Publié chez Mercure de France dans la collection « Traits et Portraits », en août 2023, La Mémoire Délavée n’est peut-être pas le premier ouvrage de Natacha Appanah mais pour la première fois, cette autrice habituée des fictions, propose un récit intime sur ses grands-parents. Dans ce court récit à la première personne, Natacha Appanah raconte l’histoire de ces aïeux, descendant·e·s de coolies. Les coolies sont des travailleur·euse·s asiatiques, envoyé·e·s pour remplacer les esclaves noirs après l’abolition de l’esclavage. Ils sont partis dans les Antilles, en Afrique, en Amérique, à la Réunion ou à l’Ile Maurice – île sur laquelle s’est rendue la famille de l’autrice. Ses grands-parents ont grandi et vécu dans une plantation. Leurs vies étaient circonscrites par la plantation et le travail dans les terres. Sans savoir quand ils rentreraient, où ils vivraient, quel travail ils effectueraient, ce sont des hommes, des femmes et des enfants qui ont vécu l’exil. Ainsi le récit de Natacha Appanah ne se limite pas à l’histoire personnelle et intime de sa famille mais s’étend à l’histoire collective des coolies. Ce passé – la vie et le travail dans les plantations – est douloureux. On n’en parle pas à voix haute. On choisit de raconter certaines histoires mais pas toutes…
Les treize chapitres s’enchainent les uns à la suite des autres au grès des souvenirs, des anecdotes et des réflexions que l’autrice choisit de révéler, de raconter et d’interroger. Les chapitres n’ont pas de titre, à l’image de cette histoire sur laquelle on n’ose pas poser de mots. Nous touchons ici à ce qui, selon moi, fait la grande particularité du récit de Natacha Appanah : le creux.
« Je rêve d’un livre qui dirait le passé, le présent et tout ce qu’il y a entre »
Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 11-12.
Que signifie réellement se souvenir ? Qu’est-ce que la mémoire ? Natacha Appanah ne donne pas de réponse mais livre son expérience aux lecteur·rice·s. Sa démarche se distingue par sa sincérité.
« Il faut enlever le vernis sur chaque page, éplucher cette peau-apparat sous laquelle le récit est nu, le récit est sincère, le langage est celui de l’eau, de la terre, de la nuit. Il y a des absences, de grands pans d’histoire tombés dans le vide et je reste des jours au bord de ces gouffres, je n’arrive pas à les contourner, je voudrais fouiller les abimes avec mes yeux me salir les mains à forme de les plonger dans cette matière retrouver le gout de ce qui est perdu mais elles sont à jamais, ces absences »
Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 13-14.
Il y a des choses qu’elle ne sait pas, ce qu’elle n’hésite pas à dire. Il y a des choses qu’elle imagine. Il y a des choses qu’elle orne de métaphores. Elle ne nous cache jamais son point de vue et son implication personnelle. Au contraire, il s’agit d’une part entière de son travail, l’un de ses sujets de réflexion comme d’écriture, qu’elle pense et repense au fil des pages. Elle ne fuit pas ces espaces flous et ces images manquantes. Parfois, elle cherche à les sonder. Elle discute avec ses parents, se rend aux archives ou laisse agir son imaginaire. Alors, l’autrice peut nous confier des fictions qui l’ont animée ou qu’elle a fantasmés. Les illustrations ponctuant le texte viennent aussi questionner ce qui est en creux. La particularité de la collection « Traits et Portraits » est de proposer des textes, en forme d’autoportrait, jonchés d’illustrations choisies par l’auteur·rice. Natacha Appanah choisit des photographies d’étourneaux, de ses grands-parents, des gravures du XIXème siècle, des extraits des archives ou encore des natures mortes.
Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 17 et p. 49.
Autrement dit, des illustrations tant personnelles qu’impersonnelles mais qui ne sont pas directement démonstratives. Elles ajoutent, selon elle, « un supplément d’âme » [1]. Elles donnent une autre substance à ce qui est là, derrière le récit, en creux… Les rations accordées aux coolies ne sont plus des chiffres sur une page d’un vieux journal. Ce sont deux bols soigneusement disposés sur une table. Ils viennent confronter les lecteur·rice·s à la violence du fait historique.
Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 21.
Avançant ainsi par image, par réflexion, par sensation, en se remettant sans cesse en question, Natacha Appanah se confronte à l’altération de la mémoire par les hommes et par le temps, à son obscurcissement, finalement à son délavage… Elle interroge son propre rapport aux souvenirs. Les souvenirs sont réinventés, notre imagination comble les espaces et dans notre construction individuelle, nous nous réapproprions les mémoires.
« C’est la faute à ce récit que j’écris avec un drôle de mélange – mon savoir, ma mémoire, mes souvenirs, ceux de ma famille, ma capacité d’imagination, ma volonté de combler l’absence – et il faut me pardonner parce que ce n’est qu’une hypothèse et là, maintenant, c’est ma vérité personnelle, c’est l’histoire que je choisis. »
Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 43.
La mémoire délavée est également une histoire qui s’échappe tout le temps, qui échappe à son autrice, aux descendant·e·s, aux lecteur·rice·s mais qui, pourtant, est bien là, quelque part dans les mémoires, les imaginaires et les cartons d’archives.
Natacha Appanah disait elle-même :
« La mémoire délavée n’est pas un roman, c’est un récit sur mes grands-parents… au départ. »
Natacha Appanah pour la librairie Mollat, Youtube, 20 août 2023.
« Au départ » : l’expression résonne en moi lorsque j’essaie de poser des mots sur ce récit. C’est un récit sensible dans lequel entre le·la lecteur·rice. Nous sommes plongé·e·s dans l’intimité de la famille de Natacha Appanah. Nous sommes plongé·e·s dans une histoire qui n’est pas la notre, parfois avec une telle proximité, que le récit peut nous toucher avec force dans notre sensibilité. Une sensibilité que l’autrice parvient également à toucher à l’aide de sa plume. Son caractère poétique, voire lyrique, donne cette douceur déconcertante à la lecture. L’exil des coolies est comparé à la migration des étourneaux. Les murmures que les oiseaux se chantent dans le ciel rappellent ces douloureux souvenirs qu’on ne dit pas à voix haute.
« Je drape la langue et la forme autour de mon corps comme une seconde peau, j’oublie ce que j’ai à dire, j’oublie le cœur qui bat, simple et fragile, je ne pense qu’à la manière dont cette peau brille, je ne pense qu’à la figure éphémère qui apparait dans le ciel. »
« Ce soir, les étourneaux sont nombreux, ils ne murmurent plus, ils crient. Leurs formes obscures et épaisses comme l’intérieur des grandes bouches me font battre le cœur un peu plus vite. Ce ne sont que des oiseaux. Ce sont que mes grands-parents.
Je recommence. »
Natacha Appanah, La mémoire délavée, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et Portraits », 2023, p. 13.
Lors de ma première lecture, je voyais La mémoire délavée comme un texte à la forme hybride. Je souhaitais le définir comme un texte entre le témoignage, le travail archivistique, l’autobiographie et la monographie familiale. Je voyais un mélange des genres et des fonctions relié par une plume douce mais réflexive. Désormais, je crois que je le lis comme un poème. Un long poème en vers libres, doux et sensible, empreint d’amour filial mais également pudique. Pudique et discret car c’est avec une distance, si finement travaillée entre l’enfant qui a vécu avec ses grands-parents, l’adulte qui les a perdus et l’écrivaine, que Natacha Appanah écrit. Elle donne ainsi corps à un texte d’une sincérité, qui je crois m’a énormément affectée et qui je souhaite vous plaira tout autant.
Vous pouvez retrouver l’interview de Natacha Appanah citée, ci-dessous :
https://www.youtube.com/watch?v=nfWJMjwMFZs.
[1] Natacha Appanah pour la librairie Mollat, Youtube, 20 août 2023.