Georgette, de Dea Liane (Editions de l’Olivier, 2023) | par Romane Paré (Limés)

Source : Editions de l’Olivier

Georgette est le premier roman de Dea Liane, une autrice et comédienne d’origine syro-libanaise. J’utilise le terme roman car c’est ainsi qu’est décrit ce livre sur la quatrième de couverture. Cependant, comme vous le verrez dans la suite de cette note de lecture, Georgette relève selon moi de l’autofiction. L’autrice relate la relation particulière qu’elle a eu avec celle qui était la bonne de sa famille, même si « le mot était imprononçable ». Georgette a été pour elle une seconde mère, de sa naissance jusqu’au début de son adolescence, mais ne reste d’elle que des fragments dans sa mémoire et des moments volés dans les films de la famille.

 

Je la cherche dans les souvenirs, si peu nombreux au regard des treize années passées côte à côte. 

L’ouvrage est composé de nombreux chapitres très courts, alternant entre le présent de l’écriture, écrit à la première personne du singulier, et les analepses à la 3e personne du singulier, décrivant des séquences de films de famille. Ces séquences filmiques sont présentées comme dans un scénario avec un court titre comme « Le bain » et des indications telles que « Intérieur jour », la date du film ou sa localisation (« Damas », « Paris », « Bassin d’Arcachon »…). Ces chapitres rythment le récit de la narratrice, comme si nous regardions avec elle ces extraits de films qui font remonter chez elle des souvenirs épars, en vrac, au fur et à mesure de son visionnage. Le style dans ces chapitres est assez factuel et peut paraître froid de prime abord mais au fil du livre j’ai senti l’émotion monter malgré cela.

Dea Liane écrit pour rendre hommage à Georgette, relater les années qu’elles ont vécues ensemble. Elle définit son projet au début du livre, précisant également qu’elle ne sera pas une narratrice parfaitement factuelle, mais imaginera certaines choses, suivant le principe de l’autofiction.

 

Transmettre sa réalité, en chercher les traces, imaginer le reste. 

 

Enregistrer sa vie infiniment obscure. 

Ainsi, la narratrice raconte comment Georgette connaissait les enfants de la famille, elle et son frère Antoine, mieux que personne, comment elle prenait toujours son parti, comment elle défendait Antoine contre un camarade d’école irrespectueux, comment elle s’occupait d’eux lorsqu’ils étaient malades. Son comportement est celui d’une mère, elle semble d’ailleurs remplir ce rôle bien plus que la mère de la narratrice qu’on ne voit pas souvent se comporter comme telle. Nous découvrons également des bribes de l’histoire de Georgette, son vrai nom tout d’abord, Georgina, ses origines modestes, née dans une région très pauvre de Syrie, dans une fratrie de treize enfants, obligée de commencer à travailler à treize ans, sans jamais avoir l’occasion d’apprendre à lire et écrire.

Dea Liane dénonce également la condition des « filles », des domestiques qu’elle a pu connaître, Georgette, bien sûr, mais aussi de nombreuses autres employées par des amis ou de la famille. Elle explique par exemple que nombre d’entre elles ont dû laisser leur famille, leurs enfants derrière elles, que leurs passeports sont confisqués, qu’elles sont choisies sur catalogue, que Karima, une femme employée chez un collègue du père de la narratrice est ridiculisée et moquée par les enfants invités dans la maison (la narratrice comprise), que certaines ne connaissent que les mots essentiels pour pouvoir servir leurs maîtres. C’est particulièrement au Liban qu’elle trouve la situation révoltante, où Georgette commence à porter un uniforme, un « déguisement » selon Dea Liane, et joue le « rôle de fille » quand il y a des invités, pour permettre aux parents de « tenir leur rang ». Le terme « fille » en lui-même lui paraît problématique.

 

La fille : ben’t.

Pas question de dire bonne ou domestique ou servante ou femme de ménage ou nounou.

Pas question de laisser entendre esclave

Cette idée est incarnée par la manière dont la mère de Dea parle de Georgette, insistant sur le fait qu’elle ne la « commandait » pas, qu’elle faisait partie de la famille (pourquoi part-elle lorsque les enfants deviennent adolescents alors ?), qu’il était naturel de faire son visa pour qu’elle puisse venir avec eux en France, mais que bien sûr, ils lui avaient posé la question. Elle affirme que Georgette « a adoré la France », comme pour se justifier.

Chez la narratrice, la relation si affectueuse qu’elle a eu avec Georgette entraîne néanmoins une grande ambivalence.

 

Depuis quand l’amour est-il une justification ? Un joker ? Un alibi ? 

 

[…] il aurait mieux valu que rien de tout cela n’ait lieu. Il aurait mieux valu que Georgette n’entre pas dans nos vies, que Georgina K. ne devienne jamais Georgette, ne devienne jamais ce prénom lancé à tout-va dans une grande maison. […] Il faudrait abolir la domesticité traditionnelle. Nommer les rapports de domination, le mépris de classe, le racisme ordinaire. Oser parler d’esclavage. Il faudrait détruire l’ambivalence. Je dois être impitoyable envers cette histoire, impitoyable envers moi-même.

Je n’y arrive pas. 

De plus, malgré la grande proximité entre la narratrice et Georgette pendant treize ans, elle se rend compte qu’elle n’a pas tant de souvenirs de Georgette et s’interroge sur « comment on disparaît d’une vie ». Elle sait ce qu’elle ressentait pour Georgette, l’amour qu’elle lui portait, pense que Georgette l’aimait en retour mais reste de nombreuses interrogations, renforcées par des « années de silence et d’absence ». On le note particulièrement dans cette anaphore en « Je ne sais pas » et la répétition des « ce qu’elle pensait ».

 

Je ne sais pas qui elle était vraiment.

Je ne sais pas ce qu’elle pensait de nous. Ce qu’elle pensait de mon père, de ma mère, de mon frère. Ce qu’elle pensait de moi.

J’ai grandi dans la certitude de son amour pour moi, […] mais je n’en suis pas absolument sûre. Personne ne pourrait dire à quoi pensait Georgette.

Je ne sais pas ce qu’elle pensait de sa situation. Si elle se posait la question du choix. Si elle avait des regrets. 

On sent toute la mélancolie, la difficulté de se retrouver dans la description d’une visite de Georgette à la famille, une ou plusieurs années après son départ, où elles n’arrivent plus à se parler avec aisance. La relation entre elle s’est délitée, et pourtant, quand Georgette commence à faire le ménage, c’est comme si elle n’était jamais partie.

 

[…] ça ressemble presque à la confusion que l’on ressent quand on revoit une personne que l’on a aimée passionnément, et que l’on aime plus de cette manière. 

Leurs appels téléphoniques sont marqués par le même malaise, la sensation de ne pas avoir grand-chose à se dire, et la comparaison constante avec leur relation d’avant.

 

Nous restions toutes deux assommées par cette évidence que quelque chose avait été brisé, et nous échangions des banalités pour ne pas raccrocher trop vite. 

J’ai également trouvé très intéressant le passage sur « deux mères, deux langues ». En effet, Dea parle essentiellement en français avec sa mère et c’est avec Georgette qu’elle a appris et pratiqué l’arabe. Le départ de Georgette sera une rupture dans la relation de la narratrice avec la langue arabe, elle ne le parle plus, apprend difficilement l’arabe littéraire avec un professeur particulier. Le dialecte arabe syrien devient pour elle la « langue de l’autorité », celle de son père en colère, celle d’un monde que sa famille a quitté.

 

[…] la langue du patriarcat et de la dépendance de ma mère.

La narratrice retrouvera ensuite le plaisir de parler arabe, et en particulier le dialecte syrien, lorsqu’elle jouera au théâtre puis en parlant avec son père. Elle décrit très bien la multiplicité de significations et d’émotions qu’une langue peut véhiculer, en particulier dans une famille plurilingue.

En conclusion, Georgette est un roman qui m’a beaucoup surprise. J’ai été émue bien plus que je ne le pensais par le récit de la vie de Dea Liane avec Georgette, mais surtout par sa vie sans elle. J’ai également pu découvrir un point de vue particulier sur la domesticité, en particulier en Syrie et au Liban.

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