Laurence VILAINE, La Géante (Editions Zulma, 2020), par Lucie GALLET

La Géante, Laurence Vilaine

Editions Zulma, le 20 août 2020

 

                A la suite de ses deux premiers romans, Le silence ne sera d’un souvenir (Gaïa Editions, 2011) et La Grande Villa (Gaïa Editions, 2016), et des divers projets d’écriture auxquels l’auteure a participé, Laurence Vilaine poursuit son parcours dans la littérature et se penche sur La Géante (Editions Zulma, 2020), son troisième roman pour lequel elle a pu bénéficier d’une résidence d’auteur. Forte de ses expériences précédentes, en tant que rédactrice de guides touristiques et de livres de voyages, Laurence Vilaine nous fait découvrir un univers coloré, vivant et mystérieux.

                Ouvrir La Géante, c’est pénétrer au cœur d’une nature florissante, dans un monde où le temps semble s’être arrêté. Tourner les pages de ce livre c’est découvrir les pentes abruptes de la montagne et les rondeurs d’un amour puissant, désespéré. Lire ces phrases, les unes après les autres, c’est respirer l’air frais d’un matin d’hiver, sentir le soleil sur sa peau et entendre le chant d’un petit-duc.

 

« Avec la Tante je n’ai quitté le village que pour la Foire d’octobre et pour la grand-messe de Pâques, en bas les religieuses nous offraient une demi-feuille de pain d’ange. Je n’ai jamais pris le train et ne connais quasiment pas d’autre bitume que celui qui me relie à la vallée, qui m’a appris à calculer, additionner les épingles et les multiplier par deux une fois arrivée, les diviser par sept pour m’entraîner aux virgules, compter les nouveaux nids-de-poule chaque été. Jamais je n’ai mis les pieds dans un restaurent, et le café du village, qui de toute façon était le fief des hommes, a fermé du vivant de la Tante. Je ne sais pas le cœur qui s’affole quand il espère ou combien le désespoir le resserre, je n’ai jamais perdu l’appétit à cause de la joie ou de la tristesse, je mange parce que la pendule dit que c’est l’heure, j’obéis à des aiguilles qui me rappellent le coucher et au jour qui, par la fente des volets me somme de me lever. Quand mes jambes flageolent, c’est à cause des kilomètres et de la fatigue, mais jamais elles n’ont tremblé d’impatience ou de plaisir. Elles ne savent pas ce que c’est courir vers le bonheur, elles ignorent même ce qu’est l’attente – ce sont les lettres, soir après soir, qui m’ont appris la voix qui tremble. »

 

                Noële est une jeune fille discrète aux allures de sorcière des bois. Secrète, isolée, naïve mais profondément bienveillante. Elevée par la Tante dans un petit village aux pieds de la Géante, une montagne aussi imposante que rassurante, Noële vit près de la nature. Cueillette de plantes et de fleurs pour produire tisanes et onguents, collecte de branchages pour confectionner des fagots, longues heures de marches pour monter chaque épingle du Bois noir, la jeune fille, exclue de tout, mène une existence paisible, insignifiante.

                Lorsqu’elle rencontre Maxim, nouvel habitant de la Maison froide, le quotidien de Noële change radicalement. Venant en aide à cet homme pour entretenir son feu chaque matin, la jeune femme va découvrir quelque chose qu’elle n’avait alors jamais rencontré : l’amour. Un amour indirect, par l’intermédiaire de lettres passionnées, un amour vivant, puissant, irrésistible et pourtant irrévocablement impossible. Vivant cette histoire discrètement, par procuration, Noële va intercepter, presque par effraction, ce courrier tant attendu pour se plonger entre les lignes de chaque lettre et éprouver cet amour subtil qui se dit entre les mots.

 

« Et elle se rongeait les doigts dans la lettre d’après, demandait pardon pour l’égoïsme et la maladresse, la légèreté qui ne répondait pas à l’appel, se confondait en excuses et les détestait, mais malgré les défenses et le silence de son destinataire, elle continuait d’expédier de l’amour en espérant qu’il lui mettrait le sourire aux lèvres, et c’est tout ce qu’elle pouvait faire. Je lisais sans tout comprendre, buvais ses mots comme une eau nouvelle, le soir venu, derrière ma porte verrouillée quand le village dormait. »

 

                A travers ce fabuleux roman, Laurence Vilaine parvient à nous transporter hors de notre quotidienneté, dans un lieu où le temps semble ralentir. Les heures s’étirent, les minutes se profilent lentement, au fil des saisons et du bruissement de l’air sur les feuilles des arbres. On entendrait presque pousser les immortelles bleues, ces fleurs mystérieuses, imaginaires, sublimes. Lire La Géante, c’est l’occasion pour nous de faire une pause dans notre vie à mille à l’heure, rythmée par les réseaux sociaux et l’instantané. Commencer ce récit c’est prendre une grande bouffée d’air au milieu de la nature, respirer l’odeur du papier et de l’encre séché, sentir du bout de son cœur les prémices d’un amour tendre pour cette écriture douce qui sait déposer les mots justes sur la multiplicité des sentiments humains.  

 

« Dans son chagrin, cette femme puisait les mots qui ne cachaient rien, elle se mettait à nu comme elle allait prendre un bain et nageait dans les eaux profondes avec la peur de rien. A côté d’elle, je marchais morte, morte de marcher à côté de l’essentiel. »

Lucie GALLET

Master 1 – Limés (Université de Poitiers)

Laurence VILAINE, La Géante (Zulma, 2020), par Alice Armenio Coïc

La tendresse dans ses lettres

ISBN 978-2-84304-973-6 Retrouvez le livre ici

Les Alpes Maritimes, par Nonmisvegliate de Pixabay

Un soir d’hiver sur une montagne, mais pas n’importe quelle montagne: sur la Géante. Une femme accoutrée pour une expédition aux pôles (peu importe lequel), débarque une pioche sur l’épaule dans un hameau. Mais pas n’importe quel hameau, dans le hameau où vit Noële ( avec un seul l ). Elle veut qu’on lui ouvre la chapelle, elle frappe, elle tempête, elle tonne contre le battant sourd de la porte. Rimbaud, le frère de Noële, poète muet des hauteurs, la dirige vers La Maison froide pour la nuit. Le lendemain, elle va au cimetière et elle frappe, elle rugit, elle creuse. Elle creuse pour celui qu’elle aime. Pour celui qui n’est plus. Et quand elle a fini, elle monte. Elle laisse sa pioche et s’éloigne vers le sommet. Noële enfile sa parka et la suit dans l’air froid. Dès lors, par bribes, par lettres ou par petits mots, les évènements qui ont conduit à cette situation se déroulent dans la tête de Noële. L’ascension rembobine les histoires avec un petit h. Celle isolée et calleuse de Noële et celle, épistolaire et essoufflée de Carmen et Maxim, la caboche et l’homme au crabe.

Laurence Vilaine, alterne entre le moment présent (l’ascension), les souvenirs de Noële de sa vie puis de son basculement et les lettres de Carmen à Maxim avec une fluidité déconcertante. A aucun moment elle ne trébuche ni ne s’essouffle, elle jongle avec adresse entre les genres, les temps et les sujets. Des sujets pourtant lourds : la solitude, son accoutumance, la maladie, le mensonge, l’amour, et l’éveil à ce dernier. A travers trois personnages, un couple et une célibataire aux vies radicalement différentes. Noële vit seule dans une maison pauvre d’un village à l’écart du monde où les remèdes de plantes et les légendes et superstitions sont monnaie courante.

« Hier encore le grand Joseph est venu chercher mon herbe qui les endort, elles sont deux sœurs qui veulent lui arracher les dents ; il les appelle les démoniaques, Joseph, il se réveille en boule et la main sur la bouche chaque dimanche.Les démoniaques sont condamnées à être vieilles,toujours il se répète, et pour nous punir d’être mortels, elles viennent nous mutiler dans notre sommeil, elles nous dépèceront jusqu’à l’os, tu verras, on sera de la poussière que notre cœur battra encore. Chaque semaine, je prépare un mélange de mélisse et de marjolaine à Joseph, il l’enferme dans sa veste, se signe le front et, tant qu’il peut encore, il repart en courant. »

Lorsque Maxim, atteint d’un cancer provoquant un début de cécité vient s’installer dans la Maison froide, elle commence à lui apporter son courrier, évitant ainsi bien du chemin au facteur. Petit à petit, sans qu’un réel lien d’amitié se crée, une confiance s’établit et lorsqu’il n’arrive plus à lire sa correspondance, il lui demande de la lui lire.

« Cancer ou crabe, c’est comme vous voulez, un sans-gêne qui débarque sans prévenir et prend ses aises. Pour le mettre dehors, il faut lui déclarer la guerre. Cancer ça fait peur, disons que crabe, ça fait bord de mer. »

Elle met alors un pied dans sa vie palpitante de journaliste, et de malade. Elle découvre son travail, ses problèmes mais surtout sa liaison amoureuse avec une consœur passionnée, Carmen. Mais rapidement, il lui demande de cesser de lui apporter ces lettres pleines de sentiments encombrants pour lui. Alors, plutôt que de les retourner à l’envoyeur, elle les garde pour elle et se met à lire toutes les lettres tour à tour passionnées, désespérées, revanchardes et s’ouvre à des sentiments qui lui étaient jusque là inconnus.

« Je ne sais pas le cœur qui s’affole quand il espère ou combien le désespoir le resserre, je n’ai jamais perdu l’appétit à cause de la joie ou de la tristesse, je mange parce que la pendule dit que c’est l’heure, j’obéis à des aiguilles qui me rappellent le coucher et au jour qui, par la fente des volets, me somme de me lever. Quand mes jambes flageolent, c’est à cause des kilomètres et de la fatigue, mais jamais elles n’ont tremblé d’impatience ou de plaisir. Elles ne savent pas ce qu’est courir vers le bonheur, elles ignorent même ce qu’est l’attendre – ce sont les lettres, soir après soir, qui m’ont appris la voix qui tremble. »

Elle, qui jusque-là n’avait connu que la vie rude et rêche de la montagne, sa solitude, son dénuement le plus total, se laisse submerger par les émotions violentes d’une autre personne. Cet amour qui ne lui était pas destiné, elle le savoure, gardant les lettres pour le soir et les relisant à satiété. Elle s’immerge dans la vie de Carmen, dans son amour flamboyant mais sans retour. Mais petit à petit, Maxim s’affaiblit et puis un jour, il part. Il rentre dans sa vraie famille. Et Noële, apprenant que Carmen comptait monter car elle était restée trop longtemps sans nouvelles, préfère lui dire qu’il est mort plutôt que la vérité. Elle s’est liée à elle sans qu’elle la connaisse. Alors, quand Carmen débarque avec sa pioche et son désespoir, Noële la suit, sans lui parler, sans lui dire qui elle est ou ce qu’elle représente pour elle. Elle la suit sur les sommets, alors même qu’ils l’ont toujours terrifiée. Sue le sommet. Sur la Géante. La Géante qui a toujours rythmée sa vie, qui constitue tous ses repères et toutes ses craintes, sa source et sa fin. Pas à pas, lettre à lettre, elle se redécouvre et se souvient qu’elle aussi a un cœur, elle aussi a un corps, elle se sort de son oubli. Arrivées au sommet, elles passent la nuit dans une cabane ou l’une fait enfin son deuil et l’autre lui laisse la dernière lettre de Maxim. Carmen s’en va, libérée.Et Noële s’autorise enfin à vivre.

Laurence Vilaine écrit avec tendresse, avec justesse et avec rythme. Ses lignes sont aussi agréables à lire que l’histoire est captivante. Elle écrit aussi avec poésie, ses expressions et ses images atypiques dépeignent d’une certaine manière la façon de penser de sa protagoniste et font écho aux mots inaudibles de Rimbaud. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire la Géante, tant grâce à sa qualité d’écriture qu’à la justesse des personnages ou aux résonances pour qui a vécu dans un endroit reculé et isolé. J’espère que vous vous régalerez autant de cette lecture que ça en a été le cas pour moi.

Alice Armenio Coïc.

Lecture d’un extrait de La Géante par son auteur ici.

Laurence VILAINE, La Géante (Zulma, 2020), par Clément Sauty

Ce livre écrit par Laurence Vilaine m’a vraiment transporté. C’est l’un des rares livres que j’ai réellement apprécié grâce à l’écriture de l’autrice. L’histoire aussi, évidemment. Mais sans cette écriture, je ne suis pas sûr pas que j’aurais autant apprécié ce roman. 

Le livre est composé de deux timelines : deux histoires racontées en même temps, mais qui ne partagent pas la même chronologie. Attention au spoiler, on ne le comprend que vers la fin, quand elles se rejoignent. C’est ce qui surprend : c’était sous nos yeux depuis le début (fin du spoiler). L’héroïne, Noële, assiste malgré elle à un drame, qui se passe dans son village. Elle va d’abord assister à ce drame, comme une simple spectatrice, comme le lecteur. Puis, peu à peu, elle va s’immiscer dans ce drame, pour le rendre moins lourd pour les personnages. Je ne compte pas développer davantage l’histoire. Je veux vraiment laisser les possibles lecteurs de ce livre la découvrir pleinement.

J’ai adoré le style d’écriture. Comme pour tous les livres, j’ai d’abord eu besoin d’un certain temps pour m’y adapter, m’y habituer. Mais après une dizaine de pages, j’ai su l’apprécier et le dévorer. Il m’est arrivé à de nombreuses reprises de relire un paragraphe plusieurs fois, juste pour le plaisir. Et même à voix haute, pour apprécier la mélodie. Maintenant que j’ai fini le roman, je peux le dire : l’écriture de l’autrice me manque. 

J’ai choisi un extrait pour mieux appuyer mes propos. J’ai choisi un extrait dans lequel l’intrigue est absente, pour éviter tout divulgâchis. Absolument tout le livre est écrit de la même manière, et tant mieux pour nous, que ce qui va suivre

« Après la pluie de la nuit, la montagne respire et les nuages se promènent. Les plus gros se retirent, des petits restent, parfois couronnent les mélèzes, s’accrochent à une branche ou ne s’accrochent à rien, je les ai suivis dans le bleu du ciel et j’ai entendu tout proche le tintinnabule des fines eaux du printemps, qui rejoignent plus bas les mousses à longs cheveux des ruisseaux, qui dévalent et font rouler les cailloux, les petits ors des fous et les gros graviers qui font barrière dans la gorge aux vérités les plus lointaines. Bientôt les troupeaux passeront par ici, les vaches par le col de Perafique, à Casterino on entendra les cloches. Les bouquetins sont déjà montés, ce qui veut dire qu’il n’y a plus de neige. Le soleil est déjà chaud, et je laisse ici ma blouse que je reprendrai tout à l’heure en redescendant au village, j’en ferai des guenilles et garderai le tissu pour confectionner des petits sachets pour mes herbes, le grand Joseph sera content, c’est la saison de la marjolaine, je ferai ça le soir, en écoutant la radio, je tournerai le bouton pour savoir ce que dit le monde sur toutes les fréquences. Pour l’heure, je vais aller chercher les immortelles bleues. Ces fleurs-là n’aiment pas l’herbe et poussent sur les rochers les plus près du ciel, le sentier vers eux monte un peu raide et je n’ai pas l’agilité des bouquetins, mais il ne fait que quelques dizaines de mètres et je ne crains rien, parce que je ne monte pas seule. »

Le style de l’autrice, pour ce livre, est construit avec des phrases riches et longues, mais dans un langage qui reste très accessible.  Il y a beaucoup de descriptions très précises, décrivant à de nombreuses reprises des sensations se rapportant aux sens, que cela soit les couleurs, les odeurs, le toucher, etc. Le vocabulaire peut être aussi parfois très précis, notamment sur tout ce qui se rapporte à la nature, à la montagne. Elle est décrite un peu à la manière d’un tableau.
Ses phrases comportent beaucoup d’adjectifs épithètes et de subordonnées relatives qui s’enchaînent, de manière fluide, simple et mélodieuse. Cela permet d’aller dans les moindres détails. Parfois le style est plus courant et s’approche même du langage parlé, ce qui renforce l’impression d’un style d’écriture simple et proche du réel. On a donc un style avec des phrases complexes, mais qui reste paradoxalement léger et fluide.