme font remuer l’histoire du roman. Le rôle vedette reste cependant celui du père. Il incarne un protagoniste fort et atypique, et apporte à l’intrigue un niveau intellectuel admirable avec un engagement politique non caché. Affirmant ainsi sa figure de modèle masculin pour notre auteur. La biographie reste un sous thème omniprésent pour cet ouvrage. La vie du père et de la mère, s’additionnant à celle de monsieur Ghoussoub, offre une vision pluralisée des nombreux évènements.

 Le va-et-vient des tournures entre première, deuxième et troisième personne du singulier permet de se positionner sur différents plans avec divers points de vue. Cela amène en conséquence une richesse de savoir, de lecture, et de regards sur le monde que Sabyl Ghoussoub nous invite à découvrir.

Par Smintina Marie-Elisabeth, Master 1 LiMés-sur-Seine.

Autres lectures…

« Corps flottants », de Jane Sautière, (Verticales-Gallimard, 2022) | par Jules PERRIER (Limès)

Le sauvetage d’une mémoire qui se noie dans les eaux noires du passé.

Enfin une biographie qui questionne le problème principal de ces ouvrages, devenus aujourd’hui une façon de plus de se faire de l’argent en racontant son épatante et inédite vie, laissant croire aux stars en tout genre qu’en plus de se produire dans des émissions télévisées ridiculement mauvaises, rémunérés de manière ridiculement élevé, ils puissent se prétendre auteurs à succès. Lecteurs de biographies nombrilistes et déconnectées du message principal de la biographie, passez votre chemin, Jane Sautière ne vous contentera pas. Finis les épisodes dérisoires de la vie de malheureux que vivaient les millionnaires et de comment ils ont réussi à devenir des influenceurs ou autre escrocs, Jane Sautière révèle ici une expérience personnelle pour aborder des expériences collectives qu’ont été l’apparition des Khmers rouges au Cambodge, et autres malheurs de l’époque, avec en fond la vie dans une colonie française accompagnée de sa famille. En contraste, Jane Sautière évoque aussi des anecdotes d’enfants, ainsi que son passage de l’enfance à l’adolescence, et finalement, l’arrivée à l’âge adulte.

Les souvenirs de l’autrice ne sont pas dans un ordre chronologique particulier, mais le livre commence néanmoins de manière ordonnée en évoquant son départ pour Phnom Penh, et l’arrivée. Le lecteur est témoin des souvenirs d’une Jane qui découvre les plaisirs charnels, qui rencontre son premier amour, son premier baiser sur un toit. L’adolescence étant une période de changement, on assiste à l’évolution de l’enfant à l’adulte. Le récit de l’individualité de Jane, permet aussi d’en apprendre plus sur les drames qui ont marqué le Cambodge, le point de vue de l’autrice permettant d’être au premier rang durant ces moments du passé. L’autrice se met aussi à l‘écart pour rendre hommages à des natifs qu’elle a connus et qui ont été assassinés lors de l’arrivée des Khmers rouges.

Jane Sautière ne se contente pas de simplement nous raconter son souvenir, elle nous accompagne en commentant ce souvenir, la Jane du présent jetant un regard critique sur la Jane du passé.

Cependant, mon intérêt a été tout particulièrement capté par le questionnement que propose l’autrice au vu de ses souvenirs. Les biographies de bas étages proposent de raconter une vie de manière précise dans les moindres détails, et cela m’a toujours poussé à me dire que les auteurs faisaient preuve d’une mémoire d’éléphant, moi qui ne me souvient plus du repas de la veille, je constatais que ces auteurs eux se souvenaient jusqu’aux moindres détails de leurs vies. Il n’en est rien pour Jane Sautière qui pose ce problème au centre de son ouvrage, en commençant par parler des principaux acteurs de celui-ci, les corps flottants. Les corps flottants de manière physique sont des petites ombres dans le vitrée de l’œil, des tâches visibles qui ne disparaissent pas de la vision mais que l’on ne voit pas totalement, une omniprésence sur la vision. Il en est de même pour les corps flottants qu’aborde Jane Sautière, qui sont des souvenirs imprécis de l’autrice, des présences dans sa mémoire qui ont tendance à s’effacer de celle-ci.

Le problème principal lui est d’une impeccable précision : comment écrire précisément sur son vécu quand nos souvenirs commencent à se révéler flous ? Parti pris entièrement assumé, Jane Sautière nous emmène dans ses souvenirs, et usera des parenthèses de manière juste, pour apporter des précisions à son lectorat, ou pour indiquer que sa mémoire lui fait défaut concernant certains détails manquants dans l’histoire (un étage de son immeuble, un questionnement à propos d’une ville).

Ainsi, la qualification d’autobiographie semble peu adaptée pour décrire la production de l’autrice, elle-même n’appréciant pas le mot « autobiographie », son ouvrage n’est pas un « m’a-tu-vu » se contentant de jeter sur le papier sa vie pour émouvoir les chaumières, non, son ouvrage est un travail sur elle-même, mais aussi pour elle-même. Une biographie qui n’a pour enjeu que de « raconter sa vie », n’a d’intérêt que de servir de cale pour un meuble bancal, et encore, aux vus de la taille de certains pavés, la cale déstabiliserai encore plus le meuble.

Jane Sautière entreprend donc un travail rigoureux de repêchage de ces corps, en reconstruisant sa famille, leurs problèmes et leurs maladies, les enfants perdus, les membres oubliés. A travers son écriture délicate, le lecteur ressent l’amour profond de l’enfant Jane, mais la Jane autrice elle se permet de jeter un regard critique sur ses parents, sur ses amis, mais aussi sur ses propres actions. Il est néanmoins question de se souvenir pour évoquer le passé, il faut donc creuser, fouiller parmi les corps flottants. Cette quête est un succès partiel puisque certaines évocations ne sont pas complètes, comme le témoigne cet extrait très représentatif de la démarche de l’autrice : « (Chaque fois : est-ce que c’est vrai ? Est-ce que je me le rappelle parce que c’est une anecdote, quelque chose de sorti du quotidien et d’un peu menti ?) »

Jane Sautière se questionne lors de la remémoration de ses souvenirs, car comme un lecteur peut questionner la véracité de la biographie qu’il lit, elle remet en question ses souvenirs du fait de leur imprécision, mais ce questionnement écrit permet au lecteur de « voir » l’autrice en création, il participe à la démarche. Ce questionnement est nécessaire, pour son livre, mais aussi pour elle-même, car si les souvenirs d’une personne disparue sont les derniers vestiges de cette personne, que reste-t-il de nous après notre départ hormis les souvenirs de nos proches ? Jane Sautière, en écrivant son livre, sait qu’elle rend hommage à ses parents, son ex-mari, ses amis avant que le temps n’efface les corps flottants de leurs souvenirs, car écrire est une manière de fixer dans le temps les vies de ces personnes disparues.

Cette démarche semble prendre une forme précipitée, vouloir fixer dans le temps l’image des personnages aimées avant que notre mémoire ne les efface, que les premières images commencent à manquer, mais la mémoire fait défaut à tous et même aux meilleurs. Ma lecture m’a fait prendre conscience de cette défaillance programmée de la mémoire, et m’a beaucoup questionné et inquiété, me rapprochant peut-être un peu plus de mes proches.

C’est finalement un livre qui aborde le sujet de la survivance, de faire survivre la mémoire des personnes, des lieux, des moments qu’incarnent les corps flottants, de survivre à ce « défaut de présence au monde » mais aussi de rendre compteaux personnes du passé, et aux générations futures.

Malgré l’apparence courte de par le peu de pages, Corps flottants est un livre qui demande à être lu de manière lente, et être relu sans relâche, pour ne pas oublier l’histoire et les personnes qui ont vécu des moments marquants du passé.

 

 

Lili Nyssen / L’effet Titanic (Editions Les Avrils, 2022) / par Clara Dufour (Limès)

 

L’Effet Titanic publié aux éditions Avrils pour la rentrée littéraire 2022 est le premier roman de Lili Nyssen. Elle y raconte la vie d’une narratrice qui vient de sortir d’une relation et qui écrit elle-même l’histoire de deux adolescents : Flora et Zac. C’est à travers ces deux personnages que nous allons évoluer et découvrir (ou redécouvrir) ce moment de l’adolescence, la découverte de soi et la découverte de l’autre.

C’est le résumé qui m’a vraiment attirée vers le livre, une petite histoire d’amour entre deux adolescents qui ne vivent pas dans le même monde, une adolescente de la classe moyenne et un adolescent des quartiers Est du Havre. Une histoire contemporaine à la Roméo et Juliette. Mais, ce livre ne ressemble en rien aux petites romances que j’ai déjà pu lire.

 

Les dalles de béton noir et blanc forment un grand échiquier, Zak serait le fou et Flora, quoi, le pion ou la reine ?

Il y a d’abord cette double temporalité omniprésente. Nous avons la narratrice de 25 ans qui vit un désamour d’un côté, et de l’autre nous avons l’histoire d’amour qu’elle écrit, celle de deux adolescents de 15 ans. Alors que la narratrice vit un moment de solitude suite à la fin d’une relation, Flora et Zak, eux, quittent justement leur solitude pour entrer dans une relation. Il semble que la narratrice essaye de revivre ces premiers émois à travers les deux personnages qu’elle invente, on dirait qu’elle essaye de vivre, ou revivre, à travers eux et pourtant elle dit elle-même qu’elle doit s’extraire de ce qu’elle écrit. Zak et Flora semblent avoir une existence indépendante à celle de la narratrice, pourtant c’est elle qui écrit leur histoire.

 

 

Ils n’ont dans la tête que l’un l’autre, et, pour écrire le reste, je dois m’extraire de ces premiers instants.

On dirait que cette narratrice rédige, en quelque sorte, ses mémoires. Elle se souvient de sa propre histoire en écrivant celle de deux autres personnes plus jeunes qu’elle. On est ainsi partagé entre la tristesse et les souvenirs de la narratrice qui fait le deuil d’une relation amoureuse et par l’histoire d’amour fictive de ces deux jeunes. Leur amour et comme cette vague présente sur la quatrième de couverture, elle les submerge, tandis que la relation de la narratrice, elle, semble sombrer comme le Titanic.

De plus, ce livre est frappant par son réalisme. Le Havre, utilisé comme décor pour l’évolution de l’histoire de Zak et Flora est très bien mis en avant. L’autrice décrit les lieux par moment et fait référence à de vrais endroits du Havre. Dans une vidéo de présentation de son livre sur la chaîne Youtube de la maison d’édition elle explique pourquoi elle a fait le choix de cette ville « particulière ». J’ai donc apprécié cette manière qu’elle a de mettre en avant une ville qu’on ne croise pas souvent dans les livres et qui n’est pas forcément une ville très belle mais qui a pourtant une certaine importance et qui reste une ville que l’autrice connaît puisqu’elle y a fait ses études. Finalement, elle décrit le Havre comme une ville étrange mais qui est particulière et qui a du charme, ce qui explique son choix.

Pour finir, l’autrice dit aussi que c’est un livre sur le « passage des âges », ce que j’ai tout à fait retrouvé au cours de ma lecture car la narratrice écrit l’histoire de Zak et Flora et les expériences qu’ils n’ont pas encore vécues mais qu’ils vont vivre, face à ses expériences à elle qui ont déjà été vécues. C’est comme un concentré de nostalgie qui vient nous frapper et qui nous emporte comme une vague dans cette histoire. C’est à la fois touchant du côté de la narratrice qui essaye de se remettre qu’une séparation, mais aussi du côté de Flora et Zak que l’on voit tomber amoureux malgré eux. Ces personnages et le réalisme dont Lili Nyssen a fait preuve en écrivant nous emportent littéralement dans ce roman.


L’Effet Titanic aux Editions Les Avrils : https://www.lesavrils.fr/livre/l-effet-titanic/

Interview de Lili Nyssen :

 

Deux secondes d’air qui brûle de Diaty Diallo (Edition du Seuil, 2022) | par Mélie Kaz (Limès)

« Les sirènes et les gyrophares, on n’y prête plus tellement attention. Ils sont jumelés aux bons moments. Alors j’imagine que c’est une fois en la présence des agents que les gars captent qu’ils vont devoir se justifier, encore, sur ce qu’ils font de leur existence à ces dépositaires qui ne les valident pas par principe. Depuis le temps, on a évidemment appris à exécuter les ordres sans faire de commentaire pour que ça aille plus vite, poursuivre la fête ou rentrer chez nous. » (Page 32)

 

 

Deux secondes d’air qui brûle est le premier roman de Diaty Diallo paru en août 2022 aux éditions le Seuil dans la collection Fiction & Cie. L’autrice, aborde un sujet de société, la vie des jeunes dans les quartiers, rythmée entre mobylettes, fêtes arrosées mais aussi interpellations répétées, harcèlements et violences policières qui ont lieu de manières quotidiennes. C’est sans doute parce que Diaty Diallo est originaire des banlieues parisiennes que son récit haletant colle si bien au terrain. 

Alliant le langage des banlieues avec parfois des mots crus et une touche de poésie, Diaty Diallo emmène le lecteur partager un barbecue avec Astor, Chérif, Issa, Demba et Nil au cœur d’un quartier qui ne sera jamais nommé comme si la réalité qui s’y vit est celle de tous les autres. C’est lors de ce rassemblement entre potes sur un terrain en friche qu’une énième interpellation va avoir lieu, sauf que « ce soir-là ce n’est pas tout à fait pareil. Il y a toujours des soirs où ce n’est pas tout à fait pareil. Et on ne peut pas maintenir la garde trois cent soixante-cinq jours consécutifs. » (Page 32) 

En choisissant comme narrateur un jeune homme de couleur, Diaty Diallo met en exergue le groupe social le plus touché par les violences policières et nous permet ainsi de ressentir au plus près de lui les séquelles que peuvent laisser ces dernières. Une narration originale, où les dialogues directs entre les personnages sont rares, donne une dimension particulière au livre et nous immerge au plus profond de leurs pensées. C’est par cette proximité instaurée avec les personnages que le lecteur en vient à se révolter avec eux et ne peut pas rester impassible face aux iniquités dont ils sont victimes.

« Je suis pas mal énervé parce que, vu le nombre de potes à nous qu’on a récupérés dans des états sombres à la sortie de nos trop nombreuses gardes à vue, je savais qu’un jour ça irait plus loin qu’une gueule en sang. Qu’on finirait par perdre quelqu’un dans cette bataille qui n’est même pas la nôtre. Une bataille à laquelle on n’a jamais pigé grand-chose. On savait qu’on perdrait quelqu’un, simplement on ne savait ni qui ni quand. On savait juste qu’il s’agirait de celui de trop. » Page 68

Cette bataille face aux forces de l’ordre, ils n’ont pas décidé de la mener, elle s’est imposée à eux parce qu’ils sont nés racisés dans un quartier. « Se rappelant à une réalité à laquelle ils s’étaient soustraits sans s’en rendre compte. » (Page 55) Les représentations dont ils font l’objet les renvoient systématiquement à des archétypes de délinquants. Le lecteur est témoin du processus de conscientisation des stigmates dont ils sont porteurs et victimes depuis leur l’enfance. Cet ordre social mortifère incarné par la police les empêche de s’amuser ou simplement de se rencontrer, comme le font les jeunes de leur âge. Il leur enlève le droit à ressentir de la légèreté. 

« Dedans, il y a des mecs qui ont l’air contents d’être là, contents que les collègues aient enfin provoqué un peu d’action, leurs yeux à l’affût rencontrent les leurs. » (Page 57)

« Et dans sa tête il se demande, c’est quoi cette putain d’ambiguïté, c’est quoi qui se cache derrière tout ce zèle, du dégoût ou de l’envie ? » (Page 33)

Diaty Diallo n’hésite pas à montrer la réalité des arrestations policières et de leurs brutalités. Elle insiste sur le racisme systémique dont les personnages font l’objet et l’acharnement qu’ont les « dépositaires » à punir certains corps plutôt que d’autres. Elle n’excuse rien, ne cherche pas à comprendre les mauvaises raisons des auteurs,  et c’est par le point de vue d’Astor que cette âpre réalité est décrite. 

« La lacrymo c’est vraiment un venin d’enfoiré de fils de pute. C’est-à-dire qu’un soldat ne pourrait pas en utiliser contre ses ennemis, sur un champ de bataille en temps de guerre, pas autorisé, mais par contre nous, ils nous en arrosent dès qu’on fait un pas de travers. Et même, dès qu’on a l’audace de sortir de chez nous, putain. » (Page 37) 

L’expérience d’intoxication au gaz lacrymogène, l’autrice nous l’a fait ressentir de manière organique comme une grande suffocation face à la violence des évènements auxquels Astor est constamment soumis et qui habitent le quotidien des personnes racisées. L’autrice remet en cause frontalement le système répressif établi qui défend les agresseurs parce que détenteurs de l’autorité publique. Ce livre s’inscrit dans un contexte social marqué par les mouvements Black Live Matter, et plus particulièrement en France par la mort d’Adama Traoré et de Gaye Camara. C’est la rencontre avec le frère de ce dernier qui lui a inspiré le récit qu’elle nous livre, éclairant les combats que les familles et les proches doivent mener face à l’impunité policière. 

« Quand une personne est arrachée trop tôt à sa vie, la souffrance déborde de son foyer pour atteindre la rue. C’est une communauté qui a mal. » (Page 123)

La disparition violente de l’un des leurs consume les derniers barrages qui retenaient ce sentiment d’injustice et d’humiliation dû aux rapports forcés et rapprochés avec la police. Ils s’inscrivent alors dans leurs corps de manière indélébile, irréversible. Diaty Diallo met en lumière les failles de la société qui trop souvent passe sous silence cet harcèlement quotidien dégénèrant en un acharnement fatal. Sans la reconnaissance de cet état de fait, le sentiment d’injustice qui en découle empêche les communautés meurtries de faire leur deuil. Ces dernières s’organisent et luttent collectivement pour externaliser leurs colères. 

L’autrice militante réussit avec brio à montrer un autre côté moins médiatisé des banlieues : celui de l’entraide et de la solidarité qui occupent une place prépondérante entre pairs. Lorsqu’une interpellation tourne au drame, les habitants du quartier se mettent en marche pour faire une révolution à leur manière. Ayant grandi à proximité d’une banlieue, je me rappelle des fêtes de quartiers où toutes les familles se mettaient à l’œuvre, les mamans qui cuisinaient pour 100 et les plus grands qui s’occupaient de mettre l’ambiance. Toute cette communauté qui lors de ces rassemblements oubliait ses galères et partageait ce que chacun avait de plus beau à offrir : sa culture, ses compétences et l’appétit de vivre.

« Ils ont treize, quinze, seize ans, ils sont des ouvriers de la débrouille comme seuls en produisent les quartiers pauvres. » Page 84

« Quand tu brûles tu cuis, tu transformes, on est tous des chefs cuisto ici-bas, on transforme, on révolutionne, eh ouais mon gars. » Page 93

Diaty Diallo fait exploser les idées reçues sur les quartiers en mettant en avant les savoir-faire qui se transmettent dans les banlieues. Ce livre est avant tout un message destiné à tous ces corps dominés et mis de côté par la société. Oui vous existez, oui vos actions et votre voix comptent et non vous n’êtes pas que la description stéréotypée que vous renvoie la société. Elle nous livre une œuvre politique, qui insiste sur le fait que c’est en partageant et en unissant les connaissances et les savoirs, que l’on sera à même de provoquer des changements sociétaux et de faire exister d’autres contre-pouvoirs. 

Avec des phrases courtes, un rythme rapide, Diaty Diallo rend les pensées de ses personnages percutantes. Elle ne se disperse pas, va à l’essentiel. Au travers d’un procédé narratif qui consiste à citer des morceaux de musique et à disposer des paroles de chanson ici et là, l’autrice confère des mélodies et des tonalités différentes aux émotions des protagonistes. Le lecteur ressent leurs véritables relations charnelles avec la musique, elle les habite, fait partie d’eux. En accordant une grande place à la description des sensations physiques et psychiques ressenties par les personnages, elle nous permet de nous immerger au plus près de leurs ressentis, de vivre avec eux leurs expériences.

« Ce qui procure de la joie ou du repos ne tient pas dans le temps, chez nous. Ils laissent se délabrer les stades, bouchent les raccourcis, sécurisent les aires de jeux, ils baisent les forêts, confisquent chaises et chichas, démolissent les passerelles, tout ce qui permet de prendre un peu de hauteur, ils spéculent sur les endroits non construits, les espaces de reprise du souffle et de rêveries. » (Page 112)

L’autrice met en scène une contre-culture des cités qui déconstruit les idées et images préconçues relayées par les médias et renouvèle, avec lyrisme, le regard porté sur ces dernières. Ce livre est construit autour des espaces des banlieues : on voyage entre les sous-sols, les toits, les parkings, les terrains vagues. On suit leur déambulation et l’on comprend la manière dont les jeunes possèdent ce territoire en sillonnant les rues avec leurs mobylettes. Ces mêmes espaces qui leur permettent de rêver, de se projeter au-delà des immeubles, des stades et des aires de jeux laissés à l’abandon, sont amenés à disparaître alors qu’ils sont autant d’espaces de respiration pour eux. En plus de leur prendre des fils, des frères ou des amis, l’ordre dominant leur prend aussi ces lieux qui constituent un véritable point de repère, le seul peut-être qui leur est offert.

Cet ouvrage entre en résonance quasi-parfaite avec la chanson de NTM, Qu’est-ce qu’on attend, où il est dit « De toute une jeunesse, vous avez brûlé les ailes. Brisé les rêves, tari la sève de l’espérance. Pour que notre jeunesse d’une main vengeresse brûle l’état policier en premier et envoie la république bruler au même bûcher. Unissons-nous pour incinérer ce système. » C’est ce que fait Diaty Diallo avec Deux secondes d’air qui brûle.


La page concernant le roman sur le site des Editions du Seuil : https://www.seuil.com/ouvrage/deux-secondes-d-air-qui-brule-diaty-diallo/9782021507584

Cours de médiation littéraire (td) – Master Limès année 1, session 2021-22

#La sélection du master limès à Poitiers

18 titres, dont 3 des éditions P.O.L (auxquelles une attention particulières sera accordée dans ce cours de master), dont les étudiant.e.s devront s’emparer pour blogger des notes de lecture, et élire un ou une autrice, qui après Thierry Illouz (2019), Alexandre Seurat (2020), et Laurine Roux (2021), sera invité, accueilli et interviewé par elles et eux lors du festival Bruits de Langue (février 2020)…

Décembre a rendu son verdict : c’est Philippe Gerin, pour La mélancolie des Baleines, qui sera invité aux Bruits de Langues en mars 2022.

(Les textes des étudiants seront à lire à suivre, entrée par la rubrique – cliquez)

Chaque année au master Limès de Poitiers, je fais produire aux premières années de Master une note de lecture, publiée sur ce blog, pour inciter ces étudiant.e.s en médiation à se positionner en tant qu’auteur – non pas écrivain.e, mais auteur.e étant intransitif, rappelons-en, il s’applique à tout ce qu’on publie, du premier statut en réseau social à la fan fiction de fantasy.
Et que celle ou celui qui s’attelle à faire de la médiation soit auteur.ice de ses propos et avis me semble essentiel – comme de s’énoncer et positionner clairement est fondamental à toute action collective comme à tout mouvement décidé.

De publier,  doit inciter à dire quelque chose de soi tout en le tenant à juste distance, de s’énoncer lisant en somme.

Guénaël Boutouillet, présentation :

Présentation sommaire de mon activité de médiateur littéraire ; et du principe de médiations littéraires que constituent ces “rentrez”, faites par moi – voir ici : https://rentrez.wordpress.com/

Une sélection de livres parmi lesquels choisir, et inviter.

Les 18 titres

BONNERAVE Jocelyn Zone blanche (Le Rouergue) // CHENNEVIERE Louise Mausolée (P.O.L) // DAUBREBY Sophie S’en aller (Inculte) // GARIN Fanny La porte de la chapelle (Publie.net) // GERIN Philippe La Mélancolie des baleines (Gaïa) // GISLER Rebecca, D’Oncle (Verdier) // HARCHI Kaoutar Comme nous existons (Actes sud) // KINER Salome, Grande-Couronne(Bourgois) // MANGEZ Marie Le parfum des cendres (Finitude) // MASCARO Alain Avant que le monde ne se ferme (Autrement) // MICHELIS Denis Encore une journée divine (Notabilia/ Noir sur blanc) // MONTALBETTI Christine Ce que c’est qu’une existence (P.O.L) // PIGANI Paola Et ils dansaient le dimanche (Liana Levi) // SALASC Emmanuelle, Hors gel(P.O.L) // STANCULESCU Timothée L’éblouissement des petites filles (Flammarion) // TRUJILO Gabriella, L’Invention de Louvette, (Verticales) // VAZQUEZ Laura La Semaine perpétuelle (éditions du Sous-sol) // VINGTRAS Marie Blizzard (L’Olivier)




Plan du cours, déroulé

Déroulé d’ensemble

Séance 1

(lundi 13 septembre 2021)

Introduction

1/ Médiation littéraire

Elle est inscrite dans le champ de la médiation culturelle issue de la décentralisation culturelle (comme Yann Dissez l’expliquera plus tard), croisée avec l’éducation populaire et avec la création et la vie littéraires.

C’est aussi une « simple » mise en relation, un triangle qu’on peut schématiser mais riche d’infinies complexités.

VOUS ← LE LIVRE → AUTRUI

2/ La rentrée littéraire

  • un phénomène global qui affecte le monde du livre et ses différents acteurs : auteurs, éditeurs, libraires, lecteurs. 2021 : 530 romans entre fin aout et début octobre, phénomène typiquement français lié à l’histoire littéraire du pays et à l’organisation du commerce et de la»vie » du livre.
  • Phénomène massif médiatiquement et économiquement

3/ « Parler d’un livre » (à l’oral comme à l’écrit – implications)

  • Exemple 2 –
  • « Que voit-on quand on lit? What  we see when we read, 2014 / Une phénoménologie avec illustrations, de Peter Mendelsund (Robert laffont, 2015, Traduit par Odile Demange) »
  • https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2015/11/que-voit-on-quand-on-lit.html
  • Nous allons donc, partant de cet énoncé si simple, évident, a priori :
  • « Quand je lis un livre, il y a moi, et il y a le livre »,
  • nous intéresser au processus de lecture, pour tenir autant le récit de cette expérience que la description analytique de l’objet (le livre) et, jouant entre ces différentes postures de discours et angles de vue, élaborer un discours qui prenne en compte mon goût, mon expérience propre de lecture, sans perdre de vue l’objet considéré. De façon à pouvoir moduler ce discours pour l’adresser efficacement, dans des contextes variés.
  • d/ AUTRUI
  • La triangulation

MOI & Le livre & AUTRUI (individu ou foule) : dès lors que je peux parler d’un livre, que différentes variantes et possibilités, que plusieurs ressources de discours s’y sont trouvées, je dispose des ressources pour varier ce discours et l’adresser.


4/ Étude rapide de cas : Guénaël Boutouillet / médiateur littéraire, c’est quoi ?

Statut : travailleur indépendant (après un parcours salarié).

Inscription dans le temps (nous développerons ces parcours avec Yann Dissez).

Inscription dans une action quotidienne – quels savoir-faire, quelles actions :


lire

écrire

écouter, questionner

présenter

élire

programmer

inviter

accueillir

Interactions avec l’ensemble des acteurs de l’écosystème du livre :
auteurs

éditeurs

libraires

bibliothécaires

institutions du livres

lecteurs.ices

5/ Le Bruits de langues – champ d’expérimentation

Ce festival est un terrain d’expérimentation rare de tous ces savoir-faire. Durant le bruit de langues, les étudiant.e.s ont l’occasion de :

lire

écrire

écouter, questionner

présenter

élire

programmer

inviter

accueillir

6/ une sélection pour lire, écrire, et élire

18 titres selon plusieurs modalités : auteurs accessibles (français, vivants, pas encore trop célébres : 8 premiers romans sur 18), diversité éditoriale, majorité de femmes (13 sur 18), une place particulière allouée aux éditions P.O.L (3 titres sur 18).

Cette sélection sera lue (au minimum 4 livres entiers, et un certain nombre de pages de chacun des livres) par toutes et tous.

Elle sera analysée et commentée dans des notes de lecture publiées sur le blog https://formationslirecrire.wordpress.com/

Fin novembre chacun.e élira un trio d’auteurs.ices par ordre de préférence, et selon le dépouillement du total, l’auteur.ice lauréat.e sera invité par un courriel élaboré collectivement.

7/ Exercice collectif – le butinage


1 -Présentation sommaire du principe de médiations littéraires que constituent ces “rentrez”, faites par GB – voir ici : https://rentrez.wordpress.com/

2 -Vers le choix – étape de butinage – chacune a 8 minutes avec un livre (et ce quatre fois, donc avec au total quatre livres), à lire « dans l’ordre » depuis l’incipit pendant 4 minutes, et à compulser au choix pendant les 4 minutes restant.

Intérêt d’une telle contrainte, c’est l’exagération volontaire d’une situation – 4 minutes c’est peu mais c’est déjà plusieurs pages du texte, une manière de l’éprouver réellement, même pendant peu de temps – d’éprouver le texte et non les paratextes

3-Relever titre, auteur, éditeur – en attente d’un relevé de sensations plus élaboré via une question de GB

8/ Consignes pour les séances suivantes

-avoir lu deux livres en entier 

-avoir choisi un livre à chroniquer / nous travaillerons la note de lecture lors de la séance 3, lundi 18 octobre 13h30.

SEANCE 2 – AVEC YANN DISSEZ

SEANCE 3 – lundi 18 octobre et mardi 19 octobre

Déroulement de l’atelier

Il ne s’agit pas d’une méthode ou d’un cours de journalisme, d’un guide de «  bien-écrire  », d’un manuel d’usage de communication (tout ceci se trouve aisément sur le web, chartes éditoriales de site et  : il s’agit, se penchant sur un livre qu’on a lu,  de traverser cette expérience fondamentale et nécessairement productrice, de la relecture, attentive, scrutative, réflexive. Et de passer, pour ce faire, par l’écriture.

Tout est en vous, tout est dans le livre.

 
A —

« Attaquer le livre par son dehors : sans l’ouvrir, noter tout ce qui s’en dégage, toutes les informations données par sa couverture (première, quatrième, tranche…), titre-auteur-éditeur, résumés, exergues, design… »

Le faire dans le blog (ce qui ’empêche pas d’utiliser d’autres medieums en parallèle)

B —

«  Isolez-vous et posez vous des questions durant 10 minutes:Faire le récit de votre lecture, du dehors (circonstances, etc) vers le dedans (sensation,s images, idées, ressenties le plus subjectivement)é « ?

C —

«  Tout ce qu´il y a à dire du livre est d’abord, déjà, là. Posez des questions au livre, dépliez l’objet, questionnez-le :
qu’est-ce qu’il y a dedans ? Structurellement : organisation, titre, sous-titres, exergue, dédicaces, parties sous-parties, quelle mode d’énonciation, quelle structure ? Quelles phrases, quelles accroches, quels incipits, quels excipits ? Quelles phrases vous ont marqué ? Quelles phrases sous restent, quelles phrases vous semblent déterminantes ? Notez, recopier. Une phrase, deux, trois.  »

D — LE « MAIS ENCORE » – TRAVAIL DE NOTES

1/ Muni de trois feuilles, attribuer trois qualificatifs (adjectifs, ou formule brève : « un livre
qui nous emporte », « un livre passionnant », « bien écrit », « une saga familiale »…)
Inscrire chaque qualificatif au centre d’une des feuilles
Questionner ce qualificatif ainsi : « En quoi ? » (En quoi le livre est-il « bien
écrit », En quoi le livre « nous emporte-t-il » ? En quoi le livre est-il
passionnant ?En quoi le livre est-il bien écrit?, etc.)
Répondre en étoiles autour du qualificatif.
« Nous donner les trois qualificatifs-base, et sans lire toute la feuille, nous
dire en quoi ils ont produits d’autres qualificatifs et de nouvelles
possibilités »
Commentaire : nous pouvons toujours « en dire plus », du moins nous pouvons toujours
préciser. Toute question générale peut se découper en questions plus précises, plus
« petites », non moins utiles dans ce qu’elles peuvent produire d’éléments en réponse.

E — LES DEDANS (DE SOI, DU LIVRE)
-Faire le lien entre le souvenir évoqué en b et le moment du livre auquel vous
pouvez le relier.
-Tenter de trouver / noter 2 passages
– 1 qui vous a « fait » quelque chose (sans nous dire quoi) cf. B.
– 1 qui résume quelque chose du livre, cf. A et C
– En lire à haute voix (tour de table) sans dire s’il s’agit de B ou de A/C

F — LES QUESTIONS

depuis les textes brouillons, étapes de tri/épaississement/tri

1/je ne sais pas, reprise organisée en gardant le principe d’anaphore,

au moins 5 je ne sais pas, tel quel brut / et autant de “je me demande”

-je me demande si/quoi/comment/où/quand…

G — COMPACTER

Pour écrire une note de lecture de 6000 signes + 2000 de citations, il va falloir trier :

  • garder ces deux passages et organiser leur dialogue : que se disent-ils ? Qu’ai-je à dire de ce que ces deux passages se disent ? Me disent ? Disent à autrui ?
  • De cela faire angle
  • plan heuristique de ce que l’article pourrait être

H — FORMATER

Faire avec les contraintes : celles de wordpress. Il faudra bien utiliser les liens hypertexte, de façon informative mais pourquoi pas, plus libre et ouverte également.

La question de l’image

Avant que le monde ne se ferme d’Alain Mascaro (Editions Autrement, 2021) | par Mallaury Nadal

Le départ

               J’ai commencé Avant que le monde ne se ferme comme j’ai commencé L’invention de Louvette. C’est-à-dire que je n’en savais presque rien. J’avais à peine lu le résumé : je me suis surtout fiée au titre. Je dois cependant avouer, en toute transparence, que lorsque j’ai su que ce roman, écrit par Alain Mascaro, abordait la Seconde Guerre Mondiale, j’ai pensé à mes cours du lycée, aux films que j’ai visionnés, à toutes les histoires que j’avais déjà lues et je me suis alors un peu inquiétée. J’ai craint de m’ennuyer. Après avoir eu cette pensée, j’ai culpabilisé. Je me suis dit : à quel moment la Seconde Guerre Mondiale était-elle devenue un sujet presque banal dans mon esprit ? Comment en suis-je arrivée à considérer ce pan affreux de l’Histoire comme un thème vu et revu ? Une prise de conscience qui m’a réellement frappée.

Je me suis donc auto-sermonnée et me suis préparée à me lancer dans un récit qui allait parler de choses qui m’étaient déjà familières. J’étais en revanche déterminée à ne pas tomber dans la banalisation de ces événements sous prétexte que j’en avais déjà beaucoup entendu parler ; en effet, on nous parle des Juifs, des camps, des morts, des destins tragiques. Mais ce livre m’a surprise et m’a appris beaucoup de choses que je ne connaissais pas sur cette période. Tout d’abord parce que nous suivons des personnages tziganes, un point de vue que je n’avais jamais rencontré avant. De plus, la Seconde Guerre Mondiale n’est pas le seul événement barbare dont il est question, mais, comme le dit justement la présentation de l’éditeur, c’est à toute « la première moitié du siècle des génocides » que nous assistons.

Dans ce livre, nous suivons le trajet d’Anton, un jeune garçon dresseur de chevaux tzigane qui parcoure les routes accompagné de sa famille et d’une troupe de cirque qui forment ensemble la tribu Torvath. Grandissant dans des étendus sans barrières, traversant les frontières, Anton est un « fils du vent » : il est libre. C’est bien ce qu’est pour moi l’œuvre d’Alain Mascaro : l’histoire de la liberté, celle qu’on perd, qu’on nous arrache mais qu’on récupère, celle qui nous échappe mais qu’il est peut-être possible de rattraper. L’histoire de la liberté, celle que l’on cherche tous sans vraiment savoir ce qu’elle est.

Quoi qu’il en soit, si tu veux obtenir quelque chose d’un homme, parle au Fils du vent qui est encore en lui ; parle à sa liberté, et non pas à tout ce qui l’entrave. Enlève la selle et le mors à ton cheval ; enlève aux hommes leurs oripeaux sociaux, leurs chaînes et tout ce qui les entrave : considère-les nus et tu sauras qui ils sont…

À mi-chemin

Ce que j’ai vraiment apprécié dans ce roman est le fait que l’on traverse différents lieux. A mi-chemin de ma lecture, les personnages avaient déjà parcouru plusieurs endroits. Après nous avoir décrit la quiétude des étendus sans barrières, Alain Mascaro nous mène jusqu’au ghetto de Łódź : « Anton galopait vers Łódź où il avait entendu dire qu’on regroupait les Tziganes ; son père avait si souvent évoqué cette ville que cela lui semblait évident qu’on avait emmené la kumpania là-bas. »

J’ai alors découvert toute une partie de l’Histoire dont j’ignorais l’existence. J’ai notamment appris qui était Chaim Rukowski, personnage qui a réellement existé et qui était appelé le « dictateur du ghetto ». Désigné par les autorités nazies alors même qu’il était juif, il disposait d’une grande liberté et faisait subir des atrocités à ses pairs.

La première fois qu’Anton avait vu Chaim Rumkowski, c’était dans la rue. Le vent l’avait décoiffé et, avec ses cheveux blancs dressés sur les côtés et ses lunettes cerclées de noir, il lui avait fait penser à Lyuba dans son habit de clown, avec sa perruque blanche et ses grosses lunettes sans verres. Depuis, il ne parvenait pas à effacer cette image de son esprit. « Un clown ? avait dit Simon. Oui, c’est ce qu’il est, tu as parfaitement raison, mais un clown dangereux. » 

Avant que le monde ne se ferme nous emmène également en Inde, pays qui connaît ses propres problèmes au-delà de la Seconde Guerre Mondiale. « L’Inde indolente, celle qui paraissait si calme et douce au voyageur, presque nonchalante et lente comme les buffles des bords du Gange, cette Inde-là soudain s’embrasa. ». Là-bas le protagoniste et le lecteur rencontreront une autre personnalité historique : Gandhi. J’ai aimé que la fiction et la réalité se mêlent de cette manière tout au long de l’œuvre.

Cette impression de voyager, je l’ai également ressenti à travers l’écriture. D’une part car le vocabulaire est spécifique et que plusieurs langues sont employées par exemple « gadjé », « lindra », « Te merav », « nach Zigeunerart Umherziehende Personen » – je vous invite à ne pas tricher et de lire le livre pour en connaître la signification. Le fait que l’auteur inclue dans son texte d’autres langues nous immergent dans les cultures et pays que l’on découvre. D’autre part, Alain Mascaro a beaucoup voyagé, ce que le lecteur ressent, ce que j’ai ressenti.

« Des jours et des jours à suivre les contours des mers intérieures, Noire, d’Aral ou Caspienne, des semaines à regarder pousser les blés l’Ukraine, des mois dans l’infini des steppes kazakhes ou mongoles, des heures à attendre les bacs au bord des fleuves ou des grands lacs, et tant de temps encore à s’imprégner des présences minérales, chaînes de l’Altaï, du Pamir, de l’Oural ou des Alpes qui longtemps restaient lointaines, indistinctes, mais qui peu à peu se mettaient à grandir, comme nourries par l’avancée des regards, jusqu’à ce moment inouï où l’on en percevait vraiment tout le vertige et l’étendue. »

L’arrivée

Au terme de mon voyage livresque, j’ai pu conclure qu’en ces temps où la pandémie règne sur notre quotidien et sur nos frontières, Avant que le monde ne se ferme porte très bien son nom et que lire ce roman dans de telles circonstances est une drôle de coïncidence. Il a ravivé mon envie de voyager, de percevoir « tout le vertige et l’étendue » de différents paysages – j’ai particulièrement aimé cette expression. Bien que je ne le puisse pas comme je le voudrais, j’ai espoir de retrouver ce sentiment de liberté.

Encore une journée divine, Denis Michelis (Notabilia / Noir sur blanc, 2021) | par Amanda Argenty

Encore une journée divine est le quatrième roman de Denis Michelis, paru en Août 2021 aux éditions Noir sur blanc. Ce roman quelque peu déconcertant se passe dans un hôpital psychiatrique aux côtés de Robert, thérapeutre de métier qui va non pas se placer en tant que médecin mais en tant que patient. Une occasion pour lui de revenir sur son passé, sa famille et son frère disparu, son livre qui fait sa fierté et sa vie qui ne semble pas vraiment comme il l’a décrit.

C’est à l’aide d’un monologue que Denis Michelis nous livre le récit de son personnage. Dérangeant au départ à cause de cette forme si peu utilisée qui donne l’impression au lecteur d’écouter une conversation auquel il n’est pas invité, l’œil s’habitue et nous nous installons dans le décor pour connaître la suite de l’histoire de Robert. Nous ne sommes cependant que de passage et la mise en page nous le fait savoir avec des débuts de chapitres (qui sont au nombre de trois en réalité) sans majuscules et qui débutent avec la phrase du personnage qui semble déjà bien entamée. Seul son interlocuteur, le Docteur (à condition que ce dernier existe vraiment), connaît l’entièreté du récit, chose que nous ne serons jamais puisque le point de vue ne change pas. Il est cependant intéressant de relever que l’écriture de l’auteur nous permet malgré tout de deviner les questions et remarques du Docteur, des paroles fantômes et pourtant facilement compréhensible grâce aux réponses et au franc-parler de Robert.

“Et vous, Docteur, quelle est la nature – la nature profonde, comme on a l’habitude de dire – de vos pensées, quand vous rentrez le soir dans votre petite maison bien confortable, après avoir entendu, des heures et des heures durant, le pire comme le pire ?”

Le lecteur est plongé dans le flot de paroles de Robert. Cet homme mystérieux, sans filtre, quelque peu narcissique et qui ne doute en aucun cas de son talent, passe par de multiples sujets et de nombreuses réclamations sous peine de ne pas continuer son récit. Récit qui semble dans un premier temps décousu. Passant d’une discussion à une autre, il est dur de se repérer dans les nombreuses informations de Robert. Le récit va d’autant plus se compliquer quand mensonge et vérité vont se lier. Cependant, l’écriture nous pousse à vouloir continuer. Le ton du personnage, l’écriture presque parler donne l’envie de démêler le vrai du faux et finalement comprendre qui est vraiment l’homme presque en face de nous.

“Ce n’est jamais bon d’être doté d’une intelligence supérieure à la moyenne dans une famille d’idiots, et encore, je mâche mes mots. J’ai payé un lourd tribut pour cela, docteur, longtemps j’ai été rabroué à cause de mes capacités intellectuelles hors norme.”

Le récit, pourtant court, est riche en informations et en rebondissements. Petit à petit le lecteur voit, comprend et devine la vérité. La belle image de Robert s’efface, et la raison de sa présence à l’hôpital s’éclaircit. Ce roman fonctionne quelque peu en crescendo, où le lecteur découvre petit à petit la folie qui touche le personnage, et ses colocataires de chambre qui parlent au Diable semble finalement plus sain d’esprit que lui.

Un roman assez fou conté par un vrai fou, voilà ce que Denis Michelis vous propose dans Encore une journée divine.

« Encore une journée divine » de Denis Michelis (éditions Notabilia/Noir sur blanc, 2021) | par Irina Frydryczak

Dans son livre, “Encore une journée divine”, Denis Michelis installe une atmosphère étouffante de suspense, inconfortable au lecteur, qui assiste au monologue de Robert, seul personnage à parler; sans jamais pouvoir démêler le vrai du faux, ni se défaire du point de vue et de la présence de ce dernier. 

Ancien thérapeute interné dans un hôpital psychiatrique qu’il ressent comme une prison, Robert explique que, las d’écouter ses patients se plaindre et d’essayer de trouver une solution à leurs problèmes, il a trouvé une nouvelle méthode de travail – qu’il défend dans son livre Changer le monde, devenu, selon lui, un best-seller mais dont il n’a aucune preuve de l’existence – et leur conseille tout simplement de se débarrasser des causes et sources de leurs problèmes et angoisses, allant même jusqu’à conseiller le meurtre et le viol.

“ Vous avez peur des araignées ? Évitez les araignées.
Du vide ? Ne vous penchez pas trop en avant.
De l’avion ? Prenez le train.
Du noir ? Dormez la lumière allumée.
Des étrangers ? Restez chez vous.
[…]
Vous ressentez du désir, alors que c’est interdit ? Rien n’est interdit en matière de désir, car le désir est amour et nous sommes amour. […]
Bref : embrassez qui vous voulez.
COUCHEZ avec qui vous voulez.
Insistez s’il le faut. Soyez libre : brisez les chaînes que vous avez vous-même posées autour de vos poignets.
[…]
Accro à l’alcool ? Buvez de l’eau.
Au drogues ? C’est déjà trop tard…
Stressé ? Supprimez la source de stress.
Obèse ? Supprimez la source de nourriture.
En conflit avec l’autre ? Supprimez l’autre.
Avec vous-même ? Vous savez ce qu’il vous reste à faire.”

Robert, rejeté par son père, vivant dans l’ombre de son frère, semble désespéré et esseulé, sans amour. Il est interné pour dépression suite à la mort de son frère en mer, mort inexplicable pour un moniteur de voile expérimenté. On sait qu’il était présent lors de cet accident et qu’il croit en un amour fou entre la veuve de ce dernier – Wendy, et lui-même. Ce fou et paranoïaque, aux idées plus que immorales, allant jusqu’à croire que son père soudoie le médecin pour le placer à l’isolement, aurait-il appliqué sa méthode de travail en éliminant son frère qu’il voyait comme un obstacle  ? 

Au fur et à mesure de sa lecture, le lecteur s’interroge : peut-il croire Robert, ce personnage de plus en plus détestable auquel il ne peut pourtant s’empêcher de s’attacher ?  Difficile de démêler le vrai du délire dans ce monologue où il semble faire les questions et les réponses.
Au-delà de la volonté de pousser les individus à agir au lieu de se lamenter, il semble un fervent partisan du “populisme” et de la simplification de tout. 

“La simplification, Docteur, est la clé de tous nos malheurs”

Avec humour et profondeur, l’auteur aborde dans son livre, ces dérives populistes avec vérité. À travers cet anti-héros, il dénonce notre époque qui vire souvent à la folie et met en garde contre la sursimplification des idées et du langage. Le lecteur peut y voir un parallèle avec la vie politique actuelle, où comme les paroles de Robert, plus personne ne peut distinguer le vrai du faux, et surtout, où toutes les idéologies sont simplifiées au maximum pour que personne ne puisse prendre le temps de réfléchir.

“Des années et des années où le langage n’a fait que me mentir en pleine figure, me détourner de la réalité. […]
A mort les symboles, à mort les images, à mort les métaphores à la mords-moi-le-nœud, les sens cachés, l’ironie, le second, le troisième, le quatrième degré, vous comprenez, maintenant, pourquoi vous devez m’arrêter quand je me lance dans de pathétiques élans de poésie, à quoi cela nous a-t-il servi ?
À rien.
Ce que nous réclamons, Docteur, avec ardeur, et un certain courage, il faut bien le dire, dans cette société sans cesse interrompue qui va plus vite que la musique, c’est encore et toujours plus de littéralité.” 

Infiniment incisif et politique, parfois drôle et insoutenable, ce long monologue, bien que souvent répétitif, vaut le détour et permet de découvrir l’univers fou de l’hôpital psychiatrique.

Blizzard de Marie Vingtras (Editions de l’Olivier, 2021) | par Vom Hoevel Inès

Note de lecture : Blizzard, Marie Vingtras, Editions de l’Olivier, 2021.

« Isolé dans nos terres, je n’aurais jamais imaginé à quel point la famille avait un sens. » Ces mots sont ceux de Marie Vingtras, auteure du roman Blizzard, paru le 26 août 2021 aux éditions de l’Olivier, dans le cadre de la rentrée littéraire. L’histoire de ce roman se situe en huit clos dans la nature dévorante : le coeur de l’Alaska. Une femme, Bess, accompagné d’un petit garçon tenter de traverser le blizzard qui parcourt cet état, mais, malheureusement, ils vont se perdre. Aidée des rares voisins qui vivent aux alentours de chez elle, Bess et ces hommes, Benedict, Cole et Freeman, vont partir à la recherche de Thomas malgré la tempête qui fait rage.

« J’ai toujours aimé les tempêtes, et surtout le moment juste avant, quand il faut tout protéger, boucher les interstices, rentrer assez de bois pour tenir quelques jours et se faire un espace clos, le plus hermétique possible. Et puis, quand la tempête est là, se claquemurer avec la cibi qui grésille, une tasse de café brûlant pour se réchauffer les mains et le feu dans la cheminée qui se rebelle à cause de la neige qui tombe dans le conduit et du vent qui s’y engouffre. »

Tout d’abord, je peux commencer par dire que, si j’avais vu le roman Blizzard, en librairie, je ne suis pas sûre que je m’y serais intéressée. En effet, la couverture, blanche avec seulement une photo d’un coucher de soleil en Alaska ne m’aurait pas plus attirée que ça, à tort car j’ai franchement aimé ma lecture. Ce que j’ai surtout apprécie, c’est l’écriture en canon du roman. Chaque chapitre correspond au point de vue d’un personnage, ce qui rend la lecture fluide et dynamique, car chacun d’eux fait en moyenne deux voire trois pages. Le suspense de ce huit clos est, selon moi, particulièrement bien géré car on apprends au fur et à mesure des pages les secrets plus ou moins sombre de chaque personnage, étant donné que nous entrons dans l’intériorité de tous. Le lecteur devient alors comme un narrateur omniscient de la conscience de tout les personnages, ce qui rends le tout bien mené car on sait des informations que les autres personnages n’ont pas, ce qui nous permets de mieux comprendre certaines situations, certains agissements, notamment lorsque Bess passe pour une folle auprès des hommes de son village. Le roman est finalement assez court, car il ne fait que 182 pages, mais cela suffit à comprendre l’enquête, jusqu’à sa scène d’action finale, sans traîner en longueur et qu’il devienne pénible à lire.

J’ai également beaucoup aimé la plume de Marie Vingtras. Ses phrases sont courtes et tranchantes, ce qui détonne avec le paysage du roman qui est infini à cause du blizzard. Malgré cet aspect qui pourrait sembler froid, de prime abord, elle réussit à décrire les pensées et les sentiments de chacun de ses personnages avec justesse et humanité, malgré leurs lourds secrets. Les thèmes abordés dans ce roman sont également très intéressants, notamment le rapport à la parentalité, qu’elle soit de sang ou non, qui est beaucoup abordé. Pour certains personnage, vivre en Alaska est aussi dans un but plus identitaire, afin de se retrouver soi-même, à force de s’être perdu dans des secrets inavouables et la culpabilité qui va avec. Ce roman parle également de la guerre et la dualité entre bien et mal qu’elle entraîne, car, est-ce que tuer pour le bien est-il vraiment une bonne chose, car, tout de même, un homicide a été commis. On y parle également de racisme, symbolisé par le personnage de Freeman qui est un homme noir.

« La guerre reste la guerre. Elle terrifie et galvanise en même temps. Elle banalise le fait que vous puissiez tuer d’autres êtres humains, juste parce qu’on vous a dit que vous aviez une bonne raison de le faire, que vous étiez le tenant du bien contre le mal. Il y a toujours une bonne raison pour justifier que nos enfants se fassent sauter sur des mines, pour qu’ils revienne écharpés, silencieux comme des ombres, incapables de mettre des mots sur ce qu’ils ont vu. » 

Il est difficile de parler de ce roman sans en dévoiler la fin, que j’ai trouvée inattendue et poignante. Je dois bien avouer qu’au début de ma lecture, je ne comprenais pas trop les liens entre les personnages, et vers où partait l’histoire, mélangeant enquête, due à la disparition de Thomas dans le blizzard, et secrets de famille, mais j’ai tout de même continué ma lecture avec plaisir, l’écriture de l’auteure m’ayant captivée. Au final, je n’ai pas regretté mon choix car j’ai trouvé la fin à la hauteur du reste du roman, intrigante et marquante. J’ai d’autant apprécié ma lecture car je ne lis que très peu de romans policiers, n’appréciant pas ce genre habituellement, mais ayant dévoré Blizzard. Je suis donc plutôt d’accord avec les critiques littéraires ayant apprécié cette lecture, il s’agit ici d’un roman dont on ne peut plus s’arrêter de lire dès le moment où il a été commencé, les personnages sont justes et bien écrits et l’enquête est bien ficelée car on ne s’attends pas au dénouement final. 

La page concernant le roman sur le site des Editions de l’Olivier : http://www.editionsdelolivier.fr/catalogue/9782823617054-blizzard

Grande Couronne de Salomé Kiner aux éditions Christian Bourgeois, par Rachel Vergnaud

crédit photo : Rachel Vergnaud

« Explique-moi comment tu t’appelles si t’es encore ma fille et si tu veux dormir sous mon toit. La honte me labourait. J’ai dit qu’il s’agissait d’un jeu. J’ai dit Mais regarde Tina fait pareil, et ma mère a hurlé, Tina fait ce qu’elle veut ce n’est pas mon problème ! […] elle était sensible aux symboles, il ne fallait pas plaisanter sur le respect de son travail de mère, or les prénoms faisaient partie de son œuvre. »

Ce roman est raconté à la première personne, guidé par une voix : celle de la narratrice, une jeune ado de 14 ans à la toute fin des années 90. Elle vit dans la Grande Couronne, autrement dit la périphérie de Paris, avec ses parents, sa sœur, ses deux petits frères. On sait que ses grands-parents sont originaires de Gogolinek, un petit village de Pologne. Les noms de marques d’habits et d’aliments, les noms et surnoms de tous les personnages, les noms de rues, de quartiers, de gares, d’écoles, de villes ponctuent le récit sans que jamais le prénom de la narratrice ne soit mentionné. Elle est parfois désignée sous le nom de Tennessy, nom de scène, de passe, qui la rend encore plus anonyme.

Anonyme pourtant elle ne l’est pas. Sans nom mais pas sans caractère, la narratrice décrit sa vie au rythme de ses habitudes : les passes du mercredi, la pizza quatre saisons du jeudi, les soirées à la pizzeria auprès de Renaud et la masturbation avant d’aller dormir. Elle décrit les vies de ses amies, si différentes de la sienne : la mère de Kat Linh dort sur le canapé et achète des maxi paquets de bonbons à Auchan, la mère de sa voisine insiste pour qu’on l’appelle Tina et pas Christine, même ses enfants ne l’appellent pas maman. Ses parents à elle n’ont pas de télé, achètent des produits sans marques, portent des vêtements usés et cuisinent du tofu soyeux.

C’est son regard détaché et ses commentaires ironiques sur la vie qu’elle mène et les gens qui l’entourent qui m’ont beaucoup touché. Quand vient la rupture, la narratrice est là, prête sans même le savoir, on la croirait insensible et pourtant… Elle prend la vie comme elle vient, elle la raconte comme on raconte une histoire à quelqu’un.e, en y allant de son avis, associant à ses pensées des remarques récoltées au fil de ses interactions.

Les parallèles sont nombreux au court de l’histoire, encore une fois teintés d’une certaine ironie. La narratrice décide un peu malgré elle de prendre en charge la gestion de sa famille alors que tous les repères s’écroulent, tandis que sa grande sœur fuit la détresse insupportable de leur mère. La narratrice effectue un stage d’observation avec le juge des enfants du tribunal de Bobigny peu après avoir quitté un réseau de prostitution de mineures.

« Depuis que ma mère est bloquée dans le canapé du salon, que les volets restent fermés en plein été, que les garçons ne mangent plus que des raviolis, et encore, quand je les prépare, depuis que Ludwig va au centre aéré prévu pour les pauvres qui ne partent pas en vacances, depuis que Simon tourne en rond sur la pelouse en friche du jardin, depuis que Rachel a changé de famille parce que la sienne lui faisait honte, depuis que je fais les lessives, le lave-vaisselle, les courses et les inscriptions de rentrée […]. »

Le récit est construit à la fois comme une sorte de retour sur un présent déjà passé dans lequel la narratrice notifie qu’elle sait déjà ce qui va arriver et comme une éternelle surprise. En tant que lectrice, je n’ai pas su deviner en amont les avancées de l’histoire. Chaque nouvel élément perturbateur est un étonnement, relativisé par la narratrice qui intègre ses remarques au fur et à mesure. En tant que lectrice, je me suis souvent retrouvée en décalage par rapport à la narratrice, mes ressentis ne résonnaient pas avec le pragmatisme du texte. Cet ensemble donne aux propos un certain détachement, une étrange maturité.

Maturité à l’origine provoquée par son désir de se fondre dans l’idéal d’une société de consommation dont ses parents, semble-t-il, cherchent à la protéger ; finalement ce sont eux qui vont la pousser en eaux troubles en brisant ses derniers repères. Heureusement, la narratrice sait très bien nager, ça fait huit ans qu’elle fait de la natation au club des Nymphéas.

Vous pouvez retrouver le livre ainsi que les vidéos de présentation de l’autrice sur le site des éditions Christian Bourgeois.

Vous pouvez acheter ce livre via le site des Librairies Indépendantes.

Comme nous existons, de Kaoutar Harchi (Actes Sud, 2021) | par Timothé Vasseur

Kaoutar Harchi, écrivaine et sociologue, publie son cinquième livre aux éditions Actes Sud. Ce dernier s’intitule Comme nous existons. Au-delà de sa couverture abstraite nous découvrons l’autobiographie de Kaoutar Harchi sur 144 pages et 13 chapitres. Son histoire se déroule de ses 8 à 20 ans. Au début dans la ville de Strasbourg qu’elle nommera « S. » tout au long du roman, puis à Paris à la fin. Dans cette autobiographie, elle revient sur son « expérience enfantine et primordiale de la race » de fille de migrants « d’un pays post-colonial ». Elle mêle dans son récit une écriture intime et personnelle qu’elle entre-coupe d’évènements politiques. Elle veut raconter à travers ces pages comment ils ont fait face à la violence plus que comment ils ont souffert de celle-ci. L’entremêlement de ses écritures est aussi l’occasion d’entremêler les personnes. De la première du singulier, le « je », à la première du pluriel, le « nous » qui désigne les enfants de parents immigrés.

Son récit s’ouvre sur le visionnage du mariage de ses parents, Mohamed et Hania, enregistré sur une cassette avec l’inscription « mariage 1984 – Casa » et qu’elle visionne régulièrement. Ses parents occupent une place importante et sont très souvent cités tout au long du récit. Ce premier chapitre nous plonge au cœur de sa famille et de l’amour présent entre son père et sa mère. Les chapitres suivants se concentrent aussi sur sa famille. Dans le deuxième chapitre « J’ignore », elle aborde ce qu’elle ne sait pas sur sa famille; le prénom de ses grand-parents et de nombreux détails de leur vie. En revanche, elle sait qu’il s’agit de Ba, son grand-père, qui a fait venir en France Ma, sa grand-mère et sa mère alors âgée de 7 ans dans un contexte de rapprochement familial. À l’inverse, son père a immigré à l’âge de 17 ans et a quitté sa famille. Kaoutar Harchi exprime implicitement ici la différence de parcours entre ses parents, tous les deux immigrés mais aux parcours différents. Dans le troisième chapitre « Notre présence », elle aborde leur vie dans la ville de S., la façon dont ses parents s’intègrent.

« À l’entrée de l’immeuble aux murs recouverts du graffiti El Zoo, en récupérant notre courrier dans la boîte aux lettres ou en attendant l’ascenseur, il arrivait que nous croisions des voisins. Ces derniers s’empressaient alors de nous dire qu’ils nous avaient vus, par la fenêtre, marcher le long de l’Ill, non loin des résidences pavillonnaires, et échanger avec un propriétaire. À cet instant où semblait poindre quelque remarque intrusive, Hania, toujours elle et elle seule, s’avançait, vaillante, opiniâtre, et répondait de manière à faire taire la personne : vous êtes qui ? La police ? Puis, sans attendre, Hania repartait à pas rapides. Hâtivement, Mohamed et moi la suivions. ».


À partir du quatrième chapitre, « Leur haine », c’est le thème de l’école qui est traité. L’école où Hania et Mohamed souhaitent « placer » leur fille, c’est une question importante dans ce récit, ils souhaitent trouver le meilleur endroit.

« Hania commença alors à se demander vers où me déplacer. Une fois, je dis : et le collège près de la maison ? Là où vont tous les autres enfants, le collège Victor-Hugo ? Hania me répondit que c’était bien trop dangereux. Les voyous, ajouta-t-elle, ils rentrent du collège, et il faut voir comme ils se comportent sur le chemin, ils poussent des cris, ils se jettent les uns sur les autres ! Et ce qu’ils font aux filles, ces garçons, ils les embêtent, ils les influencent. Et les filles, après, c’est fini, elles cessent d’être des filles bien. Le garçon arabe qui aurait pu faire du mal à sa fille arabe hantait ma mère. »


Les chapitres qui suivent sont l’occasion de parler de thèmes plus intimes sur l’acceptation de soi dû aux normes de beauté que Kaoutar Harchi ne rempli pas, de la peur de décevoir ses parents et de ne pas être la fille qu’ils voudraient qu’elle soit lorsqu’elle sèche les cours. L’attente des premières menstrues et de devenir une femme. Il y a aussi la découverte de l’amitié auprès de Khadija, qui se sont trouvées face à la méchanceté des autres filles. Mais ces chapitres permettent aussi d’aborder des sujets plus vastes, plus collectifs, tel que le harcèlement scolaire, la misogynie, le racisme de la part des professeurs ou de la société avec comme exemple le port du voile ou bien encore les violences policières dues aux bavures ou aux contrôles au faciès. 

« l’école, en aucun de ses aspects, ne s’était révélée être cette seconde famille dont ils avaient tant rêvé. Cette promesse n’était qu’un mensonge. Les professeurs n’avaient jamais été des parents et les élèves, des frères et sœurs. Cette école était un espace mortifère où les riches se moquaient des pauvres, où les garçons harcelaient les filles, où les élèves valides frappaient les élèves handicapés, où le racisme sévissait chaque jour. Je souffrais de cette institution, de ses règles, de son autorité, des petites violences qui s’y exerçaient, des misères, et des humiliations que les élèves se faisaient subir, que les professeurs faisaient parfois subir aux élèves. »


« Et Ahmed de hurler – beaucoup s’en souviennent : arrêtez, ne me touchez pas là, arrêtez ! Retirez vos mains ! Et la police de continuer de l’insulter, de le traiter de sale arabe, de salope. […] Les policiers se saisirent alors d’Ahmed, le conduisirent jusqu’à leur voiture, puis ils repartirent.

Ce qui advint précisément par la suite, nous l’ignorons.

Quelques semaines plus tard, la mère d’Ahmed fut informée que son fils – dont le corps et les génitales en particulier attestaient de blessures récentes – s’était donné la mort, en cellule d’isolement.»


Comme nous existons bien qu’étant une autobiographie permet d’aborder de nombreux sujets, parfois même de dénoncer. Si tous les sujets ne nous concernent pas, ils sont cependant tous importants. Surprise est de voir que nombre d’entre eux sont toujours d’actualité et fait de ce récit, écrit par Kaoutar Harchi, une nécessité.

S’en aller de Sophie D’AUBREBY aux éditions Inculte, par Clara Turlure

Photographie de Clara TURLURE

Carmen. C’est le prénom qu’a choisi Sophie d’Aubreby pour le personnage principal de son premier roman, S’en aller. Nous y est narrée l’histoire d’une femme au XXème siècle qui refuse les normes que la société impose à son sexe « […] qu’on dit beau. Qu’on dit faible. » (p.63). Ce n’est cependant pas toute sa vie qui nous est retracée mais quatre périodes seulement, qui constituent d’ailleurs les quatre parties de ce roman. Quatre périodes qui vont être essentielles dans la vie de Carmen. Ce sont les moments où elle choisit de s’affranchir des carcans de son époque et des limites imposées aux femmes, où elle prend des décisions sur sa façon de vivre, d’exister. Et entre ces quatre périodes, des ellipses. Le lecteur, la lectrice, ne saura finalement pas tout de sa vie, de l’entre-temps de ces moments, mais en saura tout de même assez.

En ouvrant ce livre, on découvre Carmen dans un corps d’homme. Celui d’un marin. A peine sortie de son adolescence dans un environnement bourgeois, elle embarque sur un bateau de pêche pour y travailler, en 1924. Elle apprend à se fondre parmi les hommes, à adopter leur gestuelle et leurs comportements, pour ne pas être démasquée. Son corps se retrouve transformé et meurtri par le travail éreintant.

« L’identité est liquide, elle se coule sans effort dans de nouvelles rigoles, creuse de nouveaux recoins. Au rythme de l’eau, elle oublie la jeune fille qu’elle était et devient le garçon qu’elle incarne. Elle l’incorpore. Elle s’habitue au il que sa personne arrache aux bouches de l’équipage. A son reflet dans leurs regards. » (p.79)

Cette partie du roman mêle deux chronologies. En effet, les chapitres alternent aussi avec la vie de la jeune femme avant sa décision de partir. Ils retracent sa prise de conscience après un événement décisif ainsi que sa volonté de ne pas rentrer dans le cadre vers lequel son père et la société la poussent. En montant sur ce bateau, Carmen refuse de se soumettre à ce qu’on attend d’elle en tant que femme et gagne sa propre liberté.

La partie suivante décrit sa rencontre avec Hélène, qui deviendra sa compagne de vie, celle avec qui elle créera une relation unique et tellement importante pour Carmen.

« Hélène fait partie des personnes qui captent l’attention. On ne les connaît pas. On ne les trouve ni jolies, ni particulièrement sympathiques. Mais les têtes se tournent et les yeux regardent. On les remarque presque malgré soi. Un appel à voir qui commence avant la vue, quelque part près de l’instinct. Sa singularité disperse les foules et, la dispersant ce jour-là, elle s’impose à elle. A son visage elle revient sans cesse, incapable de s’expliquer pourquoi. » (p.96)

Les deux femmes décident de partir ensemble, dans les années 30. Carmen remonte alors sur un bateau en direction de Java, une colonie, où Hélène et elle apprendront à connaître une autre culture et même un art différent. Les découvertes qu’elles y feront ne correspondront toutefois pas toujours à celles qu’elles avaient imaginées.

« En retrouvant la terre ferme, elle s’était sentie libérée de l’injonction d’être une femme comme une femme devait être, à ce moment-là de l’histoire et à cet endroit-là du monde. » (p.108)

La vie de Carmen est aussi marquée par la Seconde Guerre mondiale, guerre durant laquelle elle fera certains choix qui auront de lourdes répercussions pour elle. Et pour son corps également. Les deux dernières années de cette guerre constituent ainsi le troisième instant d’importance de la vie du personnage. Cette troisième partie raconte une nouvelle insoumission du personnage, sa façon de ne pas rentrer dans les rangs et d’agir comme elle l’entend.

Finalement, dans une dernière partie, l’autrice nous raconte la vieillesse de Carmen. De ses dernières décisions jusqu’à sa volonté de se battre pour ce qui compte pour elle, et ce, jusqu’à la fin. Sophie d’Aubreby explique comment son personnage a décidé de vivre la dernière étape de sa vie à sa manière, comme une parfaite conclusion de la vie qu’elle a menée et que nous suivons, nous lecteurs et lectrices, jusqu’au bout.

L’autrice raconte donc la vie de Carmen dans des contextes historique et géographique précis, qui servent de repères aux lecteurs et lectrices et appuient le réalisme de son récit et de son personnage. Les différents lieux et la chronologie étalée au cours du XXème siècle permettent d’évoquer un grand nombre de sujets. Les corps occupent notamment une place importante dans l’histoire, comme un fil conducteur entre les instants de vie. Les ambiances et les situations varient vraiment d’une partie à l’autre. Ainsi, il n’y a aucune redondance malgré les idées directrices d’insoumission, de liberté, d’indépendance, d’affranchissement, car ces dernières prennent différentes formes à chaque décision prise par le personnage.

Carmen est attachante, déterminée et courageuse. Mais on referme le livre sans pour autant tout savoir d’elle, que ce soit tous les détails de sa vie ou de sa propre personne. Cela a créé cet effet paradoxal chez moi : j’aurais voulu en savoir plus sur cette femme et pourtant, Sophie d’Aubreby révèle juste ce qu’il faut, ce qui est nécessaire, et cela m’a finalement suffi. La façon que l’autrice a de présenter son personnage le rendait presque réel au fil des pages. Carmen fuit ce que la société lui impose. Ses pensées sont construites, ses actions réfléchies mais aussi parfois spontanées, ce qui la rend très agréable à suivre, à apprendre à connaître durant les quatre moments de son existence. Chacune de ses décisions, chacune de ses actions – petite ou grande – est un pas vers la vie qu’elle veut mener et non celle que le cadre sociétal souhaite pour elle. Et s’il est très plaisant de suivre les étapes décisives, importantes, de la vie de ce personnage, il l’est encore plus de le suivre jusqu’à sa fin et de ne pas s’arrêter au cours du chemin.

La plume de Sophie d’Aubreby m’a vraiment conquise pendant ma lecture. Chaque mot est choisi, chaque mot est juste. Les phrases sont rythmées et mélodieuses, les chapitres sont courts. Les très rares dialogues de ce roman ne viennent pas couper la narration et n’ajoutent pas de superflu à l’histoire de Carmen. A peine fermé, j’ai de nouveau ouvert ce livre pour en relire certaines phrases.

« Elle ne s’était pas posé la question de la vie des autres. S’enfuir avait été l’unique moteur, le seul projet. » (p.17)

S’en aller.

  • Editions Inculte
  • Date de parution : 18 août 2021
  • 288 pages
  • ISBN : 9782360841189
  • Prix Millepages 2021

Alain MASCARO, Avant que le monde ne se ferme (Autrement, 2021) par Isis Molinier

Premier roman du professeur de lettres Alain Mascaro, Avant que le monde ne se ferme est un véritable hymne à la liberté. Au travers d’un jeune tzigane nommé Anton Torvath, l’auteur montre comment la Seconde Guerre Mondiale a privé tout un peuple de sa liberté avant de les réduire au silence pour toujours. (Mal)heureux survivant du génocide qui a décimé sa famille, le voyage de ce « fils du vent » souligne l’horreur de la guerre mais offre également le récit d’une résilience hors du commun.

Le début du récit est empreint de cette liberté pure et sans frontières qui caractérise la famille nomade des Torvath. De ville en ville, de pays en pays, ils implantent leur cirque pour ravir les spectateurs. Outre le fait que Avant le monde ne se ferme ajoute une pierre à l’édifice du devoir de mémoire de la Seconde Guerre Mondiale, ce roman rend également hommage aux cultures et traditions tziganes. Le lecteur est emporté aux rythmes des galops des chevaux, des numéros circassiens de la kumpania, de la mélodie du violon de Jag et de ses sages paroles, au rythme du vent de liberté qui souffle sur les steppes. L’ensemble du roman est parsemé de mots d’origines tziganes qui ajoutent une couleur particulière au récit et immerge le lecteur dans un monde inconnu et extraordinaire.

Ainsi l’enfance ne fut qu’errance et mouvement, à la lenteur d’une paire de chevaux tirant une roulotte, la parfaite vitesse pour prendre la mesure du monde. Des jours et des jours à suivre les contours des mers intérieures, Noire, d’Aral ou Caspienne, des semaines à regarder pousser les blés l’Ukraine, des mois dans l’infini des steppes kazakhes ou mongols, des heures à attendre les bacs au bord des fleuves ou des grands lacs, et tant de temps encore à s’imprégner des présences minérales, chaînes de l’Altaï, du Pamir, de l’Oural ou des Alpes qui longtemps restaient lointaines, indistinctes, mais qui peu à peu se mettaient à grandir, comme nourries par l’avancée des regards, jusqu’à ce moment inouï où l’on en percevait vraiment tout le vertige et l’étendue. 

Avant que le monde ne se ferme, Alain Mascaro (page 36)

Tout bascule lorsque la guerre rattrape le clan Torvath en Pologne durant l’automne 1941. La rumeur court que les Allemands arrêtent les tziganes et, quelques fois, tuent les kumpanji. Les sentiments légers et doux qui guidaient les protagonistes jusqu’alors sont remplacés par une peur muette tandis que chacun feint de ne pas croire à la violence qui plane désormais sur une grande partie de l’Europe. L’écriture change aussi et laisse transparaître cette sensation de danger permanent. Au cœur de cette obscurité, la lumière de l’espoir continue de briller grâce à Anton qui lutte corps et âme pour retrouver sa famille après que celle-ci ait disparu. L’histoire prend un nouveau tournant lorsque Anton atteint la ville de Lodz où les populations tziganes et juives sont réunies dans des ghettos. Alors innocent et désireux de retrouver ses proches, le jeune homme se dénonce lui-même à un poste de sécurité et se retrouve enfermé dans le ghetto. Sans qu’il n’en ait encore conscience, cet évènement marque le début d’un long voyage semé de morts, de douleur et de désespoir. Les membres du clan Torvath perdent la vie les uns après les autres pour ne laisser en vie qu’Anton qui devient alors le porte parole de tous ces morts, le témoin vivant de ces douloureux souvenirs. Dans l’horreur, le garçon rencontre un vieux médecin juif, Simon Wertheimer, qui le prend sous son aile, lui enseigne ce qu’il peut et lui sauve la vie en le conduisant dans le ghetto juif. Ensemble, ils iront de Lodz à Auschwitz puis, avec le sage Katok, à Mauthausen. Une fois de plus, la seule personne qui sort vivante de ces marches macabres est Anton, alors brisé et éteint mais heureusement recueilli par un colonel américain, Saül Aaron Wittgenstein, qui lui offre un refuge, des soins et de l’amour.

Un jour, un officier SS se mit en tête d’éliminer les plus faibles et les malades. Il en fit d’abord pendre une dizaine, fit creuser à d’autres leur propre tombe avant de les abattre personnellement d’une balle dans la nuque, puis il entreprit de faire une sorte d’inspection, sans doute par souci d’efficacité. On aligna les prisonniers, au bord d’un fossé et il passa, indifférent et glacé, désignant du menton ceux qui devaient mourir.

Avant que le monde ne se ferme, Alain Mascaro (page 118)

Avant que le monde ne se ferme c’est aussi une histoire de résilience, un moyen de montrer comment, après avoir vécu l’horreur, un homme tente de soigner ses maux et d’aller de l’avant. La guerre aura fait voyager Anton dans l’horreur mais son parcours de guérison n’en sera pas moins douloureux. Comment continuer à vivre après des années de sévices ? Comment arriver à rendre hommage à tous ces noms de défunts qui le hantent, ces « mille trois cent quatre morts qui ne veulent pas qu’on oublie leur nom » ? Tant de questions et si peu de réponses. Anton cherche la paix, en vain, pendant des années. D’abord, il retrouve Jag et Katia, les deux derniers membres en vie de sa kumpania et, avec eux et leur nouvelle amie Yadia, il ressuscite le cirque Torvath. De cette façon, il rend hommage à sa famille. Ensuite, il achète des chevaux, en sauve d’autres, les soigne et les dresse jusqu’à acquérir une osmose parfaite avec eux. En cela, il rend hommage à son cheval, Cimarron, et à son nom secret Moriny Akh, le Frère des chevaux. Sous les conseils de Gandhi, Anton écrit les noms de toutes les victimes de la guerre dont il est le porteur dans les eaux du Gange. Ainsi, il rend hommage aux victimes de la barbarie des hommes.

C’est là que Gandhi lui avait conseillé d’aller pour déposer son fardeau. Il gardait en lui la moindre intonation du petit homme en dothî blanc : ‘‘Nul endroit sur terre n’est plus à même d’accueillir tes morts que les eaux sacrées du Gange à Vârânasî. On dit que cette ville est une des plus anciennement peuplées du monde : depuis des millénaires, les hindouistes viennent y déposer leurs morts. Les eaux du Gange sont pures et sacrées, elles accepteront les tiens, elles libèreront ta mémoire et te laveront. Baigne-toi là-bas sans crainte…’’

Avant que le monde ne se ferme, Alain Mascaro (page 170)

Poétique et précis, le style d’écriture de l’auteur s’allie aussi bien avec la tonalité légère et agréable de la première partie du récit qu’avec l’ambiance oppressante et violente de la guerre. Avant que le monde ne se ferme ne se contente pas de raconter l’histoire du peuple tzigane pendant la guerre mais prend également le parti de rendre hommage à la culture de ce peuple au travers d’Anton. Alain Mascaro propose un angle de lecture original à l’histoire des génocides du vingtième siècle en brillant d’espoir et de liberté au milieu d’une sombre nuit d’intolérance et de violence.

Vous pouvez vous procurer ce roman sur le site des Librairies Indépendantes ou dans les librairies près de chez vous.

Une journée divine, de Denis MICHELIS, (Notabilia / Noir sur Blanc, 2021) | par Marie MÉTOIS

C’est avec une écriture uniquement dialogique que Denis Michelis nous présente le récit de Robert, le personnage principal d’Une journée divine. Sans jamais entendre les autres personnages, le lecteur se voit forcé d’imaginer les répliques aux tirades de Robert, seul personnage de l’histoire à parler. On entre dans l’histoire comme si on avait une porte sur une discussion déjà en cours, nous immisçant dans une conversation privée. Ces arrivées soudaines du lecteur dans le texte sont marquées par une minuscule en début de phrase, comme si l’auteur nous ouvrait la porte sur un événement déjà en cours. Nul besoin de tiret dans ce récit, puisque Robert est la seule personne à parler, à part dans les souvenirs qu’il évoque, et qu’il n’y a aucun texte descriptif, uniquement des paroles. Ainsi, le lecteur n’a qu’un seul point de vue : celui de Robert, et ne peut pas s’échapper de la présence de ce dernier. Il se voit comme cloitré dans l’esprit de Robert, n’entendant que lui, et ne voyant que ce qui est décrit à vive voix. De plus, le lecteur n’assiste aux scènes que lorsque le médecin est dans la salle, comme si Robert n’existait pas en dehors de ses discussions avec celui-ci.

Avant d’être interné à l’institut psychiatrique de Sainte-Marthe, dans une chambre semblable, selon ses dires, à une prison, Robert était thérapeute et écrivait des articles et des livres. Il explique qu’un jour, un jeune homme a surgi dans son bureau, et que ce dernier a changé la façon dont il voyait sa profession. Il décide donc de changer totalement ses méthodes avec ses patients. Au lieu de chercher la cause de leurs problèmes, il leur conseille vivement de se débarrasser de leurs sources, parfois en insinuant devoir recourir à des crimes. Il avance avoir publié un livre apparemment révolutionnaire sur la manière de traiter et conseiller ses patients, qui, selon-lui, est devenu un best-seller, et va même jusqu’à affirmer que les lecteurs se battent dans les librairies pour pouvoir l’acheter. Pourtant, aucune preuve de l’existence réelle du livre à part ses paroles : il ne l’a pas en sa possession et son médecin, soit ne le trouve nulle part, soit ne compte pas l’acheter.

Au fond, ce n’est pas très compliqué avec les burn-out. Soit on change radicalement de vie, soit on choisit de mourir. Tous ces discours du genre il faut prendre du recul, se recentrer sur soi, accepter l’échec, c’est de la gnognote. Ou de la nuance, si vous voulez, mais là nuance n’a jamais sauvé personne”. p.20.

On apprend au fur et à mesure qu’il a été interné suite à une dépression et il aurait entre autres harcelé une femme (l’épouse de son frère Honoré, décédé juste avant l’internement de Robert dans des circonstances mystérieuses) qu’il considère comme l’amour de sa vie et pense que ses sentiments sont réciproques, malgré la gêne qu’il lui cause très clairement. Mais est-ce là la seule raison de son internement ? A-t-il un lien avec le décès de son frère moniteur de voile, puisque Robert était présent lors de sa chute en mer ? Ses propos ne le révèleront jamais, et on ne peut que supposer le déroulement des événements qu’il nous cache. Rejeté par son père, vivant dans l’ombre de son frère à qui tout semble réussir, il a pourtant de quoi être jaloux, et on ressent le désespoir de son existence et de son manque d’amour à travers ses paroles.

Mon père, oui, ce fervent opposant à mes études qui aurait préféré que je devienne comme lui instituteur, ou avocat, ou chef d’entreprise. Il n’a jamais compris qu’on pouvait trouver un sens à sa vie en écoutant celle des autres sans pour autant chercher à les éduquer, les défendre ou les dominer”. p.50.

Allant jusqu’à croire que son père soudoie l’institut psychiatrique pour le mettre en isolement, Robert semble plonger de plus en plus dans sa folie et sa paranoïa, assommant le lecteur de ses élucubrations sans fin et ayant de plus en plus souvent des accès de colère envers le médecin qui le suit – si tant est que le médecin existe réellement. Sans avoir la preuve que les autres personnages existent et qu’ils ne sont pas tirés de son imagination, il est de plus en plus difficile au fil des pages de croire Robert, tant il s’emporte dans des souvenirs aléatoires. Son dernier colocataire dans la chambre de l’institut semble être un reflet des pensées du lecteur.

 “J’ai peur, Docteur, peur de cet individu et des idées qu’il tente avec une volonté ardente, terrible, de nous incruster dans le cerveau. D’abord, les mensonges à propos de la nourriture de la cantine. Puis ceux qu’il a proférés à propos de mon frère, et maintenant le voilà qui remet en doute jusqu’à l’existence de mon livre. Aidez-moi, Docteur. Je vous en supplie” – p.186.

Le lecteur progresse dans l’histoire en se posant beaucoup de questions sur ce qui vérité et ce qui est mensonge. Doucement, il se détache de la version des faits affirmée par Robert pour imaginer ce que la réalité pourrait être. Il faut faire un grand tri dans les affirmations de l’homme enfermé sous contrainte, mais il reste difficile de démêler la réalité de la folie.

La fin de ce roman m’a laissée, comme tout lecteur parcourant ses pages, sur de nombreux questionnements. Robert a-t-il tué son frère ? Son livre existe-t-il réellement et est-il vrai comme il l’affirme que Windy et son éditeur le contactent régulièrement sur son téléphone portable ? Et enfin : Robert a-t-il réellement discuté avec le médecin et l’infirmière depuis le début du roman, ou était-il en train de se parler tout seul ? Encore une journée divine me laisse donc sur des questionnements et le sentiment d’être perdue, et c’est justement ce qui m’a plu dans ce livre. Sans fin nette et précise, et abandonnant le lecteur sans lui fournir toutes les réponses aux questions qu’il a pu soulever depuis le début de sa lecture, ce roman est un monologue écrit avec justesse, et emportant tous ses secrets avec lui.

Encore une journée divine est un roman en huit clos écrit par Denis Michelis, paru en 2021 aux éditions Noir sur Blanc.

Blizzard de Marie Vingtras (Éditions de l’olivier, 2021) | par Camille GUIGNET

Blizzard de Marie Vingtras est un petit thriller de presque 200 pages qui a réussi à me faire passer une très bonne soirée. Étant grande amatrice de thriller, il faut dire qu’il partait déjà avec un avantage certain. Pour moi cette réussite est due principalement à deux choses; la polyphonie qui nous met dans la tête des personnages, et le lieu où se déroule l’action, à savoir un petit village isolé dans la nature en Alaska.

Les personnages sont tous très différents les uns des autres, et mon seul regret est que cela ne se ressent que dans leur histoire. Ils semblent tous s’exprimer approximativement de la même façon, dans le même style. La différence se fera davantage grâce à des petites marques qui peuvent influer sur le registre de langue. Par exemple Cole, un vieil homme bourru et détestable, s’exprime dans un registre familier.

À moins que ce soit la fin de cette foutue tempête. La dernière de l’hiver d’après moi, mais je peux encore me tromper. j’ai sorti mes meilleures jumelles, celles que j’ai achetées à un soldat qui ne tenait pas l’alcool. Enfin achetées, c’est pas vraiment le bon terme. J’ai laissé quatre canettes de bière près de sa tête en partant, il ronflait comme un sonneur, trop d’alcool pour un petit gars.

On peut néanmoins saluer le talent de l’autrice, qui a réussi à inventer des personnages complets et profonds en peu de pages. Le fait que chaque chapitre soit assez bref, environ 2 à 3 pages, et qu’il soit raconté par un personnage différent, évite de se lasser et renforce l’intérêt pour l’histoire. Si l’on sait d’emblée que tous les personnages se trouvent dans le village au moment du blizzard, on ne sait pas vraiment ce qui les a amenés ici, dans ce petit village perdu dans l’Alaska. On comprend très vite qu’ils sont tous liés par un nœud indicible, et on aura sans cesse envie d’enchaîner les points de vue jusqu’à démêler ce nœud. j’ai également trouvé fantastique la présence ambivalente de Thomas dans le récit. Ces deux personnages sont au centre de tout, preuve en est puisque l’histoire s’ouvre sur la disparition de l’enfant. Malgré tout, que ce soit l’adulte ou l’enfant, nous n’aurons jamais leurs points de vue, seulement une image d’eux qui va se construire peu à peu par la manière dont ils seront perçus par les autres personnages. Le plus jeune se fera constamment appeler « le petit », et si au début il semble représenter un poids lourd pour les autres, le fil des pages égrène des révélations qui font grandir l’émotion que l’on peut avoir pour ce petit garçon.

Elle m’avait fait jurer de ne jamais dire la vérité à qui que ce soit, pas avant que le petit ne soit majeur. Faute de savoir quoi faire avec un enfant, j’ai décidé de refaire le chemin qui m’avait conduit jusqu’à sa mère, en sens inverse.

Marie Vingtras choisit les parcours vraisemblables de personnes brisées par la vie, d’une manière ou d’une autre. La vraie force de cette polyphonie réside dans cette façon qu’ont les histoires de s’imbriquer jusqu’à n’en former plus qu’une. Les personnages comblent leurs besoins en s’entraidant les uns les autres (à part une exception), et cela donne l’impression terriblement satisfaisante d’un puzzle qui se résout peu à peu.

Mais les passifs des personnages n’étant pas particulièrement joyeux, il faut bien un élément déclencheur pour les pousser dans leurs retranchements, et cet élément est le blizzard. Cette manifestation météorologique est omniprésente, même si elle sert de prétexte au cheminement intérieur des personnages, le cadre de l’histoire ne s’oublie jamais. J’ai eu beau lire ce livre emmitouflée dans un plaid, j’ai eu les mains glacées durant toute ma lecture, comme si le souffle glacé du blizzard s’insinuait jusque chez moi.

Il a sursauté et il s’est retourné avec un regard de dément. Il a dû croire qu’il y avait une bête. Pourtant, il n’y a probablement pas d’animal aussi dingue que nous pour sortir en pleine tempête. Je lui ai fait signe qu’il fallait arrêter, qu’il valait mieux rentrer avant que ça empire, mais il est resté immobile, enfin autant qu’on peut l’être quand on vacille au gré du vent.

Ces aspects font de Blizzard un livre très touchant, fresque de personnages tous usés par la vie comme usés par le vent durant le blizzard. Je dois aussi dire que ce livre m’a laissé une excellente impression grâce à la fin, qui enfin déroge à la mode des fins ouvertes en proposant une véritable conclusion à l’histoire, car après la neige, vient le beau temps.

~> http://www.editionsdelolivier.fr/catalogue/9782823617054-blizzard

Mausolée de Louise Chennevière (P.O.L., 2021) | par Noëlie Guéguen

Retrouvées, toutes ces choses dont été faite, dont est faite ton étrange beauté, que j’avais, en vain, essayé de saisir. Qui m’avait toujours échappé, et je croyais que c’était par manque de précision, par défaut de mémoire, parce que tes traits étaient devenus trop vite, flous, imprécis. J’avais regretté parfois, alors que j’accumulais les notes, les brouillons pour te dire, de n’avoir pas de photo de toi, de ne pas t’avoir regardé, ce soir là, une dernière fois, comme l’on regarde les choses que l’on perd pour toujours, les choses déjà mortes, consignant dans une description nécrophile les moindres détails mais. Cela n’aurait rien changé. Je t’ai beaucoup regardé, hier. Ce soir encore, j’ignore la couleur de tes yeux, ils ils sont noirs, aussi noir que je les vois, je ne sais que la précision, l’insistance avec laquelle ils se sont posés sur moi.

« J’ai voulu faire de mon cœur le mausolée de mon amour »1 et tu as voulu faire de ce livre un tombeau qui ne pourra pas se refermer. Un livre est une piètre sépulture : il est témoin, et s’ouvre tant qu’il y a des personnes pour l’ouvrir. Il renferme pourtant toute cette peine amoureuse, douloureuse.

« J’ai gardé la forme et l’essence divine / De mes amours décomposés! » 2. Un amour toxique qui t’a décomposé, qu’il faut détruire, déconstruire, dont il faut se séparer, que tu l’ai voulu ou non, et tu ne l’as pas voulu. Tu dois faire ton deuil, avec toute la douleur que cela engendre : tout faire pour oublier, ne pas y réussir car le souvenir est plus fort que tout. Un souvenir que l’on garde, qui garde son influence, et toi laissée avec ce souvenir seulement.

Tu te noies et te fais dévorer : la dévoration, c’est une adoration qui te détruit et cet amour là a fait de toi son repas. Ne pas savoir qui je suis, qui tu es, quand tu es : tu te bats pour reprendre ce qu’il t’a pris, l’amour que tu lui donne en te soumettant, contre lequel tu tente de te rebeller, finalement impuissante à son joug. Eros et Thanatos unis en un être, lui ou toi. Peut-être les deux à la fois.

Lui, ça peut-être n’importe qui. C’est peut-être le type au supermarché que je croise sans vraiment voir, et pour toi c’est Lui. Fatal, enivrant, navrant, tout à la fois.

« [Il] avait toutes les filles les unes après les autres, mais c’était trop simple, un peu écœurant. » 3 et lui aussi laisse un goût amer, qui reste en bouche et s’immisce dans les entrailles.

Morning Sun, Edward Hopper, 1952
  1. Musset, Confession d’un enfant du siècle, 1836, p.103
  2. Charles Baudelaire, « Une charogne », Spleen et idéal, 1857
  3. Boris Vian, J’irai cracher sur vos tombes, 1946

Mausolée de Louise Chennevière

Le Parfum des cendres de Marie Mangez aux édition Finitude | par Annelyse Gélin

« Sylvain ne s’entendait pas avec les vivants. Il ne pouvait établir avec eux la même complicité, ressentir à leur égard la même affection qu’envers ces dépouilles vaguement nauséabondes étalées sur la table de préparation. Un fossé le séparait d’eux : le fossé entre la mort et la vie. Ce que ressentaient les macchabées, il le comprenait, et eux semblaient le comprendre aussi, bien mieux qu’aucun vivant. »

Le Parfum des cendres de Marie Mangez (publié aux éditions Finitude) est un roman qui se concentre autour de thématiques comme la mort, le deuil et les évocations sensorielles. Le deuil prend une part importante de l’œuvre. En effet, le personnage de Sylvain, le thanatopracteur, passe la totalité du livre à essayer de faire son deuil. Un deuil qui concerne à la fois de son amie Ju’ et de la perte de deux de ses sens (son odorat et d’une partie de son gout). Lui qui se destinait à une carrière de parfumeur et qui aimait la cuisine se retrouve dans l’incapacité de réaliser ces activités.

« Il y avait encore du boulot, ouais, un sacré boulot pour faire de Sylvain Bragonard un mort serein et présentable, quinze ans qu’il planchait sur le truc mais il manquait toujours des détails, encore un peu de maquillage, là, encore un peu, c’est pas encore tout à fait ça, non, il ressemblait encore trop à une charogne qui se débat avec elle-même et qui hurle Pas moi ! Pas moi ! Fallait apaiser un peu tout ça, lui redonner de la vie à ce foutu cadavre pour mieux le faire entrer dans la mort… »

Il se considère comme un des morts qu’il doit rendre présentable, à qui il doit rendre un semblant de vie, même si ce n’est qu’artificiel. Ce roman se concentre donc sur cette opération : lui redonner de la vie. Ce retour à la vie long et laborieux qui est mis en scène dans la totalité du roman m’a attendri. Il montre les efforts d’un homme pour reprendre goût à sa vie.

Ce roman ne développe pas de grandes actions mais plutôt se concentre plutôt sur la description des odeurs qui composent le monde du personnage de Sylvain Bragonard. Ce qui donne lieu à une écriture d’une grande douceur lors des moments de présentation de celle-ci, comme par exemple dès le premier chapitre du roman avec la description du corps de Bernadette, la première personne décédée qui est présentée au lecteur. Le Parfum des cendres parvient parfaitement à mettre en mots des odeurs.

« Ça lui allait bien, cette couleur au parfum de groseille. Sylvain écarquilla les narines, son regard glissa le long de la petite bouche ronde et encore charnue, séductrice, encadrée de plis amers que venaient contrebalancer, un peu plus loin, les deux fossettes rieuses. Et puis, au bout de ses doigts déformés par l’arthrose, ultime coquetterie, une dentelle de vernis écaillé… Groseille, oui. C’était bien ça. Cette fragrance piquante et fruitée. Une bille écarlate qui éclate en jus acide, très acide sous ses dehors pimpants, pas du genre à enrober le palais de douceur sucrée, la groseille, plutôt du genre à le picoter délicieusement – avec, de temps à autre, l’éclair d’amertume des minuscules grains qui cèdent sous la dent… »

En dehors de ces moments, le choix de l’auteur quant au style est plus ordinaire. Il comporte une touche d’humour afin de donner une forme de légèreté à un roman qui porte un thème lourd et délicat à traiter.

Le Parfum des cendres convoque deux mondes opposés : le monde des vivants et celui des morts en la personne d’Alice et Sylvain. Le personnage de Sylvain se considère comme faisant partie des morts et n’a que très peu d’interaction avec les vivants, alors quand arrive le personnage d’Alice, une personne joviale et ouverte, on peut s’attendre à ce que cela donne lieu à une romance clichée. Même si la romance existe dans une certaine mesure, l’accent est mis sur la découverte du secret du thanatopracteur.

« Le meilleur dans un voyage, c’est l’inconnu, non ? Et qu’est-ce qu’il y a de plus inconnu que la mort ? Disons que ça me donne l’impression d’y toucher un tout petit peu, à ce monde étranger. Et puis surtout… » Elle se tut un bref instant, pensive. « Vous, les thanatopracteurs… vous êtes un peu des médiateurs, pas vrai ? Vous faites le lien entre ces deux mondes… celui des morts et celui des vivants… comme si… comme si les corps, vous les traduisiez en langage vivant, ou un truc comme ça ? Je sais pas si vous voyez ce que je veux dire… »

Tout deux sont des personnages de l’entre-deux. Il est vivant mais vit dans le monde des morts depuis un accident qui date de quinze ans, depuis il se mure dans un mutisme, entouré de corps. Tandis qu’elle se considère dans l’entre deux entre les études et le monde professionnel. Le fait de se reconnaitre dans aucun des mondes qui les entoure est ce qui les rapproche d’une certaine manière.

Les différents mondes sont convoqués et se mélangent parfaitement : le monde de la mort avec la mise en lumière du métier de thanatopracteur, le monde des vivants avec l’arrivée de la jeune thésarde, le monde des odeurs qui enveloppe le personnage de Sylvain, avec la description des différentes odeurs qui caractérisent la personnalité des corps qui sont apportés à la morgue.

« Oui, c’est dans cet univers des plus triviaux, l’univers de la mort, que surgissait soudain tout un monde de parfums, sensuel et vibrant, créé par une voix dont les accents s’adoucissaient au contact de ces particules olfactives jaillies du néant. À leur contact la voix bourrue et sèche de l’embaumeur devenait enveloppante comme celle d’un conteur et Alice se laissait bercer, transporter par ce son grâce auquel, sous leurs yeux, les chairs figées reprenaient couleur et vie. »

Dans ce roman, tous les sens sont convoqués, mais plus particulièrement l’ouïe et l’odorat, chacun incarné par l’un des deux protagonistes : respectivement Alice et Sylvain. On remarque que lors des descriptions qu’il fait, le personnage de Sylvain utilise des termes semblables à ceux utilisés en musique, ce qui vient rapprocher ces deux sens. Ils sont également semblables par le fait qu’ils est extrêmement compliqué à transmettre, à expliquer et à décrire à une autre personne. Pourtant ces deux sens emplissent la totalité de la narration. L’ouïe et l’odorat ont par ailleurs le même pouvoir, celui de faire remonter les souvenirs plus facilement que les autres sens, il est aisé de se laisser porter par une odeur ou un son.

« — Roudnitska. Le maître parfumeur. Il disait qu’un parfumeur, c’est avant tout un compositeur, on crée un parfum comme on crée une symphonie. »