La Dent dure, de Isabelle Garreau (Dalva, 2023) | par Emma Ledru (LIMés)

© 2023 Dalva

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Le récit suit la destinée d’Aléa, une guérisseuse anachorète du VIIIème siècle, d’Éléonore, une jeune fille bourgeoise des années 80, et enfin de Mksheta, une conteuse itinérante.

Ces trois femmes vivent marginalement dans des pays et des temporalités différentes. Pourtant, il existe un point commun entre elles, une mystérieuse dent figée dans l’ambre. 

 

Isabelle Garreau évoque tour à tour la Gaule mérovingienne, La Perse Antique et les années 80 françaises. Dès le début de ma lecture, j’ai été stupéfaite par l’érudition de l’écriture, on ressent l’intérêt de l’autrice pour ces époques qu’elle décrit en détail et avec poésie. Au début, je me suis sentie un peu perdue en lisant la contextualisation historique qui fait appel à des connaissances pointues que nous ne possédons pas tous. Mais le parcours d’Éléonore, qui est le plus proche de notre réalité et qui prend la plus grande place dans le récit, m’a donné un ancrage compréhensible pour l’ensemble du récit. 

«Elle en avait sa claque de ceux-là qui, au coeur de son intimité, avaient exercé leur contention malsaine.» p. 137 

© funky – data

 

Au cours de l’histoire, j’ai rencontré des personnages masculins tyranniques, des guerriers, un prêtre corrompu ainsi qu’un sultan. Tous ne supportent pas l’opposition, et encore moins des rébellions féminines. Ils occupent absolument toutes les sphères du pouvoir, le sultan domine son peuple, le prêtre domine la religion, le père domine sa famille…etc. Je n’ai pas pu m’empêcher de réprimer des gestes de dégoût devant les actions qu’ils accomplissent pour asseoir leur autorité, c’est d’autant plus choquant car je sais que ces gestes ont eu lieu sans reconnaissance historique et à de multiples reprises. 

Les trois femmes que j’ai suivie au cours de ma lecture ont mené une bataille pour acquérir plus de liberté. Je les ai suivies dans leurs actions, dans le milieu où elles choisissent de vivre pour être libre. Seulement, à chaque fois les dirigeants de la société les rattrapent, ils les brûlent, les utilisent, les enferment. Leurs volontés sont tournées en folies qui se heurtent au « bon-sens », à une morale façonnée par les hommes et pour les hommes. En tant que lectrice, je ne peux que me sentir concernée par leurs sorts. Il en ressort une forme de colère contre le sexe masculin.

Ensuite, j’ai réfléchi à Isabelle Garreau. Au début de l’oeuvre, une présentation mentionne sa spécialisation de l’époque médiévale. J’ai pris du recul sur le récit pour tenter de comprendre ce qu’elle souhaitait obtenir en présentant un récit qui semble assez manichéen dans son opposition entre les femmes persécutées et les hommes conquérants. Ces figures historiques ont existé et existent encore, mais la réalité historique concrète est faite de bien plus de nuances. Si Isabelle Garreau souhaitait faire un récit véridique, il me semble qu’elle n’aurait pas procédé de cette façon. J’ai donc pensé que le genre du roman, et donc la possibilité de la fiction, était pour elle le seul genre capable de faire passer son message, de nous transmettre ces voix féminines oubliées dans les tumultes de l’Histoire.

La couverture du roman nous prouve d’ailleurs que la femme est le seul sujet qui importe véritablement. La figure féminine occupe le milieu du roman et semble nous regarder fixement. Sa tête est entourée par une auréole, ce qui lui confère une certaine forme de souveraineté qu’aucun homme ne vient troubler. Les éditions Dalva, qui éditent cet ouvrage, ont également la particularité de n’éditer que des femmes. L’ensemble de ces éléments du péritexte semblent confirmer que la femme se situe au cœudu récit.

«Mais la discussion…avait achever de la persuader que cette beauté barbare avait sa propre personnalité, une force intrinsèque quasiment miraculeuse.» p. 114 

C’est dans cette optique-là que j’ai songé à la signification du titre. J’ai été troublé par le rôle que joue la fameuse « dent dure » qui se transmet à travers les siècles. Comme la citation ci-dessus le prouve, je lui ai prêté dès le départ une volonté propre. Elle semble cristalliser tous les espoirs de ces humains persécutés pour leur sexe qui se la transmette plus ou moins consciemment. Cette dent fait basculer le récit réaliste vers une œuvre plus proche du conte, elle permet en un sens l’avènement de la fiction qui régit la vie des protagonistes. 

Vestiges de la Perse Antique, lieu de vie de Mksheta. © Borna_Mirahmadian

 

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la dernière partie se concentre sur Mksheta, une figure raconteuse fondatrice victime d’un meurtre. Pourtant, elle survit dans les mémoires car elle est racontée par une autre femme. Cette dernière avait été touchée par les histoires de Mksheta à tel point qu’elle en fit sa renommée au-delà des frontières de son pays. Les histoires, comme ce récit, sont dotées d’une portée immense. Ils sont une force pour toucher au mieux les consciences.

Je pense également que le personnage d’Éléonore signe un message d’espoir pour l’ensemble des femmes. Parmi les trois protagonistes développées, elle est la seule qui met fin à son tourment en tuant son oppresseur avant que lui ne la tue. Elle est celle qui effectue l’émancipation la plus marquée, elle fait le choix de quitter sa famille (Aléa perd sa mère et Mksheta est vendue par son père) et se forge une place dans des sphères camouflées de la société où beaucoup vivent comme ils le peuvent, le plus souvent en commettant des vols. Le fait qu’elle soit le personnage le plus proche de nous, d’un point de vue spatio-temporel, me fait espérer que nous avançons en progressant et en tendant davantage l’oreille à ces tourments qui marquent chaque femme. C’est un progrès que je ressens particulièrement en tant que lectrice, ce livre et cette dent parlent d’elles mais ils parlent aussi de moi.

 

« pour les cent mille femmes aux charniers de la terre
formons
les couvents de la révolte » p. 173

L’épilogue m’a aussi fait beaucoup réfléchir, je l’ai lu plusieurs fois. La dent et Éléonore s’évanouissent dans l’océan, à la place il ne reste qu’un gigantesque travail touristique autour d’une figure mystifiée de la jeune fille. Il ne reste d’elle qu’un poème qui clôt le récit. Lors de ma première lecture, j’ai été désappointée par cette fin, je me suis dit « Toute cette lutte pour ça ? ». Le récit finit sur notre présent, je comprends donc que moi et toutes les autres femmes n’ont plus accès à cette fameuse dent, en revanche nous avons accès à un poème, et même un roman. La dent a achevé son rôle de transmission, et désormais il me semble que l’autrice nous passe le flambeau, car nous sommes en capacité de faire porter ces voix et d’y additionner les nôtres. L’oeuvre nous a donné le recul nécessaire pour prendre pleinement conscience de la valeur de nos témoignages, fictifs ou réels.

En conclusion, j’ai trouvé que La Dent dure d’Isabelle Garreau est un conte féministe puissant qui défait l’histoire officielle et en extirpe les désirs, les drames cachés, les soupirs des femmes en souffrance écrasées sous le poids de l’hypocrisie humaine, qui revêt le plus souvent les traits d’un homme. Si les messages de ces femmes sont portés aujourd’hui par des ouvrages comme celui-ci, ils sont aussi symbolisés par cette dent figée dans l’ambre. Un vestige ambulant qui s’est fait réceptacle des maux féminins à des périodes où elles ne pouvaient (et ne peuvent toujours) pas les canaliser autrement. Je ne lis pas ce genre d’ouvrage habituellement, cette découverte fut dure par moments mais très plaisante pour moi. 

Emma Ledru

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