<em>Tumeur ou tutu</em> de Léna Ghar (éditions Verticales, 2023) | par Ludivine Bel (master Limès)

Une monstre horrifiante sévit dans le blanc de ma tête.
Je ne sais pas comment elle est entrée à l’an 3 ni ce que je lui ai fait pour qu’elle me haïsse autant. Elle rôde constamment. Guette.

Sur ces phrases, nous commençons le roman et découvrons une petite fille dont nous ignorons le nom, en proie à un mal interne qui la ronge. Nous allons suivre sa vie, découvrir sa famille et appréhender cette chose qu’elle appelle Infini.
Seule fille entre un grand et un petit frère, elle est la cible des colères de sa mère (qu’elle appelle toujours par son prénom). Durant son enfance et jusqu’à ses 17 ans, elle sera d’ailleurs une enfant battue, ce qui sera sans doute déclencheur de son mal. L’histoire est divisé en plusieurs chapitres très courts (une à trois pages), retraçant à chaque fois un épisode de vie de l’héroïne et la plupart du temps à un âge différent. Le récit est chronologique et suit donc l’évolution enfant, adolescente, adulte.
Aucun nom n’est jamais donné à l’héroïne, son père la surnomme Petite Princesse et sa mère Mémère.

Dès le commencement du récit, nous comprenons que cette petite fille n’est pas comme les autres, en effet, elle voit le monde différemment. Les personnes à l’extérieur de son foyer son appelé les Spartiates, car pour elle, ils ressemblent à ses parents, dans le sens où ils sont adultes, mais ils n’ont, en même temps, rien à voir avec eux. Les adultes du dehors ont l’air heureux, ils aiment leurs enfants, ils rient et discutent. Pour la petite fille, tout cela est extraordinaire.

Rapidement, elle comprend qu’elle n’arrive pas à tisser des liens avec les autres et finit par trouver refuge dans les mathématiques. En effet, pour cette pré-adolescente, le fait d’avoir une réponse et une seule est une sorte de sécurité. On retrouvera d’ailleurs tout au long du roman des équations qu’elle se pose à elle-même pour rationaliser ce qui lui arrive avec par exemple :

D’où : B(Je) = RJe + TJe+ CJe+ AJe + Sje
⇒ Je réunit 5 des 6 critères de bonheur. Je n’a pas encore atteint l’éden mais elle est loin de Notre-Dame des Sept Douleurs. Je est heureuse aux cinq sixièmes.

Le roman est court mais incisif, on avance rapidement dans l’histoire en ayant à chaque fois les informations d’un coup. La brièveté des chapitres permet de supprimer les descriptions ou analyses superflus, on est directement plongé dans les pensées de l’héroïne. À ses 17 ans, cette dernière fuit le domicile familial, sombre dans l’alcoolisme et se laisse aller. Certains passages sombres sont décrits à demi-mot, il y a une certaine dualité d’écriture, tantôt nous retrouvons des phrases brèves, directes, tantôt nous sommes confrontés à des phrases longues, plus lyriques et imagées. L’écriture est également très littéraire avec la présence de métaphore ou de comparaison, mais aussi très mathématique avec l’écriture par équation.

Tout au long du récit, nous sommes tenues en haleine par l’apparition ponctuelle de « la monstre » et c’est elle qui devient finalement notre fil conducteur. C’est, au départ, assez flou et le mystère est entretenu jusqu’à la dernière page. En effet, nous pouvons penser que l’héroïne est atteinte de folie ou encore d’un cancer, mais rapidement elle fait comprendre au lecteur que pour être délivré de ce mal Infini, il faut qu’elle trouve son nom et qu’elle le prononce.

Il y a dans ce roman une réelle quête de Soi, savoir qui l’on est, ce qu’on représente et quelle est notre place dans le monde. Tout ceci passe par la vie plus que désastreuse de notre personnage principale, mais je pense que c’est un mal nécessaire afin de nous identifier, nous lecteur, et de nous remettre nous aussi en question.
L’héroïne est très bien développée, on voit le changement s’opérer en elle petit à petit et son regard sur la société devenir plus critique. En effet, comme elle ne se sent pas à sa place, elle pointe du doigt les faux-semblants, la conformité attendue de chacun de nous, et l’impossibilité d’exprimer, parfois, le mal-être en nous.

La présentation des personnages secondaires est également très bien amenée. En effet, dès le début du roman, chacun se voit attribuer un chapitre pour expliquer qui il est et sa relation avec les autres personnages. Étant donné le « fouillis » des pensées de l’héroïne, il est important d’avoir des bases solides pour se lancer dans cette lecture et l’autrice l’a réalisé avec brio.

J’ai beaucoup aimé ce roman, car bien qu’il traite de sujets assez sombres, le fait que nous avançons rapidement dans la vie de l’héroïne permet une réelle implication dans le récit. Nous sommes portés par cette fille qui n’a rien demandé et qui veut juste comprendre quelle est sa place dans le monde et pourquoi elle a ce mal en elle qui la ronge sans cesse. L’écriture abordée plus haut est également un atout dans la lecture. Nous retrouvons également beaucoup de références, comme par exemple les titres de chapitres : encore un matin, sauver ou périr. Il y a également tout un jeu sur les mots et leurs écritures comme par exemple la praison pour parler de la maison ou encore keskeutuveukejtediz. Ces petites ruptures dans l’écriture conventionnelle apportent de la fraîcheur dans la lecture et permettent une pause lorsque nous lisons des passages lourds.
Je conseillerai ce livre sans hésiter, car il permet également au lecteur de repenser sa vie et de se remettre en question. Il casse les codes et interpelle, nous encourageant ainsi à faire partie intégrante du livre.

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