Un monde plus sale que moi de Capucine Delattre (La ville brûle, 2023) | par Luna Ralefomanana (Limès)

Ce livre a besoin d’exister. Il a besoin d’exister pour ces femmes qui se font violer, harceler et agresser par des hommes, des amis, des compagnons, des maris. Capucine Delattre le dit elle même dans une interview : « Beaucoup [de mes amies à qui j’ai fait lire mon livre] m’ont dit qu’elles se reconnaissaient dans le ressenti et les états que je décrivais quand bien même elles n’avaient pas vécu précisément la même chose. » Elle l’a écrit pour elle et l’a publié pour les victimes. Et pour celles qui, comme moi, n’ont jamais vécu ces expériences atroces, ce livre agit comme un essai. C’est un livre qui explique brièvement les débuts de MeToo et comment Elsa, le personnage principal, réagit face à ça elle qui commence tout juste sa vie amoureuse et sexuelle avec Victor. Il faut le dire, lire Un Monde Plus Sale que Moi est déstabilisant mais il est surtout effrayant et révoltant. La présence de viol, d’abus sexuels, de rupture, de dépression et de troubles du comportement alimentaire peuvent heurter les plus sensibles.

 

« Victor m’a prise quand je lui ai dit non et je n’ai pas bougé, je ne pouvais plus. On m’avait dit que je serai femme, je comprenais que je ne serai jamais que nourriture. » (p.219)

Dans cette lecture, nous suivons le quotidien un peu décousu d’Elsa. Le livre est divisé en quatre grandes parties et dans ces parties il n’y a pas de chapitres qui cloisonneraient encore plus le récit. Elsa vient d’une famille bourgeoise qui la construite avec des aprioris sur ce que doit être une relation amoureuse et les relations sexuelles. Dans cette famille, ils ne parlent pas de ce qui ne va pas ou ont des propos que nous en tant que lecteur⸱ice déconstruit⸱e on voit comme problématique mais Elsa ne s’en aperçoit pas. J’ai donc eu cette sensation d’être un peu perdue, ballottée entre les événements légers du quotidien d’Elsa et la mention du viol qui casse abruptement ce côté léger, à raison. On se rend rapidement compte que la relation qu’Elsa a avec Victor est étrange, qu’il y a quelque chose qui ne va pas mais Elsa se dit que ça doit être comme ça et c’est là que c’est un peu déroutant parce qu’on a envie de plonger dans le livre et de lui dire que non, ce qu’elle expérimente dans sa relation n’est pas okay. Mais malheureusement, on ne peut pas faire ça.

 

« Pourquoi n’est-ce pas pareil, d’être une victime tout court et d’être une victime de viol ? Pourquoi n’a-t-on pas d’autre choix que de rester victime de viol tout au long de sa vie ? Comment est-on censées se reconstruire, quand on doit à la fois cesser d’y penser tout le temps mais ne jamais l’oublier ? Je rêve d’oublier avoir été violée, mais je n’y parviens pas. Ça ne me fait pas souffrir, mais ça fait partie de moi. Je lui dis que malgré moi, je me perçois et me percevrai sans doute toujours comme une victime de viol. Je ne suis pas que ça, mais je le suis pour toujours. Le viol pourrait n’être qu’un viol, s’il n’était pas une peur dans laquelle on nous élève. Être violée, c’est non seulement subir le viol en lui-même, mais c’est aussi et surtout subir la déception, la honte, la violence d’être une victime de cette menace qu’on connaissait, qu’on redoutait. Être violée, c’est avoir échoué à ne pas l’être. C’est confirmer une prophétie de sorcière, c’est se voir enfoncée dans une condition qu’on sait inférieure. » (p.245)

J’ai pu entendre un autre avis qui a beaucoup nourrit et précisé le mien. Comme on dit, « rendons à césar ce qui appartient à césar ». Une personne de la communauté bookstagram a parlé de ce livre en disant qu’il est « difficile d’avoir un avis binaire, dans le sens j’ai aimé ou je n’ai pas aimé ». C’est tout à fait ce que j’ai ressenti durant et après ma lecture. Comme elle, au départ Elsa on a pas trop envie de l’aimer parce qu’elle nous parle de sa relation toxique comme si tout allait bien. A partir de la seconde moitié du livre, on comprend mieux de quoi Capucine Delattre veut traiter : la zone-grise. Pour expliquer rapidement, la zone-grise est la zone où le consentement est incertain. Les relations sexuelles d’Elsa ne sont pas voulues par plaisir mais parce que pour le personnage elles doivent être faites, c’est une obligation, un devoir conjugal. Alors que non. C’est à partir du moment où le terme de zone-grise est employé qu’en tant que lectrice, j’ai senti ma colère s’accumuler et vouloir exploser. Une colère contre les hommes, une colère contre le système sexiste dans lequel chacun⸱e vit et qui perdure.

 

« Je voudrais pouvoir porter plainte, mais je suis furieuse de n’avoir d’autre recours que celui que m’impose la justice. Depuis #MeToo, les gens voient la plainte comme une fin en soi. De même que les contes de fées s’achèvent par un mariage et des tas d’enfants, les histoires de violées trouveraient leur terme avec un passage au commissariat. Ça pourrait, si seulement nous y attendait autre chose qu’un parpaing de papier et un non-lieu dans 99,9 % des cas. Je voudrais pouvoir porter plainte, mais comment m’y résoudre, comment consentir à me soumettre à un régime de vérité absolue quand les gens mentent, partout, tout le temps, sans jamais être inquiétés ? Je voudrais pouvoir porter plainte, mais j’ai cette colère froide et fière, je suis furieuse qu’on exige de moi de tout dire pour, peut-être, admettre qu’on a pas pu me faire du tort. Je voudrais un monde où il serait possible de reconnaître que la vertu de la victime est une fiction, un confort, une arnaque, qu’on peut être prise pour cible sans être irréprochable, qu’on peut avoir menti, traîné, pesté, et joui sans porter la moindre responsabilité de ce qui nous est arrivé. Je voudrais que l’on écoute les plaintes auxquelles il manque des morceaux. Les amnésiques, les bordéliques, les timides et les névrotiques, celles qui ont peur, celles qui ont mal, ne savent plus ou ne veulent plus savoir, celles qui ne veulent pas de réparation, n’en attendent plus, celles qui parlent pour en finir et celles qui veulent être prises dans les bras de quelqu’un. Je voudrais que les juges se rappellent un peu, parfois, qu’on a souvent davantage envie d’un regard que d’une sanction pénale. Il ne s’agit pas de le punir. Il s’agirait de me guérir. J’ai envie, pourtant. J’ai envie d’y aller pour voir, pour crier, pour l’entendre. J’en rêve, mais je ne le déteste pas assez pour ça. Pour ça, il aurait fallu que ça se finisse mal, qu’il se révèle à moi comme un salaud, un vrai. » (p.209-210)

 

« En droit pénal, c’est l’intention criminelle qui détermine l’existence du crime » (p.212)

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