Source : Les Éditions Noir sur Blanc
Jeudi est un roman très particulier, que ce soit au niveau du fond ou de la forme. L’auteur nous embarque dans l’histoire parfois absurde, parfois sérieuse, mais jamais banale d’un conflit sanglant entre deux petits collectifs de théâtre révolutionnaires.
Eden Levin a choisi une forme originale, mêlant narration classique, coupures de presse, petites annonces, une pièce de théâtre inspirée d’un fait divers, extraits du manifeste révolutionnaire écrit par Elena et même un essai commentant le manifeste en question. J’ai trouvé ce choix créatif très intéressant dans sa volonté de créer tout un univers, un peu insensé mais finalement assez proche de notre société, pour placer l’histoire du collectif Jeudi dans un monde plus complet et plus complexe. L’auteur explique que dans ce monde, l’histoire du collectif Jeudi n’est qu’un fait divers parmi d’autres (voir lien ci-dessous). Cette explication m’a aidée dans ma réflexion concernant ma lecture, pour mieux comprendre les choix narratifs, en particulier l’aspect parodique de l’intrigue.
Penchons-nous maintenant sur le style d’Eden Levin. Certains passages sont impressionnants, très cinématographiques, parfois sanglants. En tant que lecteur, on est vraiment immergé dans l’action. Malheureusement, le rythme est plusieurs fois perturbé par les interludes, issus du manifeste d’Elena, même si les réflexions qu’elle y développe sont plutôt stimulantes, notamment celle sur l’obsolescence programmée.
« L’article L454-6 du code de la consommation, voté dans le cadre de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, énumère les sanctions encourues par les fabricants ayant recours à l’obsolescence programmée.
Le fabricant de ma machine à laver n’en a probablement rien à carrer. »
La citation ci-dessus est un bon exemple du constant décalage des registres, la fréquente dose d’absurde d’un collectif révolutionnaire qui ne se prend finalement pas tant que ça au sérieux.
On retrouve ce cynisme particulièrement dans la première partie, narrée par Alex. Il a rejoint ce collectif par hasard car il « [n’avait] pas grand-chose à faire un jeudi après-midi il y a cinq ans. » et l’assume. Il nous présente Jeudi avec un regard original, parfois blasé, semblant souvent se moquer du collectif.
« Fidèles à nos principes, on a fait durer la décision sur trois mois. Encore. »
« Donc tu vas foutre le bordel avec un bouquin neutre et sans polémiques. »
Alex présente le collectif adversaire de la même manière, avec un certain recul, un regard décalé :
« Je ne m’attendais pas à entendre un jour quelqu’un utiliser le mot « rapidos » pour essayer d’intimider qui que ce soit. »
Alex est un personnage dans lequel on peut se reconnaitre facilement, grâce à ses failles : il se laisse porter, apparait mal à l’aise en société (« voilà que je me retrouve à devoir rencontrer quelqu’un »). Parmi les quatre personnages principaux composant le collectif, il est celui qui m’a paru le plus symbolique de la jeunesse d’aujourd’hui, un garçon perdu, qui ne sait pas trop où il va ni pourquoi, que ce soit dans ses études ou dans ses activités théâtrales et « révolutionnaires ».
J’ai eu plus de mal à m’identifier à Valencia, personnage beaucoup plus fantasque et dont le fil de pensée, dans la seconde partie du roman, est souvent difficile à suivre. C’est d’ailleurs dans cette seconde partie que mon intérêt pour l’intrigue a diminué, et que j’ai parfois décroché.
Il y a cependant dans cette seconde partie des éclairs de lucidité que j’ai appréciés, notamment la phrase suivante :
« Et puis la destruction n’a pas été particulièrement fructueuse, pas pour nous. C’est que nous n’avons jamais su quel monde il s’agissait de détruire, encore moins maintenant de conquérir […]. »
En effet, c’est une chose de vouloir faire la révolution, mais c’en est une autre de savoir pourquoi et comment.
C’est d’ailleurs là que le bât blesse pour moi avec ce roman. Si l’auteur exploite des thèmes très actuels comme l’écologie, la précarité étudiante, la jeunesse désabusée et perdue qui cherche un exutoire, un monde qui lui corresponde mieux, il part très loin, peut-être un peu trop loin. La frontière entre l’absurde, le parodique et le sérieux est souvent floue. L’autre collectif parait encore plus absurde que celui qu’on suit, rendant le conflit sanglant au cœur de l’histoire parfois difficile à croire.
L’aspect parodique ne me dérangeait pas pendant la première partie du roman, mais lorsque je lisais la seconde, j’avais de plus en plus de mal à m’investir dans l’histoire. C’est en partie dû, je pense, au changement de style, le personnage de Valencia étant bien moins cynique que celui d’Alex, ce qui, selon moi, invite à lire l’histoire avec un regard plus sérieux, ce que je n’ai pas réussi à faire.
Le passage qui m’a le plus dérangée est celui où le collectif est au commissariat. Il m’a particulièrement sortie de l’histoire, tellement un évènement, leur « évasion », m’a paru improbable, mais sans que je puisse y trouver une justification, un choix littéraire de la part de l’auteur, contrairement à bien d’autres aspects absurdes présents dans le roman.
De plus, j’ai trouvé dommage que le livre ne soit jamais écrit du point de vue de Siegfried, le quatrième membre du collectif. Il se retrouve entraîné dans ce conflit sanglant et ubuesque totalement par hasard, après une nuit partagée avec Valencia. Il est donc finalement un double du lecteur, qui plonge dans ce roman, sans connaitre le passé du collectif, ses tenants et ses aboutissants. Malheureusement, nous ne savons presque rien de ce personnage, alors que certains éléments de son passé auraient pu nous aider à comprendre pourquoi il se laisse entraîner dans une aventure pareille.
Quant à la fin du roman, elle m’a plu davantage que le reste de la partie narrée par Valencia. Elle correspond bien au reste du livre, à la fois optimiste et pessimiste, chaotique comme la genèse du collectif Jeudi.
En conclusion, c’est une lecture en demi-teinte pour moi. J’ai beaucoup aimé la première partie, surtout grâce au ton ironique d’Alex, beaucoup moins la seconde. Je trouve qu’il y avait de nombreuses bonnes idées dans cet ouvrage mais que toutes n’étaient pas bien réalisées et que la narration partait parfois « dans tous les sens », entre descriptions sanglantes et réalistes, et moments ubuesques ou interludes divers qui m’ont sortie du récit. Cependant, comme c’est un premier roman, je serais curieuse de découvrir les prochaines œuvres d’Eden Levin.