Un monde plus sale que moi de Capucine Delattre (La ville brûle, 2023) | par Estelle CROS (LiMès)

 

 

 

Elsa revient sur son histoire avec Victor quelques années après les faits et expose aux yeux du lecteur chacune des désillusions qu’elle a connues. Ce sont celles d’une femme qui ne vivait que pour rencontrer à son tour l’amour, aveuglée par un manque de confiance en elle et par une société en pleine révolution. Elsa n’arrivait alors pas à nommer l’enfer qu’elle vivait puisque après tout : si problème il y a, il vient forcément d’elle, car ce qu’elle vit c’est de l’Amour.

 

 

Le livre dès le résumé m’a intrigué car je me suis sentie concernée : « […] on se dit qu’elles sont nées suffisamment tard, dans un monde suffisamment progressiste pour que rien ne puisse leur arriver, celles qui ne sont en réalité pas plus protégées que leurs aînées de la violence des hommes. » parce que je croyais moi aussi, que pour ma génération rien ne serait jamais plus pareil.

Les premières pages font l’effet d’une gifle, d’un bain glacé. L’indifférence et l’impuissance que ressent Elsa face à la naissance du mouvement #MeToo figent le lecteur, à la fois pris dans un sentiment de compréhension qui entre en contradiction avec le sentiment d’horreur qui survient quand on parle de ces sujets : on ne peut être indifférent à tant de violence. La complexité du récit repose sur les contradictions d’Elsa, qui permettent une certaine identification : son engagement féministe et la difficulté de concilier ses idées avec le quotidien, l’amour auquel elle aspire et celui qu’elle vit, le déni et l’horreur de la réalité. Elles sont aussi la marque du déni dans lequel elle se plonge, de plus en plus profondément et du poids qui pèse sur elle.

L’ignorance me manque. Savoir que c’est pour la bonne cause ne m’empêche pas de regretter, au moins un peu, l’âge où je ne savais même pas qu’il en existait une.

Si le roman dénonce en énonçant chaque violence conjugale vécue par Elsa, il prône aussi que l’apprentissage de la sexualité n’est pas une option tout comme la sensibilisation. Apprendre à reconnaitre, à identifier certains comportements et donner de l’importance à sa voix me parait encore plus indispensable après ma lecture. L’autrice pousse le lecteur à retenir une chose : tout le monde est concerné, personne n’est épargné.

Bien que l’on partage à travers ses yeux un pan de sa vie, j’ai senti une grande solitude en lisant, à l’instar du combat d’Elsa. La protagoniste est amoureuse d’une image de l’amour, subjuguée par ce qu’elle a déjà vu ou lu et surtout par ce qu’elle n’a jamais su. Cette image amoureuse apparait plus tard dans le roman comme un voile protecteur, le dernier rempart avant la chute. Comment reconnaitre une violence conjugale quand on pense que l’amour est toujours plein de petites souffrances et d’abandon de soi pour n’être plus que l’autre ?

Victor pourrait me faire n’importe quoi, je le lui pardonnerais aussitôt. Il mérite tout de moi, puisque je ne le mérite pas.

Il y a deux temporalités dans le récit qui se mélangent : Elsa, qui a désormais 22 ans et qui revient sur ces 17 ans, nous replongeant avec elle dans cette horreur. Elle parle des femmes violées en écrivant « nous », ce qui marque une rupture avec sa manière de se voir quand elle avait 17 ans. Lire les descriptions de sa première histoire d’amour, de ses illusions est alors d’autant plus frappant. Le travail sur la plume, poétique, et la construction des réflexions autour du féminisme et de #MeToo rendent le récit impactant, c’est une histoire qui au fond n’en est pas une et qui témoigne de la lutte de beaucoup.

Ils nous ont pris #MeToo, mais ils n’auront pas notre pouvoir de guérir, de mugir, de tout reconquérir.

Le roman se divise en cinq parties qui retracent selon moi, son cheminement vers l’acceptation de la réalité, non une guérison, mais plutôt son arrachement à l’illusion dans laquelle elle s’était enfermée pour survivre. Cette double lecture, à la fois avec les deux âges, mais aussi avec la superposition de la vérité et du déni rend le roman difficile à lire. Il marque profondément le lecteur de par les thèmes qu’il aborde : la justice, la vérité, la place et le déni de la victime et les violences conjugales, aujourd’hui encore taboues, mais aussi par sa douloureuse nécessité encore en 2024.

J’ai eu le sentiment que Capucine Delattre souhaite rendre à la violence sa coloration horrifique, son caractère inhumain, elle lutte avec sa plume contre la banalisation de ces histoires qui sont celles de bien des êtres.

Elsa fait preuve d’un courage qui gagne le respect, elle se réapproprie son histoire en en déroulant le fil dans une quête de vérité, en replongeant dans ce gouffre pour s’en sortir et clôt le roman sur une phrase percutante qui achève sa lutte pour passer vers la reconstruction :

C’est fini, je crois.

Il n’était amoureux, et moi, je n’ai pas menti.

Je vous recommande d’aller sur la page dédiée au roman de la maison d’édition La Ville Brûle si le roman vous intrigue afin de découvrir l’interview de l’autrice : https://www.lavillebrule.com/catalogue/un-monde-plus-sale-que-moi,179

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