Tumeur ou tutu, de Léna Ghar (Verticales, 2023) | par Phœbé Meyer (M1 Limés)

Pixabay – Pexels – photographie libre d’utilisation – modifications par Phœbé Meyer / Léna Ghar, Tumeur ou tutu, Paris, Verticales, 2023.

Pixabay – Pexels – photographie libre d’utilisation – modifications par Phœbé Meyer / Léna Ghar, Tumeur ou tutu, Paris, Verticales, 2023.

Tumeur ou tutu est le premier roman de l’autrice française Léna Ghar. Publié en août 2023 aux éditions Verticales, l’ouvrage est le récit de « Je », qui de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, poursuit la quête de son identité et du sens du monde. Ce monologue matérialise, à travers l’invention de nouveaux codes langagiers et l’usage des mathématiques, les fluctuations mentales de la narratrice et son rapport au monde. Un fil rouge dirige le récit : découvrir le nom du mal intérieur qui la ronge depuis l’an III. Tumeur ou tutu est ainsi une quête initiatique dont on ne peut découvrir le dénouement qu’en achevant le roman.

Je crois que le roman offre une double expérience de lecture. D’un côté, l’histoire fait appel à la sensibilité des lecteur·rice·s. Quotidien étouffant, enfance violente, relationnel compliqué ou alcoolisme sont autant de thèmes que le roman aborde plus ou moins frontalement. D’un autre côté, le récit propose une expérience de lecture singulière à travers des dispositifs de création littéraire.

« Je » nous présente ses parents, Swayze et Novatchok, ses frères, Grandoux et Petit Prince, puis les autres, ceux qui vivent dans son monde, les Spartiates, les Témoins et les Paladins. Nous, les lecteur·rice·s, l’observons grandir mais nous l’observons surtout souffrir. Cette immersion si forte dans son intimité nous place presque dans une situation de voyeurisme. Nous entendons peut-être des choses que nous ne devrions pas. Le roman construit ainsi une relation ambigüe entre sa narratrice et ses lecteur·rice·s. Nous sommes à la fois aux premières loges de la vie de la narratrice. Nous partageons avec elle des secrets que tout le monde ignore dans la fiction, famille et amis compris. Nous ne connaissons également que son point de vue. L’ensemble des personnages et de l’univers fictionnel est médié par la parole de la narratrice. Toutefois, nous sommes également des témoins très intimes des souffrances, des violences et des traumatismes que subit la narratrice. Le·la lecteur·rice ne peut que constater l’isolement relationnel que vit la narratrice. Sa mère est violente, son père absent, son grand-frère quitte le foyer et le petit-frère est souvent malade et se referme sur lui-même.

Le caractère douloureux de cette histoire est soutenu par les innovations formelles du récit donnant lieu à l’ « expérience de lecture singulière » dont nous parlions.

L’autrice brouille les points d’énonciation. Elle superpose différentes strates de parole dans celle de l’enfant-narratrice montrant ainsi comment les propos et les comportements des parents peuvent être intériorisés par les enfants. Léna Ghar parle d’ « oralité malade » [1]. Ce sont sur les « stigmates de violence qu’on peut entendre dans les manières de parler des gens » qu’elle voulait travailler [2]. Ainsi Tumeur ou tutu n’est pas que l’histoire d’une enfant à l’environnement familial dysfonctionnel et de ses conséquences sur sa vie adulte. C’est une prose de 217 pages sur le langage.

L’héroïne développe son propre langage. Néologismes, jeux de mots ou syntaxe cacophonique sont autant de dispositifs qu’elle utilise pour exprimer ce que le langage peine à pouvoir nommer. La recherche obstinée du nom de la monstre qui la torture est finalement une quête quotidienne qui se manifeste dans un besoin de trouver des mots pour dire ce que les mots ne permettent pas de dire. Pour ne citer que deux exemples… En juxtaposant « prison » et « maison », la « praison » permet de repenser le lieu du foyer familial. En superposant les termes « intimité » et « immensité », la narratrice interroge les difficultés à nommer l’être intérieur. Le sens précis des néologismes ou des jeux de mots n’est jamais explicité. Leur interprétation appartient aux lecteur·rice·s. Cette lecture nous donne peut-être…quelque part…à voir des choses auxquelles nous n’aurions peut-être jamais pensé, que nous n’aurions jamais été capables de penser ou que nous n’aurions jamais été capables de dire. Si les expérimentations linguistiques de la narratrice peuvent apparaitre indigestes et obscures à certain·e·s lecteur·rice·s, elles m’apparaissent quant à moi comme une forme qui permet de donner corps à la violence, qui peut être celle des sentiments, des relations ou encore du monde.

A l’usage subversif que la narratrice a du langage se juxtapose son utilisation des mathématiques. Les mathématiques lui permettent de comprendre, d’expliquer et de s’inclure dans le monde. Ainsi,

« les maths nous apprennent à créer des formules en déroulant de la logique, les maths nous apprennent à parler »

Léna Ghar, Tumeur ou tutu, Paris, Verticales, 2023, p. 90.

N’ayant jamais appris comment communiquer dans le langage des adultes, elle développe son propre usage des mathématiques pour se comprendre et comprendre le monde. Les différents problèmes qu’elle tente de résoudre traitent de la responsabilité parentale, en passant par l’évaluation de son bonheur, jusqu’à questionner son inclusion ou non dans l’humanité.

Léna Ghar, Tumeur ou tutu, Paris, Verticales, 2023, p. 150-151.

Ainsi, la forme mathématique permet de matérialiser les angoisses profondes vécues par la narratrice : l’impossibilité de faire correspondre perception et réalité physique du monde et l’apprentissage de soi dans ce monde contraignant.

Je crois qu’il est important de souligner à quel point les formes avec lesquelles le récit joue peuvent être autant fascinantes que repoussantes pour les lecteur·rice·s. L’histoire et la forme du récit ne cessent de s’alimenter l’un l’autre re-confrontant sans cesse le lecteur à son expérience de lecture – chacun de ces allers-retours lui laissant de nouvelles émotions et de nouvelles interrogations. En effet, ces dispositifs de création littéraire conditionnent très souvent le rapport émotionnel que nous entretenons avec la narratrice mais également notre réception de Tumeur ou Tutu. Pour ma part, j’ai autant été affectée émotionnellement par la violence des situations évoquées et la détresse émotionnelle exprimée, que j’ai été admiratrice de la capacité de la narratrice à subvertir le langage, que j’ai été dérangée par la structure parfois cacophonique, les descriptions sensorielles crues et les problématisations mathématiques. Finalement, je ne peux que conseiller à chaque lecteur·rice d’expérimenter par lui-même cette lecture car si les mots ne sont déjà pas suffisants dans Tumeur ou tutu… comment peuvent-ils l’être pour en parler ?

Vous pouvez retrouver l’interview de Léna Ghar citée, ci-dessous :

https://www.youtube.com/watch?v=7jF14k3feYY&t=518s


[1] Léna Ghar présentée et interviewée par Mathilde Serrell, France Inter, 19 septembre 2023.

[2] Ibid.

 

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